Catégorisation sociologique des modèles d’agriculture

Duru
Agricultures positives
11 min readApr 8, 2018

Ce texte est un extrait de Caractérisation socio-économique des formes d’agriculture durable paru dans la revue Economie Rurale
Gaël PLUMECOCQ, Thomas DEBRIL, Michel DURU, Marie-Benoît MAGRINI, Jean-Pierre SARTHOU, Olivier THEROND

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Le modèle de société occidentale, largement construit sur l’industrialisation des activités, a transformé la nature des activités agricoles et leur rôle sociétal. L’agriculture industrielle est fondée sur une intensification de l’utilisation des intrants de synthèse (pesticides, engrais azotés, antibiotiques…), miniers (pétrole, potasse, phosphates) et de l’eau d’irrigation. Son développement massif a généré d’importantes externalités négatives sur l’environnement. La prise de conscience de ces impacts et les réglementations environnementales poussent les activités agricoles à évoluer dans leur rapport à la nature.

On peut distinguer deux voies distinctes d’évolution de l’agriculture pour améliorer sa durabilité : l’un fondé d’abord sur le progrès technologique au service d’une industrialisation de la production agricole ; l’autre fondé sur une protection ou restauration du capital naturel, pour développer les services écosystémiques associés.

La caractérisation des valeurs sous jacentes aux modèles d’agriculture occidentaux peut être faite à partir de sept principes issus de la philosophie politique occidentale ; chacun permettant de définir des mondes et leurs caractéristiques associées :

· la richesse pour un monde marchand caractérisé par les prix et les coûts,

· l’efficacité pour un monde industriel caractérisé par l’efficacité

· l’équité pour un monde civique caractérisé par un bien-être collectif,

· l’honnêteté pour un monde domestique caractérisé par l’estime et la réputation,

· la grâce pour un monde inspiré caractérisé par la singularité et la créativité

· la renommée pour un monde de l’opinion caractérisé par la renommée ou célébrité

· la bienveillance environnementale pour un monde vert

Cette analyse vise à clarifier les conditions d’efficacité des instruments de politique publique, considérant que leur mise en œuvre doit être cohérente avec les modèles d’agriculture auxquels ils s’adressent. Autrement dit, ils doivent tenir compte des raisons qu’ont les acteurs de ces modèles d’agir comme ils le font.

Typologie agronomique et sociologique des modèles agricoles

Le modèle conventionnel d’agriculture productiviste : un compromis industriel/marchand

Ce modèle qualifié de « conventionnel », renvoie à un système de pratiques structuré et institutionnalisé par la recherche de la productivité (au sens du principe industriel) et les organisations marchandes. Ces deux principes sont basés sur la standardisation des infrastructures, des technologies de production (machines, intrants pétrochimiques…) et des produits finis qui permettent une production et une distribution de masse. Recherche d’efficacité et de rentabilité se combinent dans les principes d’économies d’échelles et d’agglomération qui reposent sur une concentration de la production permettant de réduire ses coûts unitaires. Les pratiques agricoles sont essentiellement orientées vers l’artificialisation du milieu pour permettre le contrôle voire l’élimination des aléas de production. Ainsi, le recours aux intrants de synthèse pour maîtriser les ennemis des cultures et favoriser le développement des plantes ou aux antibiotiques pour assurer la santé animale, correspondent à des pratiques assurantielles minimisant ces aléas.

Ce modèle induit des rapports d’instrumentalisation de la nature par l’homme, par le fait que le système de production agricole se trouve réduit aux caractéristiques d’un système technico-économique : les stratégies de production sont raisonnées sur des temporalités relativement courtes (saison culturale, rotation culturale courte) ; la standardisation globale des semences, des races, des technologies de production et des produits gomme les spécificités locales des écosystèmes ; les produits sont des commodités, les intrants et les technologies sont génériques.

L’agriculture hautement technologique : un compromis efficience industrielle / rentabilité marchande

Ce modèle est essentiellement structuré autour de la mise en œuvre de nouvelles technologies numériques, de l’agriculture de précision et de variétés-races améliorées permettant d’économiser l’usage des intrants industriels. Certaines formes d’agriculture raisonnée renvoient à ce modèle. Le changement de pratiques dans ces systèmes de production est motivé par l’idée que la maîtrise technologique permet de répondre aux injonctions environnementales et de diminuer les coûts de production pour améliorer le revenu de l’agriculteur. Au-delà des réglementations environnementales, les fortes contraintes économiques des marchés tant en amont (renchérissement des intrants) qu’en aval (faible hausse voire baisse des cours sur les marchés) de la production, incitent les agriculteurs qui s’inscrivent dans le modèle conventionnel à rejoindre de plus en plus ce modèle hautement technologique. Ils cherchent alors très souvent à accroitre la taille de leur exploitation pour réaliser des économies d’échelle et augmenter leur capacité d’investissement dans les technologies. La recherche d’efficacité et de profitabilité justifie ces usages en les inscrivant dans un compromis entre monde industriel et monde marchand. Ainsi, comme dans le modèle conventionnel, les rapports Homme-Nature restent médiatisés par des technologies de plus en plus sophistiquées.

L’agriculture techno-domestique : un compromis éthique domestique / efficience bio-technologique

Ce modèle se caractérise par la mise en œuvre de technologies issues du monde vivant (ex. apport d’azote par épandage de bactéries libres fixatrices d’azote sur résidus carbonés). L’adoption de ces technologies du vivant est motivée par une prise de conscience des effets sanitaires et environnementaux des intrants chimiques. Ces pratiques répondent à la croyance qu’elles permettent à la fois d’améliorer la capacité productive des sols et des plantes (ex. biostimulants de l’activité des sols et de la santé des plantes) et de limiter les impacts environnementaux et sanitaires de l’agriculture (moindre écotoxicité des intrants d’origine biologique). Elles visent à améliorer le fonctionnement de l’écosystème agricole, sans changements profonds dans les systèmes de culture ou d’élevage ni considérations pour des préoccupations environnementales plus globales. Elles visent également à réduire les impacts des pratiques agricoles sur la santé humaine et de l’écosystème. L’utilisation de technologies d’origine biologique (ex. bio-contrôle), encadrée par des règlements, peut nécessiter la prise en compte de temporalités écologiques (ex. dynamiques d’organismes introduits). Ces pratiques induisent donc un rapport non strictement instrumental à la Nature. La recherche d’efficacité productive reste importante dans ce modèle, mais les préoccupations pour sa santé, celle de son voisinage et ses proches et de l’écosystème local rendent l’agriculteur réceptif à une éthique de l’environnement (tout comme le consommateur qualifié dans ce modèle) guidée par un principe de proximité et inscrite dans un compromis entre monde domestique et industriel.

L’agriculture basée sur l’économie circulaire : l’efficience via l’écologie industrielle

Le développement d’une économie circulaire à l’échelle locale offre aux systèmes de production basés sur l’usage d’intrants biologiques des opportunités de substitution d’intrants chimiques par des matières organiques issues d’activités agricoles et d’autres secteurs d’activités (ex. substitution de fertilisants minéraux par des fertilisants organiques) ou des débouchés pour leurs productions (biomasse pour la production d’énergie). Ce modèle d’agriculture se développe en France dans les élevages de porcs et de volailles. Il repose essentiellement sur de nouveaux modes d’organisation entre agriculteurs et éventuellement autres acteurs de l’agriculture dans des clusters productifs où la proximité géographique joue un rôle important pour développer des échanges de matières voire d’énergie à l’échelle du territoire. Il peut également contribuer à redéfinir les rapports urbain/rural. Ces formes organisationnelles ne sont possibles qu’à la condition que les acteurs investis dans ces modèles adoptent une conception de l’efficacité productive à l’échelle territoriale. En ce sens, ces modèles s’inscrivent dans un rapport à la Nature propre au monde industriel : les déchets et rebuts, comme les ressources naturelles, sont perçus comme des ressources à exploiter efficacement, dans une économie industrielle de l’environnement, tant dans l’usage des ressources que des impacts environnementaux.

L’agriculture diversifiée globalisée : compromis entre épreuve d’opinion/efficience bioproductive

Ce modèle d’agriculture renvoient aux systèmes de production de grandes cultures et d’élevage diversifiés, autonomes. Les élevages herbagers ou en polyculture élevage, l’agriculture de conservation basée sur trois piliers (rotation longue, couverture permanente du sol et non travail du sol), ou les systèmes agroforestiers intégrant l’arbre sous forme de plantations à faible densité ou sous forme de haies, représentent des exemples types de cette forme d’agriculture. Il se caractérise par l’adoption de principes de production basés sur le « travail de la nature » (biodiversité à l’origine des services écosystémiques), sans toutefois interdire le recours aux intrants de synthèse ou biologiques. Ces pratiques rendent inopérantes les systèmes d’informations utilisés par les agriculteurs des modèles de type industriel. Faire face aux et tenter de réduire les incertitudes sur le fonctionnement de la nature et les effets des pratiques de développement et de gestion de la biodiversité, donnent alors lieu à de nouvelles formes organisationnelles de la production : des groupes de pairs pour l’échange et le partage d’expériences sur la nature et les effets des pratiques agricoles. Cette organisation, qui a avant tout pour objet le partage de connaissances et l’apprentissage de pratiques situées a aussi pour effet de redessiner les contours des « règles de l’art » agronomique, c’est-à-dire de redéfinir ce qui constitue les bonnes pratiques culturales, le bon état du champ, le niveau acceptable de production, voire le critère de jugement de l’efficience…. Cette manière d’organiser la circulation des savoirs contribue à « faire valoir » le regard des autres en même temps qu’elle permet de bâtir les jugements sur le bien commun. Elle institue ainsi une épreuve issue du monde de l’opinion qui fait tenir ensemble des pratiques productivistes appuyées par des effets de réputation, dans un principe de légitimité issu d’un compromis industriel/opinion. Deux caractéristiques clefs différencient ce modèle des trois précédents, (i) il institue de nouvelles formes sociales d’organisation et de validation des pratiques, et (ii) il conduit à percevoir la nature comme un lieu de vie et comme le principal facteur de production.

L’agriculture diversifiée de proximité : éléments d’opinion/domestique/marchand

Comme pour le modèle d’agriculture diversifiée globalisée, sa durabilité est basée sur le développement de services écosystémiques. Mais alors que la production du premier est essentiellement écoulée via les marchés de distribution de masse, le second organise une distribution localisée des produits agricoles permettant d’écouler les produits issus des cultures de diversification plus difficilement commercialisables au sein des systèmes alimentaires globaux (prix peu attractifs) et de participer à l’économie et au développement locaux. Coexistent alors deux formes organisationnelles permettant de révéler deux types différents de bien communs : les communautés d’agriculteurs soumettent les pratiques agronomiques à l’épreuve des pairs sur ce qui constitue des bonnes pratiques ; la commercialisation des produits au sein de systèmes alimentaires locaux confrontent ces agriculteurs aux jugements des consommateurs comme épreuve de reconnaissance de la qualité environnementale, organoleptique et sanitaire des produits, sur un mode marchand (même si une partie des débouchés est assurée par les systèmes alimentaires globaux). Cette épreuve marchande qui réduit la distance sociale entre producteurs et consommateurs est configurée de manière à répondre au besoin de reconnexion avec la Nature des consommateurs qualifiés dans ce modèle. Cela nécessite que les consommateurs soient équipés de capacités particulières pour reconnaître les qualités particulières des produits issus de ce système productif. Les Associations pour le Maintien de l’Agriculture Paysanne (AMAP) sont aujourd’hui les systèmes alimentaires alternatifs les plus visibles, mais d’autres formes de distribution existent aussi (boutiques de producteurs, des marchés paysans et de diverses formes de « circuits courts », comme les ventes de bord de route, la présence de producteurs sur les marchés de plein vent, l’approvisionnement de magasins de détail par des producteurs locaux…,. Ce monde de production étend ainsi le rapport social à la Nature, mettant en jeu des éléments issus des mondes de l’opinion et de l’industrie, mais aussi marchand, dans un compromis relativement flottant.

L’agriculture diversifiée et territorialisée : éléments vert/domestique/civique

L’existence du modèle d’agriculture diversifiée et territorialisée est pour l’instant surtout théorique, même s’il est possible de repérer ses éléments constitutifs dans la réalité. Celui-ci est caractérisé par le partage d’une pensée systémique à l’échelle territoriale. Ce modèle nécessite non seulement l’adoption de modes de production basés sur le travail de la nature, mais aussi l’insertion des activités agricoles dans une gestion intégrée et collective du paysage et des ressources naturelles. Dans ce modèle, les pratiques agricoles qui contribuent au développement du territoire, par exemple en organisant la distribution spatiale des systèmes de culture et des habitats semi-naturels pour répondre aux objectifs de développement des services écosystémiques s’exprimant à l’échelle du paysage sont jugées légitimes. Il s’agit là d’une forme poussée d’insertion de l’agriculture dans le contexte socio-économique, dans la mesure où son développement nécessite la mise en œuvre d’une approche participative de conception de paysage et d’une gouvernance collective des modes d’utilisation de l’espace et des habitats semi-naturels. En conséquence, ce modèle emprunte des éléments de légitimité aux mondes domestiques (rapatriement du territoire dans un régime de proximité), civiques (traitement équitable des acteurs au sein du système territorial) et écologique (la Nature est traitée comme un ensemble organisé d’êtres vivants dont les acteurs reconnaissent la valeur productive, mais également intrinsèque). L’organisation sociale privilégiée dans ce modèle est le réseau. Celui-ci institue un traitement équitable de tous ses membres, propre au monde civique, éventuellement étendu aux éléments paysagers, et présente la caractéristique de ne pas hiérarchiser les individus dans un ordonnancement social.

Intérêt pour la conception de politiques publiques

Notre analyse met en évidence la complexité du paysage agricole composé de ces différents modèles qui coexistent et coévoluent à des degrés divers et à différents niveaux, et la pluralité des transitions vers une agriculture plus durable. Elle fournit des pistes permettant de mieux penser l’ajustement des politiques aux modèles auxquels elles s’adressent. Par exemple, l’éco-conditionnalité des aides à l’agriculture permet de faire évoluer les pratiques des agriculteurs du modèle conventionnel vers les modèles hautement technologique et techno-domestique d’agriculture durable puisque ce dispositif de politiques publiques est compatible avec le principe qui sous-tend ces modèles. En effet, les agriculteurs d’abord motivés par l’accroissement de leur revenu sont sensibles aux signaux monétaires : incitations, subventions, dédommagements. En revanche, il n’est pas de nature à provoquer une transition vers les modèles diversifiés, de proximité, voire les formes les plus territorialisées puisque les pratiques qui ont cours dans ces modèles trouvent leur justification dans une volonté de restaurer le capital naturel ou de recréer de la valeur avec le territoire. Les acteurs de ces modèles peuvent être plus sensibles à des dispositifs de politiques d’animation sociale du territoire visant à aider le développement d’une agriculture plus durable.

En s’inscrivant dans un (ou plusieurs) monde(s) spécifique(s) et en étant disqualifiées dans d’autres, en structurant certains modèles et pas d’autres, les politiques publiques révèlent dans quelle mesure elles participent de la reproduction des rapports de domination. Ainsi, le maintien des dispositifs de propriété intellectuelle à la base du modèle hautement technologique prohibe les pratiques d’échange de semences qui constituent un dispositif institutionnel et organisationnel (bien que fonctionnant avec des règles informelles) répondant aux problèmes techniques rencontrés dans les modèles basés sur la diversification des cultures et l’adaptation de celles-ci aux situations de production locales. De la même manière, les accords commerciaux internationaux favorisent l’accès des produits nationaux aux systèmes alimentaires globaux et encouragent les modèles essentiellement dépendants des débouchés sur ces types de marché, mais découragent la production de produits qui ne répondent pas à leurs standards. Enfin, les dispositifs de paiements pour services environnementaux qui rémunèrent les agriculteurs pour le maintien de pratiques respectueuses de l’environnement, d’une part peuvent changer les référentiels de jugement des agriculteurs qui n’étaient pas prioritairement motivés par la recherche de dédommagements financier, et d’autre part requalifient des pratiques technologiques comme étant productrices de services écosystémiques. Notre typologie permet ainsi de rendre visible à quel point une politique publique, même ajustée au modèle d’agriculture auquel elle s’adresse, peut s’accompagner d’effets pervers sur d’autres types de pratiques. En ce sens, cette typologie attire l’attention sur la diversité des mécanismes de verrouillage, non pas simplement technique ou cognitif, mais aussi normatif et politique, qui poussent notamment à la stabilité du modèle hautement technologique, et techno-domestique. Si cette stabilité tient dans la capacité des politiques publiques à légitimer les pratiques de ces modèles, elle réside aussi dans sa capacité à exclure les critiques qui lui sont portées (par exemple depuis les modèles dont la production est basée sur les services écosystémiques).

Finalement, les succès des politiques publiques dépendront des modèles dans lesquels elles trouvent une certaine cohérence selon les principes qui y prévalent ou éventuellement de leur manière de ménager la complémentarité (potentiellement à des niveaux différents) entre divers modèles d’agriculture. Pour autant, elles sont potentiellement inefficaces voire antagonistes au développement d’autres modèles, soit parce qu’elles apparaissent comme illégitimes au regard des principes et valeurs qui sous-tendent ceux-ci, soit parce qu’elles produisent des effets pervers (prohibition ou découragement de pratiques alternatives au modèle ciblé), soit encore parce qu’elles permettent de disqualifier les critiques que les modèles les plus radicaux adressent aux modèles les plus conventionnels.

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