La santé comme cadre d’analyse pour penser conjointement les questions agricoles, environnementales et alimentaires

Duru
Agricultures positives
9 min readApr 30, 2017

Les crises multiples du secteur agricole et agro-alimentaire révèlent les fortes interconnections de ces secteurs. La reconnaissance que l’environnement, l’alimentation et l’agriculture co-évoluent, appelle la Recherche à se doter de cadres d’analyse systémique pour mieux comprendre les transitions en cours. Le concept de santé (one health) offre une perspective d’analyse systémique qui permet de caractériser les modèles d’agriculture et de dépasser les analyses classiques de la durabilité. Cette analyse permet de tirer des enseignements pour bâtir des politiques régionales en prises avec les enjeux locaux et globaux.

  1. Introduction

Les crises qui secouent le monde sont multiples et génératrices d’impacts importants (émissions de GES et changement climatique, alimentation déséquilibrée et maladies chroniques, érosion de la biodiversité et diminution des services écosystémiques associés…). Les origines de ces crises proviennent autant de l’agriculture, de par ses façons de produire, que des systèmes alimentaires, de par leurs façons de transformer les matières premières et de les mettre en marché : l’un et l’autre ont des responsabilités, mais leur influence réciproque peut être un moyen majeur de résoudre ces crises. Cependant, le constat est que la tendance des politiques publiques est de traiter les problèmes sous l’angle du réductionnisme. Au niveau local, l’action publique ou privée se fait le plus souvent par enjeu (eau, protéines, phyto…), par technologie (méthanisation) ou par produit-service (les circuits courts, le bio, le tournesol…). Cette façon de faire présente des limites à son efficacité pour les raisons suivantes : les crises sont pour partie interdépendantes entre domaines, si bien que des solutions dans un domaine peuvent dégrader la situation dans un autre. Ainsi, certains circuits-courts peuvent générer des pratiques inadaptées localement sous prétexte de répondre aux attentes des consommateurs pour une offre plus diversifiée. A l’opposé, il peut y avoir des effets de synergies lorsqu’un levier d’action apparaît pertinent dans différentes situations de crises. D’autre part, il y a des relations de dépendances entre niveaux local et global lorsque se manifeste des changements en cascade, d’un niveau d’organisation à un autre (de la parcelle au paysage, voire la planète). Le concept de santé permet d’aborder chacune de ces échelles, mais surtout leurs liens, offrant ainsi un cadre intégrateur des enjeux locaux et globaux. Ce concept permet alors d’aborder les changements en cascade qui dépendent possiblement de seuils, et opèrent à des échelles de temps et d’espace très différentes. Avant de revenir sur l’intérêt de ce concept pour évaluer nos systèmes agricoles et alimentaires, revenons d’abord sur les spécificités des modèles d’agriculture pouvant être qualifiés de durables.

2. Une diversité de modèles d’agriculture engagés vers plus de durabilité

Après la Seconde Guerre mondiale, les agriculteurs des pays développés ont été encouragés à accroître la production agricole en utilisant des variétés et des races performantes, et en mettant en œuvre des pratiques agricoles pour contrôler les facteurs abiotiques (eau et nutriments) et biotiques limitant la croissance. Le faible coût des intrants et la forte tendance à la simplification, à la spécialisation et à la standardisation des systèmes agricoles ont conduit au développement d’un modèle d’agriculture basé sur les intrants exogènes et une faible diversité végétale et animale. Pour réduire les problèmes environnementaux générés par ce modèle d’agriculture conventionnel (« 1 » fig 1), plusieurs voies de progrès sont identifiées (Duru et al. 2016). Elles se distinguent par : i) la nature des intrants (de synthèse, biologiques, biodiversité) et ii) l’insertion des systèmes agricoles dans les systèmes alimentaires mondialisés ou dans les dynamiques locales. Ces deux grandes distinctions permettent de caractériser et comparer une diversité de modèles d’agriculture qui co-existent : trois modèles d’agriculture axés sur des intrants exogènes (fig 1, partie inférieure) et trois autres plus axés sur la biodiversité (fig 1, partie supérieure).

Modèles d’agriculture axés sur les intrants exogènes

La stratégie la plus courante pour limiter l’impact environnemental de l’agriculture est d’optimiser l’utilisation des intrants de synthèse en fonction des besoins des plantes et des animaux, en utilisant les technologies de l’agriculture de précision, ainsi que les races animales et végétales moins sensibles aux facteurs limitants biotiques et abiotiques. Mais cette stratégie reste attachée à des systèmes agricoles spécialisés. Une deuxième stratégie est d’utiliser des intrants biologiques : engrais organiques, bio-pesticides, stimulateurs pour la santé du sol et des plantes, organismes développés industriellement pour améliorer l’utilisation des éléments nutritifs du sol et les régulations biologiques (biocontrôle) dans des systèmes toujours spécialisés. Ces modèles d’agriculture (2a, 2b, fig 1) inter-agissent souvent avec des systèmes alimentaires mondialisés où le pouvoir est concentré dans les grandes firmes industrielles. Le modèle 2a est souvent mal relié à des stratégies de gestion des ressources naturelles locales, ce qui conduit à des conflits par exemple pour l’irrigation, ainsi qu’à des problèmes de pollution de l’eau et d’érosion des sols. Dans le deuxième modèle (2b), les exploitations peuvent être intégrées dans des systèmes mondialisés pour l’achat des intrants biologiques et la vente de produits bruts alimentant les marchés de composés et la bio-économie. Alors que l’efficacité de certaines innovations comme l’inoculation des légumineuses par des rhizobiums est avérée, les effets réels sur le terrain d’intrants tels que les bio-stimulants ne sont pas clairement démontrés. Un troisième modèle dérivé des précédents correspond à des systèmes intégrés à la fois dans les systèmes alimentaires mondiaux et dans une économie circulaire locale (2c) visant à protéger et à réduire l’utilisation des ressources naturelles limitées par l’amélioration de la fermeture des cycles de matières et d’énergie, au travers de boucles de recyclage entre les agents économiques (production de biogaz, recyclage, etc.). C’est le cas des échanges entre exploitations spécialisées de culture et d’élevage, mais aussi d’organisation collective pour récupérer divers déchets, agricoles ou non en vu de produire du biogaz dont les sous produits sont utilisés comme fertilisants.

Figure 1 Principaux modèles d’agriculture à la recherche de plus de durabilité (de 2a à 3c) pour lesquels les systèmes agricoles (SA) sont représentés en fonction (i) de la part de services écosystémiques par rapport intrants exogènes (axe Y) et (ii) de leur insertion dans les systèmes alimentaires mondialisés et les dynamiques territoriales (axe X). AC (agriculture de conservation); SCEI (systèmes de cultures et d’élevage intégrés).

Modèles d’agriculture basés sur la biodiversité

Le principe d’une agriculture basée sur la biodiversité est de remplacer une grande partie des intrants par des régulations biologiques pour améliorer la fertilité du sol, le stockage de l’eau, la pollinisation et la régulation des ravageurs. Développer ces services intrants nécessite l’augmentation spatiale et temporelle du nombre des espèces (par exemple cultures intercalaires, bordures de champs et séquences de cultures) ainsi que de la couverture des sols (cultures de couverture), tout en minimisant les perturbations mécaniques et chimiques des processus biologiques bénéfiques. Il s’agit d’un changement de paradigme en comparaison des précédents. Des exemples sont l’agriculture de conservation (couverture permanente du sol, non travail du sol et rotation longue), l’agroforesterie, les systèmes de culture et d’élevage intégrés ou les systèmes d’élevage herbagers (3a). Les systèmes agricoles fondés sur la biodiversité peuvent s’ancrer dans des systèmes alimentaires locaux pour répondre aux exigences de certains consommateurs en termes d’environnement, de bien être animal et de santé humaine (3b). Les systèmes agricoles peuvent également être impliqués dans une économie circulaire ; une grande attention est portée aux processus écologiques qui permettent d’optimiser l’utilisation de l’énergie et de nutriments. Un niveau plus élevé d’intégration au sein des dynamiques territoriales se produit lorsque les acteurs locaux cherchent à développer des paysages multifonctionnels (3c). Le défi consiste alors à développer une gouvernance collective intégrant la gestion de l’eau, les réseaux bocagers, ou des régulations biologiques.

3. Le concept de santé : un cadre d’analyse multi domaines et multi niveaux pour analyser les modèles d’agriculture

L’interconnection des enjeux environnementaux et alimentaires dans l’agriculture nous conduit à analyser les modèles d’agriculture au-delà de ce qui est fait habituellement par domaine (environnement, économie, social). A cette fin, nous mobilisons les concepts « d’une seule santé » (Li 2015) et de « système alimentaire durable » (Shomaker et al 2013) pour examiner comment la santé dans plusieurs composantes de l’agriculture et l’environnement (les sols, les plantes, les animaux, les écosystèmes) (Viewdeger et al 2015) et comment certaines caractéristiques des systèmes alimentaires interfèrent et impactent la santé humaine. Il est ainsi possible d’identifier des leviers pour l’amélioration de la santé dans chaque domaine (les écosystèmes, les hommes…) en tenant compte des interdépendances entre domaines, notamment à des niveaux infra (santé des sols, des plantes, des animaux) au travers des services ou nuisances générés par les leviers (fig. 2). L’identification des processus qui relient la santé de ces différents domaines permet alors d’anticiper les effets en cascade suite à des changements dans les politiques et les pratiques concernant l’agriculture, l’environnement et l’alimentation. Les domaines de santé sont interconnectés par exemple par les flux de nutriments et de toxines dans la chaine alimentaire, les émissions dans l’air et le sol, la biodiversité (pour la fourniture de services écosystémiques), les micro-organismes, et les liens structurels dans le système alimentaire (par ex part des protéines végétales et animales). Des changements en cascade peuvent se manifester du local (le sol) au global (la planète) et vice versa, et varier dans leur temporalité, permettant donc de penser aussi les changement d’échelles dans la compréhension des interconnections entre agriculture, environnement et alimentation. Ce cadre d’analyse permet donc d’évaluer les forces et faiblesses des différents modèles d’agriculture, au-delà de leurs caractéristiques présentées ci-dessus selon la nature des intrants (synthèse vs biodiversité) et selon leur insertion dans les systèmes alimentaires (locaux vs mondialisés).

Figure 2 Les six domaines de la santé et leurs interconnections pour produire des services et dis-services selon les leviers

4. Intérêt du cadre d’analyse pour définir et évaluer des politiques régionales

Les transitions en cours interpellent fortement les politiques régionales en vue d’orienter les systèmes d’agriculture vers plus de durabilité. Les Régions, de par les fonds européens qu’elles gèrent, les organismes économiques (coopératives…) de par leur forte implantation territoriale, les DRAAF, les organismes de conseil et les agences de par leur mission, ont un rôle crucial à jouer en région si leurs activités s’inscrivent dans une vision commune co-construite de l’agriculture et des systèmes alimentaires.

L’histoire et les contextes pédoclimatiques font qu’il y a place pour plusieurs modèles d’agriculture. En revanche, pour chaque modèle des innovations sont à imaginer pour en renforcer la santé. Ceux tournés vers des marchés d’exportations (ex céréales) doivent pouvoir accroître leur durabilité en adoptant des pratiques renforçant la santé des sols. Ceux en difficulté, comme l’élevage, doivent pouvoir renforcer leur durabilité en visant la production de produits de qualité ou en s’inscrivant massivement par exemple dans le cadre d’une économie circulaire (« l’agroécologie condition de la bioéconomie »). Ceux déjà inscrits sous une ombrelle de qualité doivent pouvoir en renforcer les spécificités ou notoriétés du territoire, ce qui suppose de renforcer la santé des écosystèmes. Enfin, des organisations collectives sont à imaginer pour ce qui relève de l’économie circulaire, de la gestion et de la valorisation des infrastructures paysagères (agroforesterie).

Les instruments disponibles PEI, GI2E, Casdar devraient pouvoir mobiliser les outils présentés pour relever les défis en clarifiant les objectifs et en replaçant les mesures souvent ponctuelles (autonomie protéines, méthanisation) dans un cadre de réflexion élargi. Ce cadre conceptuel « une seule santé » offre des clés d’analyse pour stimuler la réflexion tout autant dans les institutions en charge des politiques publiques, des acteurs de l’agroalimentaires, et des groupes d’agriculteurs déjà engagés vers des formes d’agriculture durable en explicitant les interconnections entre agriculture, environnement et alimentation, tant au niveau local que global.

M Duru, L Hazard, MB Magrini

UMR 1248 AGIR, INRA, Université Toulouse, INPT, 31326 Castanet Tolosan, France

Références

Duru M, Therond O, Roger-Estrade J, Richard G (2016) Farming system diversity : a review for identifying knowledge gaps in agronomy. IFSA

Li, A.M.L. (2015). Ecological determinants of health: food and environment on human health. Env Sc and Pol Res

Vieweger, A., & Doring, T. F. (2014). Assessing health in agriculture-towards a common research framework for soils, plants, animals, humans and ecosystems. Jl of the Science of Food and Agriculture, 95(3), 438–446.

Shomaker, T. S., Green, E. M., & Yandow, S. M. (2013). One Health: A Compelling Convergence. Academic Medicine, 88(1), 49–55.

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