L’agriculture régénératrice : greenwashing ou promesse crédible ?

Duru
Agricultures positives
11 min readJul 17, 2022

Cet article est un résumé de L’agriculture régénératrice : summum de l’agroécologie ou greenwashing ?

Face aux nombreux défis sociétaux à relever (environnement, sécurité alimentaire et santé), différentes pistes ont émergé pour refonder le système alimentaire dans les pays occidentaux et les formes d’agriculture à promouvoir. Agriculture biologique, agroécologie, et maintenant agriculture régénératrice, sont trois récits fondateurs dont les différences sont mal identifiées. L’analyse des systèmes agricoles en termes d’impacts et de services permet de les comparer et ainsi d’identifier leurs atouts, faiblesse, opportunités et menaces de ces formes d’agricultures pour le changement d’échelle.

Pourquoi devons-nous refonder l’agriculture ?

La plupart des régimes alimentaires actuels ne sont ni sains pour notre santé, ni durables pour l’environnement, en particulier dans les pays occidentaux. Poursuivre la trajectoire actuelle n’est donc pas tenable. Le système alimentaire sous-jacent, qui contribue à de multiples dégradations de l’environnement, est aussi source d’insécurité alimentaire et d’accroissement du risque de maladies. Ces enjeux étant interdépendants ne peuvent être résolus de manière sectorielle ou réductionniste. Il est nécessaire de mettre en oeuvre une approche multidimensionnelle et holistique.

Différents vocables ont été utilisés depuis les années 1990 pour définir les formes d’agriculture à promouvoir : agriculture biologique (AB), durable, agroécologique, intelligente… L’agriculture régénératrice (AR) a fait l’objet récemment d’un regain d’intérêt, et de grandes entreprises alimentaires multinationales l’affichent.

Pour certains, l’AR est une promesse d’«agriculture zéro carbone», pouvant même compenser les émissions de gaz à effet de serre (GES) des autres secteurs économiques. Son récit fondateur, initié dans les pays anglosaxons, repose sur des principes tels la réduction du travail du sol et sa couverture permanente, la promotion de la diversité végétale, l’intégration de l’élevage et des cultures, et parfois la minimisation des pesticides et des engrais synthétiques. L’analyse de la littérature académique et extra-académique pointe cependant le manque de définition claire de l’AR, et donc des contenus dépendant des acteurs qui la promeuve. Malgré tout, l’AR a récemment reçu une attention considérable de la part des producteurs, des détaillants, des chercheurs et des consommateurs, ainsi que des politiciens et des médias grand public.

Les données pour évaluer les impacts et services de l’AR sont peu nombreuses. Aussi, nous examinons les spécificités de l’AR au prisme de l’agroécologie. Ensuite, nous comparons des formes d’agriculture bien documentées : (i) l’agriculture de conservation des sols (ACS) qui se rapproche beaucoup de l’AR de par l’accent mis sur la santé du sol, le non travail du sol et la séquestration du carbone pour la régulation du climat, sans exclure l’utilisation de pesticides, (ii) l’AB à laquelle se réfère parfois l’AR, ainsi que (iii) l’agriculture conventionnelle (AC).

Fondements de l’agroécologie

Deux grandes voies de progrès vers la durabilité peuvent être distinguées en agriculture. L’une, basée sur la génétique, les technologies de l’agriculture de précision, vise l’amélioration de l’efficience des intrants de manière à en réduire les impacts sur l’environnement. L’autre, l’agroécologie repose sur le rôle pivot de la biodiversité dans les façons de produire. L’enjeu est de développer les services écosystémiques (SE) support de l’agriculture. Autrement dit, il s’agit de substituer des processus écologiques (naturels) aux intrants chimiques et aux énergies fossiles. La clef de voûte de cette stratégie est la diversité des cultures et des habitats semi-naturels qui déterminent la biodiversité support des SE, telle que la biodiversité dans les sols et la faune épigée et aérienne. La réduction du travail du sol et de la taille des parcelles est un levier clef pour favoriser la vie biologique. Comme la plupart des propriétés et fonctions du sol à l’origine de SE sont déterminées par la teneur en matière organique des sols, l’augmentation de celle-ci représente un objectif clé de l’agroécologie. Dans les formes d’agriculture basées sur les SE, à l’exception de l’AB, le recours aux intrants de synthèse reste possible mais ne doit pas compromettre l’aptitude de l’agroécosystème à fournir à court et long termes ces services. En visant le développement des SE support de la production, l’agroécologie permet souvent la fourniture de services à la société, contribuant ainsi à l’entretien des biens communs (sol, eau, air). Cependant, la biodiversité dans les sols et les paysages est affectée à la fois par l’utilisation des pesticides et par le travail du sol. Plusieurs études tentent d’en montrer les effets respectifs ou combinés. Par exemple, les densités de vers de terre et de nématodes, ainsi que le nombre de bactéries et de champignons sont plus réduites par le travail du sol que par l’utilisation de pesticides.

L’AR met tout particulièrement en avant la protection continue du sol (sols toujours couverts par des plantes vivantes ou leurs résidus) pour “réparer ou aggrader la terre”. L’argument central porte le plus souvent sur la santé biologique des sols considérée comme menacée et se voyant attribuer des propriétés parfois mythiques. Certains auteurs mettent aussi en avant la protection agroécologique des cultures, la gestion intégrée des nutriments, ainsi que l’agroforesterie, l’utilisation de biochar, l’association d’espèces et l’intégration culture-élevage. D’autres auteurs proposent d’articuler ces principes avec les technologies de la voie 1 :génétique, chimie de synthèse, agriculture de précision.

Évaluation de systèmes agricoles agroécologiques

Pour clarifier les performances potentielles de l’AR, nous avons comparé sur la base d’une revue de la littérature, les performances (impacts et services) de trois formes d’agriculture qui s’en approchent et sont bien documentées : l’AC, l’AB et surtout l’ACS.

L’AB est plus performante pour ses impacts sur la santé du vivant (écotoxicité et toxicité pour l’Homme), mais elle l’est moins pour les rendements qui déterminent les besoins en terres pour se nourrir (à régimes alimentaires comparables) et pour les émissions de gaz à effet de serre par kg produit. C’est l’inverse qui est observé pour l’ACS. En termes de services à la société, ces deux formes d’agriculture sont plus performantes que l’AC. L’ACS serait aussi plus résiliente que l’AC face au changement climatique. De toute évidence, il apparaît difficile de réduire tous les impacts et de maximiser tous les services tout en atteignant un haut niveau de production, notamment car la biodiversité du sol est sensible aux intrants clefs des systèmes productifs (fertilisants, pesticides, travail du sol…).

Concernant la séquestration carbone, un point phare de l’AR, il est acquis que l’ACS permet de séquestrer environ 20% de carbone en plus de l’AC. En France, il a été montré un stockage additionnel permis par les cultures intermédiaires (un des trois piliers de l’ACS) de 126 kg de C/ha/an. Des controverses existent cependant quant à l’effet du non travail du sol à long terme. Certains suivis de parcelles sur le long terme en conditions réelles montrent une réalité complexe et des possibilités de séquestration de carbone supérieures en combinant les trois piliers de l’ACS. Mais en aucun cas la généralisation de ces pratiques pourrait compenser les émissions d’autres secteurs économiques comme parfois affiché en AR.

Concernant l’utilisation des pesticides, impact peu abordé en AR, les recherches portant sur l’ACS montrent qu’il est possible de parvenir à des plages de valeurs de pH-Eh (potentiel rédox) permettant d’avoir des sols suppressifs, c.-à-d. à même de résister aux bioagresseurs, processus non évoqué dans la littérature sur l’AR. En outre, des expériences d’hybridation entre l’ACS et l’AB permettraient de réduire les faiblesses de chacune d’elles, par exemple en gérant sur le temps long les modalités de réduction de travail du sol. Cependant, là encore, ces difficultés ne sont pas évoquées dans la littérature sur l’AR.

Analyse stratégique de l’agriculture régénératrice pour le changement d’échelle

La transition d’une agriculture conventionnelle vers l’agroécologie est complexe : d’une part les défis à relever sont interdépendants (atténuation, adaptation, réduction des impacts, développement des services…..) ; d’autre part les différents maillons du système alimentaire constituent un système socio-technique verrouillé. En effet, les différents acteurs adoptent des stratégies cohérentes entre elles, donnant au système dominant en place une grande stabilité. Un tel système sociotechnique favorise alors les innovations qui sont cohérentes avec son fonctionnement et bloque celles qui ne sont pas compatibles. Aussi, nous identifions ci-dessous les principaux atouts et faiblesses de l’AR, ainsi que les opportunités et les menaces associées, pour relever les défis qu’elle annonce.

L’atout principal de l’AR est, au moins au niveau de l’affichage, de mieux mettre en avant que l’agroécologie, le fait qu’elle contribue à l’entretien ou “la réparation” de biens communs : sols et air, mais aussi biodiversité et eau. Ce positionnement est alors susceptible d’avoir un effet d’entrainement d’un plus grand nombre d’acteurs, ce à quoi peine l’agroécologie.

L’agroécologie étant basée sur la diversification, les changements à opérer concernent aussi l’amont (les semences, les machines…) et l’aval (la collecte des récoltes) de l’exploitation agricole, ce qui complexifie beaucoup la transition. En effet, les agriculteurs sont dépendants de plusieurs marchés (ressources génétiques, intrants industriels, machinisme, filières industrielles de l’aval), désormais structurés en un nombre réduit d’acteurs limitant certaines offres en amont (réduction de la diversité génétique cultivée et élevée) mais en élargissant d’autres (matériels connectés, intrants de biocontrôle), et imposant en aval leurs règles du jeu concurrentiel pour pouvoir offrir au consommateur une plus grande diversité de produits transformés à des coûts toujours plus réduits . Ces verrouillages concernent tout autant les agricultures se référant à l’agroécologie qu’à l’AR.

L’occultation des problèmes environnementaux dus à une trop grande concentration de l’élevage constitue une deuxième faiblesse. Si l’agroécologie met bien en avant les voies d’amélioration permises par le développement d’une économie circulaire à l’échelle locale (complémentarités agriculture-élevage au sein d’un territoire, collectif d’agriculteurs pour la méthanisation des déchets…), cette voie n’est pas ou peu évoquée pour l’AR.

Une limite spécifique à l’AR est qu’elle est souvent carbo-centrée, conduisant ainsi à trois possibles écueils :

- modifier à la marge les systèmes agricoles existants, par exemple en développant des cultures intermédiaires, un levier efficace et nécessaire (mais non optimum si pratiqué seul) pour séquestrer du carbone, mais sans pour autant changer de stratégie par rapport aux intrants de synthèse, à la rotation et au travail du sol ;

- omettre de donner une place centrale aux légumineuses dans l’agriculture ;

- éluder la question des émissions liées à la consommation de produits carnés alors que la réduction de la consommation de protéines animales est le principal levier pour réduire l’empreinte environnementale de l’alimentation dans les pays occidentaux.

Des acteurs de l’aval de l’agriculture se sont déjà saisis du concept d’AR, attirés par le bénéfice qu’ils pouvaient tirer d’une image liée à la conservation des biens communs. Cette stratégie permet de rendre visibles les efforts faits, donne de la notoriété aux entreprises de l’agroalimentaire et peut permettre de mieux rémunérer les agriculteurs. Dans le même temps, l’idée de rémunérer les agriculteurs pour les services qu’ils fournissent à la société progresse, notamment via la mise en place de dispositifs privés, mais aussi publics, de paiement pour services environnementaux. Ainsi, le développement des marchés carbone, financés par le privé mais validés et certifiés par l’Etat, est un exemple en fort développement.

A ce jour, l’AR souffre d’un manque de définition stabilisée et de réflexion globale, tant dans les médias que dans le monde économique. Son impact sur l’utilisation des terres à l’échelle globale et la transformation des matières premières ne sont pas ou peu considérés. Pour certains, l’accent est mis sur le local afin de renforcer le lien entre agriculture et alimentation en raccourcissant les distances et/ou en réduisant le nombre d’intermédiaires, mais la question des régimes alimentaires est peu ou pas traitée. Pour d’autres, l’accent est mis sur la santé du sol et la séquestration du carbone en mettant en avant des promesses d’atténuation du changement climatique sans prendre en compte les prérequis agronomiques ni les impacts exportés ou situés en aval dans la filière. Enfin, certains acteurs de l’agroalimentaire s’engouffrent dans cette voie pour développer des alternatives végétales à la viande sans considérer l’effet du type de transformation alimentaire qu’ils mettent en œuvre sur la santé. Or, si l’agroécologie dans sa vision la plus holistique prend en compte la santé humaine et les questions d’équité pour l’accès à une alimentation de qualité, ce n’est pas le cas de l’AR.

Une voie étroite pour éviter le greenwashing et promouvoir un mouvement d’envergure

Face à l’engouement d’un nombre grandissant d’acteurs pour l’agriculture régénératrice du fait de promesses “salvatrices” qu’elle fait notamment en matière de séquestration du carbone et, implicitement, de non utilisation de produits phytosanitaires, se pose la question de la crédibilité de ses objectifs et de l’adéquation à un plus grand nombre de défis.

Le principal atout de l’AR est de reposer sur un récit mettant en avant un principe, la « régénération ». C’est une perspective attractive pour un grand nombre d’acteurs car elle annonce un futur désirable assurant la sécurité alimentaire tout en préservant voire en améliorant les biens communs. Cet affichage peut faciliter l’adhésion des acteurs et les fédérer pour construire des plans d’actions. Mais si le niveau de fourniture de services à la société n’est pas vérifié ou si le discours est uniquement carbo-centré, les grands acteurs des systèmes alimentaires ne feront que “verdir” leurs stratégies, et l’AR ne sera pas à la hauteur des enjeux qu’elle affiche.

Pour aller au-delà des principes, du moins en Europe, l’AR doit mobiliser les savoirs faire de l’agroécologie qui sont bien documentés dans les analyses de systèmes innovants, de même que les acquis sur les verrous sociotechniques qui freinent l’adoption de celle-ci. L’AR doit aussi clarifier son récit car le risque est grand de l’assimiler à une permaculture généralisée. Or, si la permaculture peut permettre de s’affranchir des intrants de synthèse en cultures maraichères du fait de la possibilité, de par la faible surface à gérer, d’apports massifs de matières organiques exogènes à l’exploitation mais aussi d’une très grande diversité de cultures sur de petites parcelles et éventuellement d’un désherbage manuel, ces pratiques ne sont économiquement et techniquement pas transposables à la totalité des systèmes de grande culture. Pour ces systèmes, les études de cas montrent qu’une agriculture productive sans intrants de synthèse, ie l’agriculture biologique de conservation des sols, suppose de compléter les principes décrits ci-dessus. Par exemple, l’association culture-élevage peut jouer un rôle essentiel. D’une part l’élevage de ruminants à base d’herbe permet de fournir des services à l’agriculture, et d’autre part l’élevage de monogastriques ou de ruminants permet d’utiliser les « ratés » des cultures qui ne seraient pas valorisables sur le marché.

Nous proposons quatre pistes pour faire de l’AR un mouvement d’envergure et éviter le greenwashing :

- prendre à bras le corps l’ensemble des grands défis auxquels l’agriculture et l’alimentation sont confrontées, et ne pas se limiter à un sous-ensemble choisi pour des raisons de mode ou de marketing via le développement d’une vision holistique du système alimentaire pour d’une part ne pas omettre les effets de certaines de ses caractéristiques (concentration de l’élevage, transformation trop poussée de certaines matières premières, régime alimentaire) et de certains de ses impacts problématiques (émissions de GES importées) ;

- se doter d’indicateurs de résultats mesurables ou de moyens fiables pour se situer sur des trajectoires de progrès ;

- valoriser les synergies qu’offre la biodiversité pour fournir une diversité de services à l’agriculture et à la société ;

- envisager un changement de statut des entreprises agricoles en faisant reconnaître explicitement les services rendus par celles-ci. Dans cette logique, il est proposé de donner aux exploitations agricoles le statut d’entreprises à mission avec des engagements opposables pour les partenaires économiques. Ce cadre juridique est justifié par le fait que les exploitations agricoles qui sont des entreprises privées, impactent (et dépendent fortement) des biens communs.

En conclusion, l’AR, de par la spécificité de son récit axé sur un principe, la régénération, pourrait enrichir celui de l’agroécologie. De manière convergente, très récemment, des auteurs suggèrent que le concept de régénération appliqué aux systèmes alimentaires serait un moyen de mieux concilier les approches environnementales et sociales de la durabilité en considérant l’ensemble des acteurs concernés. Réciproquement, l’agroécologie permettrait de donner du contenu à l’AR tant pour les pratiques associées que pour les modes de gouvernance. Cela permettrait de consolider les fondements scientifiques de l’AR et d’éviter des dérives du type greenwashing. Cet enrichissement nous semble important du fait de l’importance et de la diversité des acteurs non académiques s’appropriant le concept d’AR. Une telle orientation permettrait de faire reconnaître définitivement l’AR comme une forme d’agriculture fournissant une diversité de services tant à l’agriculture qu’à la société.

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