La communication des collectivités va-t-elle se faire ubériser ?
Aujourd’hui, dans leur immense majorité, les collectivités territoriales ont compris leur intérêt à communiquer auprès de leurs habitants. Chacune y va donc de son journal et de son site Internet. En tant qu’habitant d’une commune, d’une agglomération, d’un département et d’une région, me voilà désormais bombardé de quatre magazines gratuits, dont chacun espère faire de moi un lecteur assidu, voire enthousiaste. Côté Internet, je n’ai que l’embarras du choix : aux sites institutionnels de chacune des tranches du millefeuille s’ajoutent tous les sites thématiques que ces mêmes émetteurs s’ingénient à développer sur le tourisme, la culture, le développement économique, etc. Je comprends fort bien les motivations à l’origine de cette situation : chaque collectivité — et ses élus — se doit de porter les politiques publiques qu’elle conduit en informant les habitants, dans les limites du territoire où s’exercent ses compétences et d’où elle tire sa légitimité, tant structurelle qu’électorale.
Mon territoire est unique
Ce que ces collectivités font souvent mine d’oublier, c’est que ce bout de territoire, elles le partagent avec d’autres ! Quelque chose traverse pourtant toutes ces couches, qui lui donne son vrai sens, sa verticalité, et sa légitimité. Ce quelque chose, c’est en fait quelqu’un : moi, l’habitant. Or, pour moi, le territoire qui compte, c’est le mien — “mon” territoire, lequel ne se réduit pas à ses limites administratives, mais s’étend en fonction des usages que j’en ai. Les polarités de “mon” territoire et les trajets qui les relient sont uniques. Ils dépendent de multiples paramètres personnels : mon lieu d’habitation, mon lieu de travail, mon lieu de vacances, mes habitudes de transport, mon âge, ma situation familiale, si j’ai des enfants et leur âge, nos loisirs, nos centres d’intérêts, nos habitudes de shopping, etc. “Mon” territoire est la représentation qu’inscrivent dans mon esprit tous ces paramètres et usages croisés. Vues à travers ce prisme, les limites administratives sont au mieux un moyen de se repérer, au pire un frein à la fluidité de mon vécu.
Appelons “egographie” cette nouvelle vision du territoire centrée sur l’individu et ses points d’intérêt.
Parce qu’elle est prise dans son système de fonctionnement global, la communication des collectivités est donc aujourd’hui un obstacle au bon usage de “mon” territoire et des services auxquels j’ai pourtant droit. Vous pensez que mon point de vue est égocentré ? Vous avez raison. Forçons même le trait : appelons “egographie” cette nouvelle vision du territoire centrée sur l’individu et ses points d’intérêt. Vous pensez que c’est une vision individualiste de la société ? Pas nécessairement.
C’est un fait avéré, les habitants ont majoritairement un rapport serviciel avec leurs collectivités. D’où provient le service leur importe peu, tant qu’il est bien rendu. Il en va de même avec les données : je me moque de connaître leur origine, tout ce que je leur demande, c’est de m’être utiles. Le digital a ceci d’intéressant (ou d’inquiétant, selon le point de vue qu’on adopte) qu’il ignore les frontières administratives. Il a aussi ceci de révolutionnaire — au sens propre — qu’il a la capacité, grâce aux algorithmes, de faire converger vers moi l’information dont j’ai besoin ou envie, et uniquement celle- ci. Donc qu’il ne me contraint plus à aller me perdre, comme dans Inception, au quatrième “level” des sites où elle se trouve aujourd’hui.
Demain, une plate-forme egographique…
Rien n’empêche donc d’imaginer demain qu’une webapp egographique propose un accès unifié à l’information et aux actions des collectivités via une plateforme centrée, non plus sur les collectivités, mais sur l’habitant et ses besoins réels uniques. Établi sur la base de mon profil détaillé, mon espace personnel rassemblerait ainsi automatiquement l’ensemble des services et des informations qui me concernent moi et mon foyer, et ce, quelles que soient les collectivités d’où ils proviennent. Le jour où ce service existera — et ce n’est sans doute qu’une question de temps — il signera l’obsolescence des outils de communication des collectivités, contraignant ces dernières à une vraie remise en question : pourquoi s’intéresser à des supports diffusant des informations dont la plupart ne me concernent pas, si un autre ne centralise que celles qui m’importent ? Bref, il “ubérisera” la communication des collectivités. Les communicants publics doivent donc prendre conscience de ce risque — pour eux-mêmes comme pour leurs territoires — pour en faire une opportunité. Leurs vrais concurrents, ce ne sont pas les autres territoires, mais l’entreprise privée qui viendra se glisser entre eux et leurs habitants, avec d’autant plus d’aisance qu’elle jouira d’un atout maître : elle ne se préoccupe d’aucune frontière et n’a cure des choix politiques d’un territoire.
Il n’existe qu’une solution pour empêcher cette ubérisation annoncée : que les collectivités et leurs services de communication, surmontant leur tendance naturelle à l’“égo- territorialité”, décident de co-construire elles-mêmes ce nouveau service public trans-territorial.
Cet article a été publié dans le magazine Brief de septembre 2015