La tête sur les épaules

Couper la tête pour sauver la vie. Sergio Canavero, médecin italien, a passé les 30 dernières années de sa vie à mettre au point ce projet fou : greffer la tête d’un homme sur le corps d’un autre. L’opération devrait avoir lieu ce mois-ci, en collaboration avec Ren Xiaping, chirurgien chinois. Une intervention controversée : pour certains, il s’agit d’une des plus grandes avancées scientifiques actuelles ; pour d’autres, cela ne fera qu’accélérer l’apparition du transhumanisme…

Alma Mater
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4 min readDec 6, 2017

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Illustration de Juliette Testas

Une opération exploit

Le paradoxe semble inconcevable — comment peut-on améliorer la qualité de vie d’un patient en lui coupant la tête ? Et pourtant, Canavero y voit le plus grand espoir de l’Humanité. La tête transplantée sera celle d’un homme sévèrement handicapé (le receveur), tandis que le corps, sera celui d’une personne en état de mort cérébrale (le donneur). L’opération de 36 heures, sûrement l’une des plus complexes jamais réalisées, sera composée de deux étapes majeures : tout d’abord, il faudra sectionner les deux cous, à l’aide d’une lame spécialement conçue. Il s’agira alors de maintenir en vie le cerveau isolé. En effet, lorsque les neurones sont en situation d’anoxie (privation du dioxygène fourni par le sang), ils souffrent au bout de trois minutes de dommages irrémédiables et meurent après dix minutes. Pour éviter cela, les chirurgiens ont prévu de geler le cerveau, tout en mettant en place une circulation sanguine croisée des deux corps. Il s’agit de mettre en commun les deux circulations, pour maintenir le cerveau irrigué après la coupe. 2ème étape : relier les deux moelles épinières. L’équipe du neurochirurgien a pour cela mis en place la procédure GEMINI ; les moelles seront raccordées à l’aide de polyéthylène glycol (PEG), substance permettant la fusion des cellules. Les étapes ont été testées avec succès sur des souris, singes et cadavres humains.

Une communauté scientifique sceptique

Pour une majeure partie de la communauté scientifique spécialiste des neurosciences, nul doute : le patient n’a que de très faibles chances de survie, l’état actuel de nos connaissances sur le cerveau ne permettant pas une opération de cette ampleur. Et, quand bien même il survivrait, les séquelles seraient considérables. Le patient serait probablement plongé dans un état végétatif irrémédiable. « Un cerveau, ce n’est pas un foie », affirme-t-on dans les laboratoires de neurologie. Autrement dit, les liaisons qui se font au niveau du cou se comptent en milliers (neurones et vaisseaux sanguins) ; il parait impensable de les reconstituer, empêchant de considérer le cerveau comme un organe transplantable. C’est la première objection des comités d’éthique : on ne peut entreprendre une opération dont on sait qu’elle n’a que de faibles chances de réussite. En droit, l’acte chirurgical est autorisé s’il y a un équilibre bénéfice/risque. Or ici, le niveau de risque est extrêmement élevé. Un argument que Canavero raye en mettant en avant la qualité de vie déplorable du receveur, et sa probable mort prochaine, augmentant le bénéfice. Les acteurs de l’opération savent à quelles controverses ils sont confrontés, et le lieu d’opération, la Chine, n’a rien d’hasardeux : celle-ci est connue pour son côté plus libéral sur les questions éthiques.

Une question éthique des plus complexes

Pour ceux qui ont décidé de l’entreprendre, cette greffe permettrait si elle réussit un bond en avant pour la médecine. Pour beaucoup d’autres, elle contredit l’éthique même de la fonction de neurologue, refusant entre autre l’évaluation du rapport bénéfice/risque. Il s’agit d’un acte inédit, dont aucun spécialiste ne peut en réalité prévoir les conséquences physiques et psychologiques. Canavero entend bien garder « les plus grands cerveaux contemporains » vivants, à l’instar de Stephen Hawking, ce qui ne serait possible que par cette greffe. Encore une fois, beaucoup ne voient pas les choses du même œil. Le réel défi des neurosciences aujourd’hui serait celui des maladies neurodégénératives. Il s’agirait de réussir à stopper leur progression. Parkinson, Alzheimer, ou encore Sclérose Latérale Amyotrophique, sont des pathologies lourdes devenues avec le vieillissement de la population un problème de santé publique. À l’inverse, Canavero voit en son acte la plus grande avancée de notre époque. Sauveur de l’Humanité ou accélérateur de transhumanisme ? L’opération est au carrefour palpable des dizaines de questionnements et d’inconnus, tant scientifiques que sociologiques ou éthiques. Relève-t-elle du transhumanisme, de la science-fiction ; est-il juste d’en entendre parler à ce point ? La réussite semble presque ne pas importer : ce sont les questions et les obstacles rencontrés lors de cette transplantation qui feront avancer les techniques des neurosciences et leurs limites éthiques.

Margot Brunet

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