Quel est le vrai coût de la nourriture ?

Duru
Agricultures positives
10 min readJan 29, 2022
dommages — prix de la nourriture

La fonction première du système alimentaire est de fournir des aliments de qualité en quantité suffisante pour tous. C’est loin d’être le cas, et en plus il génère des dommages pour la santé humaine, la santé des écosystèmes et le climat. Les coûts de ces dommages ne sont pas inclus dans le prix de la nourriture. Ils sont pour partie payés par la société (traitement des eaux, coût des maladies), mais d’autres comme le changement climatique sont relégués aux générations futures. Ces coûts ont été évalués en Grande Bretagne, en Suisse, aux Etats-Unis et au niveau mondial. Il s’agit de coûts cachés correspondant à des dépenses effectives non incluses dans le prix de la nourriture, mais aussi à des dépenses qu’il faudrait faire pour conserver le bon état de santé des écosystèmes. Ces coûts pourraient aller jusqu’à doubler le coût de l’alimentation payé par le consommateur. Il est donc important d’estimer le vrai prix de la nourriture pour prioriser les changements à faire à tous les niveaux du système alimentaire : agriculture, transformation des produits et choix de consommation.

L’industrialisation du système alimentaire a des impacts importants sur l’environnement et la santé. On parle de coûts ou de dommages sanitaires et environnementaux.

Au niveau mondial, 34 % des émissions anthropiques de gaz à effet de serre (GES) proviennent des systèmes alimentaires, lesquels sont aussi responsables d’environ 32 % de l’acidification terrestre (du fait des émissions d’ammoniac) et de 78 % de l’eutrophisation (excès d’utilisation des engrais azotés et phosphatés) affectant les écosystèmes naturels et cultivés. Les systèmes alimentaires sont aussi les principaux moteurs des changements d’utilisation des terres (déforestation, retournement des prairies, intensification des cultures) générant un niveau de perte de biodiversité tel que des scientifiques parlent de la « sixième extinction de masse des espèces ». Par ailleurs, les régimes alimentaires malsains (déséquilibres nutritionnels, mais aussi excès de consommation de produits ultra transformés et exposition aux contaminants) sont le principal facteur de risque de maladies chroniques non transmissibles (obésité, diabète, maladies cardio-vasculaires, cancers….). En effet, 80% de ces maladies ont en moyenne une origine non génétique. En outre, ces maladies sont aussi des facteurs de comorbidité pour les maladies infectieuses comme la Covid-19.

Ces dommages sanitaires et environnementaux augmentent dans la plupart des pays, y compris en Europe. En France, par exemple, le taux d’obésité est passé de 5 à 17% de la population entre 1980 et 2015, et les pourcentages de personnes atteintes de diabète et de maladies cardiovasculaires sont passés respectivement de 3,9 à 4,4% et de 3,6 à 5,4% entre 2008 et 2017, ces évolutions concernant toutes les tranches d’âge et ne pouvant être relié seulement au vieillissement de la population. L’utilisation des pesticides et les teneurs en nitrates n’ont pas baissé depuis 15 ans malgré des financements dédiés à la réduction des pollutions d’origine agricole. Quant aux réductions des émissions nettes de GES, elles sont très insuffisantes pour respecter l’objectif de ne pas dépasser 1,5°C en 2050.

Quatre facteurs majeurs à l’origine des impacts sur la santé et l’environnement

Ce sont : la fertilisation azotée, les pesticides, la production et la consommation de viande, et les aliments ultra-transformés.

Les engrais azotés et les pesticides de synthèse contribuent à affecter la santé humaine et l’environnement. L’excès d’azote affecte la santé des écosystèmes par la pollution des eaux superficielles et celles des nappes, mais aussi le climat par l’émission du protoxyde d’azote, soit 40% des émissions de GES de l’agriculture. Les émissions d’ammoniac associées aux particules fines (en grande partie du fait de l’élevage) constituent aussi un risque pour la santé humaine. Les pesticides affectent la santé des écosystèmes, notamment la perte de biodiversité qui est bien documentée. Concernant la santé humaine, des données épidémiologiques mettent en évidence une sur-incidence de certaines pathologies chroniques (cancers du sang, de la prostate, maladie de Parkinson) parmi la main d’œuvre agricole exposée aux pesticides. Les consommateurs sont aussi exposés aux pesticides par la nourriture (même si les réglementations sur les résidus sont respectées), et par l’air pour les habitants situés à proximité des zones traitées.

La consommation de protéines animales (0,9g/kg de poids corporel) dépasse les recommandations (0,45g/kg de poids corporel). 1/3 et 2/3 des français dépassent les recommandations respectivement pour la viande rouge et la charcuterie ; ces consommations excessives sont un facteur de risque avéré pour la santé : cancer colorectal, mais aussi appauvrissement du microbiote intestinal. La consommation excessive de viande constitue aussi un levier puissant de développement de l’élevage intensif (élevages peu autonomes en protéines pour l’alimentation de leurs animaux). Or produire 100g de protéines animales émet 5 à 10 fois plus de GES et nécessite 5 à 10 fois plus de terre que produire 100g de protéines végétales à partir de légumineuses par exemple. Cela nécessite aussi bien plus d’énergie.

Les produits ultra-transformés, de plus en plus consommés, se caractérisent très souvent par une qualité nutritionnelle plus faible que les produits bruts ou peu transformés, et surtout par la présence d’additifs alimentaires, de composés néoformés (produits durant les processus de transformation) et de composés provenant des emballages et autres matériaux de contact (xénobiotiques étrangers au corps humain). En outre ils sont conçus pour être hyper-palatables et nous font consommer plus que de raison, générant des GES. Ces produits accroissent aussi le risque de maladies chroniques et de mortalité précoce.

Estimation du vrai coût de la nourriture dans des pays européens et dans le monde

Un exercice difficile réalisé dans trois pays et au niveau mondial

Donner une valeur monétaire aux dommages des systèmes alimentaires sur la santé et l’environnement est indispensable pour hiérarchiser les facteurs à l’origine des impacts les plus importants. Les dommages peuvent concerner l’environnemental, la santé mais aussi social et économique. Nous synthétisons ci-dessous les choix méthodologiques de 4 études réalisées dans 3 pays (USA, Suisse[1], Royaume Uni[2]) et d’une étude au niveau mondial conduite par l’ONU.

Les coûts cachés correspondent à :

- De l’argent dépensé pour restaurer certains biens communs comme la potabilisation de l’eau et pour soigner les maladies chroniques dues à une mauvaise alimentation et rémunérer les jours non travaillés s’il y a lieu ;

- Des subventions à l’agriculture, notamment pour soutenir les pratiques permettant de réduire les impacts ;

- De l’argent qu’il faudrait dépenser pour restaurer la qualité des communs (eau, sol, air, biodiversité) qui sont dégradés, même si le coût est reporté aux générations futures ;

- Du coût du gaspillage alimentaire qui accroît artificiellement la demande alimentaire ;

- Du coût des inégalités d’accès à une nourriture suffisante et saine.

D’autres coûts, résultants de la maltraitance animale, ainsi que de l’impact de l’antibiorésistance due à un usage excessif d’antibiotiques en médecine vétérinaire et humaine, sont aussi identifiés, mais ne sont généralement pas quantifiés faute de méthodologies adaptées.

Des résultats auxquels on ne s’attend pas !

La comparaison des 4 études montre que le coût des dommages est proche de 1€ pour 1€ dépensé en nourriture par le consommateur en Suisse et au Royaume Uni, et environ deux fois plus élevé aux USA et à l’échelle mondiale. Dans tous les cas, la part pour la santé (46 à 58% du total) est plus élevée que celle estimée pour l’environnement (36 à 39% du total). Les écarts sont plus grands pour les autres coûts car les variables prises en compte dépendent beaucoup de l’étude (tableau 1).

Tableau 1 Coût de la nourriture et estimation des dommages

Seuls les coût moyens sont indiqués ici alors que pour chaque variable des valeurs hautes et basses sont précisées pour la plupart des variables

Billion : mille millions; Trillion : un milliard de milliards

Et en France, qu’en est-il ?

Il n’existe pas une estimation complète des coûts directs et indirects des dommages du système alimentaire sur l’environnement et la santé en France. Les études disponibles ne concernent que le coût des pollutions essentiellement par les engrais et les pesticides. Une étude estime à en moyenne 35Mds € (55,4 pour la valeur maximale) les dommages de l’agriculture (pesticides et engrais) sur l’environnement et la santé[3], soit 26% du coût de l’alimentation qui est de 211 Mds d’euros/an. Cependant, cette étude ne tient pas compte du changement d’utilisation des terres, des émissions de GES, de la « malbouffe » et du gaspillage alimentaire, de même que les pertes de jours travaillés, contrairement à ce qui est fait dans les quatre études présentées. Les seules dépenses publiques destinées à l’agriculture française sont de 22 Md€, dont 9,4 Md€ au titre de la PAC, soit 10% du coût de la nourriture.

Pour compléter ces données, nous avons procédé de deux manières.

D’une part, nous avons considéré les dépenses pour l’obésité et affections récurrentes (20Mds €), ainsi que le montant des affections longues durées (ALD) (94 Mds €) comme le diabète, les cancers….qui sont complètement prises en charge par la sécurité sociale. Mais les ALD surestiment les coûts dus au système alimentaire car le manque d’activité physique, le stress y contribuent aussi. Par contre, elles ne prennent pas en compte les effets de l’alimentation et de la pollution de l’air sur l’asthme et le trouble de déficit de l’attention (TDHA), tout comme les charges liées aux jours non travaillés. Une hypothèse de 50% du coût connu des ALD correspondrait à 23% du coût de l’alimentation.

D’autre part, nous avons choisi cinq indicateurs pour comparer la France aux trois pays pour lesquels nous avons montré ci-dessus les résultats : l’indice de masse corporelle (IMC) moyen et la proportion d’aliments ultra transformés (AUT) pour la santé, ainsi que les quantités de pesticides et d’engrais azotés utilisées et la consommation de viande pour les dommages environnementaux et de santé (tableau 2). Parmi les quatre pays comparés, les USA ont de plus mauvais scores que la Suisse et le Royaume-Uni, en cohérence avec la part des dommages sanitaires et environnementaux dans le coût complet de l’alimentation (tableau 1). La France fait partie des pays les mieux classés pour l’IMC et la part des aliments ultra transformés, voire de la consommation de viande, mais elle n’est guère mieux classée que les USA pour l’utilisation des pesticides et des engrais azotés.

Tableau 2 Comparaison d’indicateurs pour la santé, l’alimentation et l’agriculture

IMC : indice de masse corporelle ; AUT : aliments ultra-transformés, d’après publications de C Monteiro ; h : habitant

Sur la base de ces données, on peut dire que les dommages du système alimentaire français, exprimées en pourcentage du coût de l’alimentation, seraient plus proches de ceux estimés pour la Suisse et le Royaume Uni que ceux des USA. Le coût des dommages du système alimentaire pour la santé humaine équivaudrait alors à celui des dépenses pour les ALD. Pour les dommages environnementaux, les estimations de Quirion ne représentent donc qu’un faible coût car ne sont pas prises en compte les émissions de GES, l’érosion des terres et leur changement d’utilisation qui devraient peser beaucoup dans le résultat d’évaluations plus complètes.

Comment réduire les coûts cachés du système alimentaire ?

Les données disponibles montrent que le système alimentaire actuel n’est ni sain ni durable. Dans les pays européens où les coûts ont été évalués, à un euro de dépense alimentaire, il faut presque rajouter un euro pour les coûts des dommages sanitaires et environnementaux, et la France ne semble pas échapper à ce constat.

Un premier enseignement est qu’il importe de porter à connaissance ces informations à l’ensemble des acteurs du système alimentaire. C’est une condition pour que la puissance publique, les acteurs économiques et les citoyens consommateurs prennent la mesure de ces coûts pour vraiment initier une transition qui soit à la hauteur des enjeux de santé publique et de santé environnementale, d’autant plus que les projections sur la base des systèmes alimentaires actuels montrent que ces coûts vont encore augmenter.

Un deuxième enseignement est d’identifier et de porter à connaissance de tous des expériences et pratiques qui permettent de réduire ces dommages sanitaires et environnementaux. La comparaison des systèmes agricoles pour les impacts qu’ils génèrent, mais aussi les services qu’ils rendent à la société est une manière d’identifier ceux pour lesquels des analyses coûts-bénéfices permettraient de prioriser les politiques publiques. Il a ainsi été montré que le rapport coûts-bénéfices des pesticides pouvait être inférieur à 1 en Europe et au niveau mondial. Les évaluations multicritères de différents systèmes agricoles montrent que s’ils ont des atouts et faiblesses selon les impacts environnementaux considérés, les agricultures agroécologiques fournissent systématiquement un plus grand nombre de services à la société que les autres ; et à ce jour ces services ne sont pas rémunérés aux agriculteurs qui les fournissent.

De la même manière, du moins dans les pays européens, un régime alimentaire plus végétalisé, plus diversifié, plus bio et comprenant moins d’aliments ultra-transformés permettrait de réduire les impacts environnementaux et serait bien meilleur pour la santé.

Au niveau mondial, il a été montré que la mise en œuvre de systèmes agricoles agroécologiques et de régimes alimentaires adaptés présenterait en outre d’importants bénéfices économiques pour la société, par la diminution massive des coûts directs et indirects, estimés par exemple de 1300 milliards de dollars au niveau mondial du seul fait des effets sanitaires.

Pour cela, il faut, de manière concomitante :

- Arrêter de concevoir les politiques « en silo » en ne se focalisant que sur un domaine à la fois (agriculture, alimentation, transition écologique, santé, éducation) pour aller vers des approches systémiques de type « One Health » articulant santé humaine et santé environnementale ;

- Intégrer enjeux alimentaires, nutritionnels et environnementaux, afin de raisonner en coûts complets ;

- Concevoir des politiques volontaristes et courageuses, allant au-delà d’ajustements paramétriques, pour engager des changements transformationnels prenant en compte les valeurs et controverses qui sous-tendent les choix ;

- Engager dans la réflexion l’ensemble des acteurs du système alimentaire, fournisseurs d’intrants, agriculteurs, transformateurs et distributeurs, restaurateurs privés et collectifs, nutritionnistes, personnels médical et enseignants.

C’est aller vers un système alimentaire « régénérateur », définit comme « un système qui fait de la santé par l’alimentation la norme, en particulier chez les jeunes, en engageant des changements pour le bien-être et l’environnement, grâce à une agriculture qui, en promouvant la santé des sols, la séquestration du carbone, la biodiversité et des produits riches en nutriments et non ultra-transformés, va bien au-delà de la réduction des impacts.

Texte écrit avec Anthony Fardet

[1] Perotti, A. (2020). Moving Towards a Sustainable Swiss Food System: An Estimation of the True Cost of Food in Switzerland and Implications for Stakeholders

[2] Fitzpatrick, I. & Young, R. (2017). The Hidden Cost of UK Food. Sustainable Food Trust. Available at: http://sustainablefoodtrust.org/wp-content/uploads/2013/04/ HCOF-Report-online-version-1.pdf

[3] Quirion, P., Bâ, M., & Gresset -Bourgeois, M. (2015). Combien coûte la pollution agricole en France ? Une synthèse des études existantes, 1–16.

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