La Civic Tech, nouveau mirage démocratique ?

A. Noury
AgenceProches
Published in
7 min readFeb 22, 2017
Charlotte Marchandise

La désignation de Charlotte Marchandise comme candidate de LaPrimaire.org est porteuse d’un message fort adressé aux politiques français : il faudra compter sur les Civic Tech pendant la campagne présidentielle. Une montée en puissance logique pour les acteurs d’un mouvement qui a réussi à se faire une place dans l’univers médiatique. Importée en France après plusieurs d’expériences réussies à l’international (tel Democracy OS en Argentine), l’écosystème de la Civic Tech s’emploie à imposer sa légitimité dans l’espace public national depuis quelques années.

Déjà moteur du développement de l’open data en France, le mouvement des Civic Tech est aussi à l’origine d’un regain d’intérêt pour la consultation locale, avec la mise à disposition, pour les exécutifs, d’outils facilitant cette pratique notamment via le numérique. Depuis le début de la campagne, de nouveaux acteurs ont à leur tour gagné en visibilité : certains en s’engageant activement dans le débat public (les différentes primaires citoyennes), d’autres dans un rôle de source d’information de la vie politique (à l’image de Voxe.org ou d’Accropolis).

Dans une période de remise en question prononcée de la légitimité des décideurs, la Civic Tech suscite en France un intérêt médiatique et politique certain. Mais ce mouvement peut-il survivre au lendemain de l’élection présidentielle ? Le momentum médiatique sera révolu, et les civic tech françaises devront faire face à un certain nombre de choix d’ordre technologiques et économiques pour conserver une forme d’indépendance, afin d’être en mesure de respecter les objectifs qu’elles se sont fixées.

Axelle Lemaire au Forum Civic Tech, le 8 octobre 2016

Survivre à l’essoufflement post-présidentiel

Conséquence de la couverture médiatique importante qui l’entoure, la Civic Tech a vu proliférer les initiatives ces derniers mois. Un nombre considérable de start-up cohabite par exemple aujourd’hui sur le segment des plateformes d’aides à la démocratie locale (de manière non exhaustive : Civocracy, Communecter, Fluicity, Made in vote, Citizen Lab, NeoCity, Vooter,…), ou sur celui des pétitions en ligne (Change.org, HelloAsso, Avaaz). Mais une fois l’échéance du 7 mai passée, la Civic Tech française risque d’être confrontée à une « gueule de bois » post-électorale liée à l’essoufflement médiatique naturel qui l’accompagnera. Le deuxième semestre 2017 devrait être marqué par une restructuration de cet écosystème autour d’un nombre plus restreint d’initiatives. Les entreprises s’étant développées grâce à un effet d’aubaine, sans concevoir de business model apportant une stabilité nécessaire, n’y survivront probablement pas. Le cas d’Accropolis rappelle que même les initiatives les plus originales ne sont ainsi pas à l’abri[1].

Pour assurer sa pérennité, la Civic Tech va aussi devoir faire preuve de pédagogie pour dépasser certains freins, comme l’appréhension des anciennes générations d’élus, qui voient souvent en elle un gadget numérique. D’autres écueils réputationnels seront également à éviter pour le mouvement, comme celui le réduisant à des outils réservés à des initiés, ou comme l’idée qu’ils ne constitueraient pas plus qu’un “passe-temps pour la classe moyenne urbaine désabusée par le spectacle de sa représentation politique[2]. La Civic Tech va donc devoir apporter la preuve que ses solutions sont capables d’avoir des répercussions dans le monde physique. Dans la communication avec les citoyens, il faudra se montrer pédagogue sur la capacité de chacune initiatives à s’intégrer dans un répertoire d’actions collectives précis, pour ne pas créer de déception. L’exemple de la médiatique pétition Change.org « Loi Travail : non merci ! » est ainsi révélateur. Elle avait réussi à récolter plus d’un million de signatures, mais s’est soldée sur un échec, incapable de faire changer de position le gouvernement. Dans son rapport aux décideurs élus, le mouvement devra montrer qu’il n’est pas qu’une aide à la consultation, mais un réel soutien à la décision, notamment dans sa capacité à connecter avec une diversité d’interlocuteurs plus difficiles (ou plus lents) à atteindre dans le monde physique.

Capture d’écran de la pétition Loi travail : non merci !

Cette période de restructuration s’annonce toutefois riche d’opportunités : profitant de la légitimité qu’elle aura pu acquérir d’ici là, elle pourra se positionner pour développer des outils adaptés à une période post-électorale, en matière de contrôle de l’action publique et de transparence du monde politique[3].

Apporter des garanties en terme d’indépendance et de neutralité

L’année 2017 sera également l’occasion pour la Civic Tech de répondre à des questionnements liés à son financement et à la nature technologique des outils qu’elle propose, déterminant pour son avenir.

Au-delà de l’enjeu du business model, l’indépendance économique doit être au centre des interrogations sur l’avenir de la Civic Tech, à l’heure où de nombreux acteurs, aussi bien publics que privés, ont déjà investi dans ces start-up. En effet, les civic tech revendiquent de mener une révolution de la vie politique, en améliorant la relation entre les élus et les citoyens, ou en permettant la défense d’initiatives jusqu’alors ignorées des décideurs. Mais le financement par des sociétés privées ou des administrations publiques crée une incertitude quant à la capacité des start-up à se développer de façon indépendante.

On peut par exemple s’interroger sur la manière dont les start-up financées par des groupes privés, pourront gérer des actions de lobbying citoyen lorsque celles-ci s’opposeront aux intérêts de leurs principaux financeurs. De même, comment imaginer qu’un outil développé à la demande d’un exécutif local sera transparent sur les sujets ou demandes que souhaite éviter ce dernier. On peut également citer l’annonce récente de Facebook sur son partenariat avec l’incubateur des politiques publiques de Sciences Po et de l’Ecole 42[4], qui met en question l’indépendance des outils qui émergeront de cette initiative.

Sheryl Sandberg et Anne Hidalgo

Les enjeux sont par ailleurs technologiques, alors que la Civic Tech revendique la création de « biens communs ». Les pistes techniques suivies par certains acteurs entrent en contradiction avec cet objectif.

Plusieurs d’entre eux ont en effet choisi de développer leurs solutions autour de modèles propriétaires. Si ce choix permet notamment de faciliter le financement et la rentabilité des start-ups, il manque de transparence pour les acteurs qui les utilisent. Il oblige également ces utilisateurs à abandonner la souveraineté et la propriété des données recueillies. Ces deux écueils renvoient à nouveau à la question de la marge de manipulation de l’outil et des résultats par un propriétaire mal avisé. Le développement d’une Civic Tech française qui s’assure d’être au service du bien commun doit donc passer par l’adoption d’un modèle s’appuyant sur d’autres technologies, comme l’open-source ou la blockchain. Ce choix a déjà été fait à l’international par de nombreux acteurs et commence à apparaître en France, à l’image de la plateforme Democracy OS.

Le risque de reproduire les schémas traditionnels

Aussi techniques qu’ils puissent paraître, ces choix vont être décisifs quand à la place que va prendre la Civic Tech dans la société française, et notamment dans son organisation démocratique. Ces initiatives ont clairement le potentiel pour « rendre » la démocratie au peuple, en l’informant, en l’alertant, en le mettant en relation directe avec le décideur public, et plus globalement en raccourcissant la distance élu-citoyen.

On peut imaginer ainsi une multitude de scénario. A minima, un renforcement durable de la démocratie à un niveau local ou régional par le ré-intéressement des citoyens, et la désintermédiation entre eux et les décideurs, accompagné le cas échéant d’un mouvement de décentralisation efficace. En allant plus loin, on peut même rêver une utopique « démocratie athénienne 2.0 » où chaque citoyen serait en mesure de donner son avis et de voter pour chacune des décisions le concernant, à tous les niveaux de décisions possibles, du quartier jusqu’au national, grâce à l’outil numérique.

Toutefois, mal orientée, la Civic Tech peut également devenir un nouvel objet de domination pour les acteurs traditionnels vis à vis de la classe dite « dominée ». Malgré un affichage faisant croire aux citoyens à une liberté nouvelle offerte par l’outil numérique, elle tromperait ces derniers, en restant tenue par des logiques traditionnelles, notamment sur le plan économique. Elle suivrait ainsi l’exemple de certains acteurs de l’économie du partage, supposés devenir des incarnations de la désintermédiation, et qui ont finalement recréé les logiques précédentes de rente financière en les agrémentant d’un enrobage numérique alléchant (Uber et consorts). Et finalement, la Civic Tech prendrait le risque de trahir les idéaux de ses fondateurs en renforçant le pouvoir de ceux qu’elle pensait combattre.

Si 2017 devrait marquer une année de consécration pour la Civic Tech française, elle sera aussi charnière par bien des aspects. Business model, légitimité démocratique, utilité auprès des élus, orientations technologiques, sources de financement… Le mouvement va être confronté à un grand nombre de défis et de challenges auxquels il devra répondre sous peine d’échouer à renouveler le débat et la décision démocratique.

[1] Dans une vidéo du 20 janvier, le fondateur Jean Massiet rappelait ainsi que sa chaîne, lancée en septembre 2015, ne le rémunérait toujours pas

[2] « La civic-tech française risque de se détourner de la création des biens communs numériques », Valentin Chaput, 06/12/2016

[3] A l’image de l’application Countable, récemment lancée aux Etats-Unis

[4] « Facebook noue de nouveaux partenariats en France », Les Echos, 17/01/2016

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