Construire réversible ou comment lutter contre l’obsolescence programmatique

Pierre Navaro Auburtin
Alternative Builders
7 min readApr 21, 2021

Alors que la situation sanitaire provoque une intensification du recours au télétravail et par la même occasion questionne l’usage que nous faisons des espaces, force est de constater que les bâtiments construits font face à un manque de flexibilité programmatique. L’exemple le plus frappant concerne les ouvrages de logements et de bureaux pour lesquels les hauteurs de plafond recommandées, les épaisseurs des bâtiments ou l’organisation des réseaux fluides et électriques divergent, gênant fortement le changement d’un programme vers l’autre. Cette remise en question de la fonctionnalité des espaces bâtis n’est pas nouvelle, elle est en revanche d’autant plus importante aujourd’hui, à l’heure où la densification des usages pourrait permettre une plus grande durée de vie programmatique, ainsi qu’une réduction de la demande d’espace, et donc des économies significative en termes d’énergie grise et de matériaux.

Canal Architecture est un atelier d’architecture créé en 1982 par Patrick et Daniel Rubin. Elle publie en 2017, avec l’aide de différents collaborateurs, un ouvrage intitulé “Construire Réversible”, dans lequel sont présentés et discutés les enjeux de la réversibilité des bâtiments.

L’ouvrage aborde la question sous divers angles, théoriques d’abord avec des essais et un lexique technique introduisant la notion de réversibilité au sens large, puis plus pratiques en présentant une série de courtes interviews d’acteurs du secteur, offrant ainsi des réflexions et des approches variées de la construction réversible. Ce panorama est notamment complété par l’analyse de bâtiments historiques ainsi que par un échiquier présentant le rôle de différents acteurs. L’ouvrage est conclu par une nouvelle, invitant le lecteur à imaginer la vie de ces bâtiments réversibles à travers le temps. Nous réalisons ici une synthèse des différents enjeux présentés dans ce recueil.

Les principes de la réversibilité

La réversibilité est définie comme « la capacité programmée d’un ouvrage neuf à changer facilement de destination […] grâce à une conception qui minimise, par anticipation, l’ampleur et le coût des adaptations »(p.10). Ce concept est ainsi à confronter et à mettre en relation avec les notions de réhabilitation, déconstruction ou encore modularité. Contrairement à une réhabilitation lourde, la réversibilité d’un bâtiment est pensée avant sa construction, permettant ainsi d’éviter des surcoûts lors du changement de fonction du bâtiment. La réversibilité entre ainsi dans un processus de construction durable en évitant le piège de l’obsolescence programmatique et ainsi faire l’économie de travaux de transformation de grande ampleur ou d’une nouvelle construction.

Cependant une telle anticipation ne peut se réaliser sans la mobilisation d’un certain nombre d’acteurs. Claire Henneguez, designer au Bureau Oblique, nous expose à l’aide d’un échiquier les intervenants clés de cette démarche. Du maire à l’entrepreneur de BTP, en passant par le promoteur ou encore le bailleur social. Au-delà des aspects techniques, il est nécessaire de comprendre que la réversibilité s’inscrit dans un cadre économique, financier et d’aménagement du territoire.

Des solutions techniques à la réversibilité

L’ouvrage s’intéresse principalement à la réversibilité entre logement et bureau, cette dernière concernant une large part du bâti en France. Une des contraintes principales étant que les abaques dédiés à la planification de ces constructions mènent à des dispositions trop éloignées entre les différents programmes. On retrouve cela notamment dans l’épaisseur du bâtiment, caractérisée à 18m pour des bureaux alors que cette valeur n’excède pas 15m pour des logements rentables. Cela est décrit par Daniel Calori, adjoint chez Sefri-Cime, tout comme les hauteurs d’étages fixées à 3,30m pour les bureaux et 2,50m pour les logements. Afin de résoudre cette question, Canal architecture réalise une proposition à partir d’un bâtiment théorique, réversible logement-bureau et fondée sur sept principes :

- Une épaisseur de bâtiment fixée à 13 mètres

- Une hauteur d’étage à 2,70 mètres

- Une circulation en placettes et pontons extérieurs

- L’usage du poteaux-dalles comme procédé constructif

- Une distribution des réseaux sans reprise structurelle

- Une enveloppe dont moins de 30% des éléments sera à modifier pour un changement de programme

- Des doubles niveaux en rez-de-chaussée et toiture

Plan et élévation d’un bâtiment réversible imaginé

Ces principes permettent d’imaginer tout un panel de solutions pour la construction réversible. Il s’agit ici de se les approprier pour mieux les faire varier, en accord avec une situation donnée.

Variations pour adapter la réversibilité à des figures urbaines

Un enjeu logistique est la réalisation pratique de la transformation du bâtiment. En effet, imaginons avoir construit un bâtiment de logements, pensé réversible en bureau et qu’après 30 ans on choisisse de le convertir. La question est alors de s’assurer que ce changement s’opère à moindre frais comme cela était prévu au départ. Canal Architecture émet ici l’hypothèse de la création d’un service après-vente pour s’assurer d’une mutation efficace du bâti.

Une réflexion apportée dans l’ouvrage est la naissance de projet hybride, mixte entre logements et bureaux. Jean-François Blassel, dirigeant de SPAN ingénierie , met notamment en avant l’avantage bioclimatique de l’orientation pour certains programmes, par exemple le problème de confort d’été pour les bureaux inciterait à les placer au Nord et le besoin de chauffer les logements en hiver les placerait au sud . Cependant cette hybridation semble encore plus contraignante du point de vue règlementaire. En effet, cela conduirait à devoir définir des réglementations pour des ouvrages mixtes comme par exemple pour les sorties de secours ou l’organisation des accès.

Coût économique de la construction réversible

La construction réversible est confrontée à une question financière qu’elle devra surpasser pour être efficacement mise en place. En effet, il est toujours moins coûteux de convertir l’usage d’un bâtiment qui a été conçu réversible par rapport à détruire pour reconstruire. Cependant, le fait est que le coût initial de la construction dans le premier cas est plus élevé. Il s’agit alors de démontrer que les structures donnant lieu à un usage réversible peuvent se révéler plus rentables sur la durée. Car actuellement, il est plus sûr d’investir sur une rentabilité immédiate que de parier sur une nécessité de réversibilité dans quelques années.

Concernant la réversibilité logement-bureau on peut également noter que, à Paris par exemple, la vacance serait plus coûteuse pour les logements que pour les bureaux, notamment par la taxe sur les logements vacants (TLV et THLV). . Cela pouvant être un frein à une reconversion d’un immeuble de bureau en logement par risque qu’il ne soit pas loué. La redevance bureau en Île-de-France est payée pour la construction, reconstruction ou agrandissement de bureaux. Elle participe notamment à la valeur d’un immeuble, ou le changement de fonction menant à une perte de valeur. Il faut également prendre en compte le fait que les investisseurs de logements et de bureaux sont différents. Selon Pierre Madec, économiste à l’Observatoire Français des conjonctures économiques, cette différence est due à un meilleur rendement des bureaux.

Le principe de réversibilité questionne ainsi les modèles économiques du secteur du bâtiment de plusieurs manières : Comment mettre en avant des bâtiments a priori plus chers mais plus durables ? Comment organiser une rentabilité autour de la reconversion du bâtiment ?

Le coût de construction peut sembler excessif au premier abord si l’on se limite à une vision court-termiste, ce qui peut remettre en question sa pertinence. Cependant, ce coût plus élevé par rapport à une construction dite “classique” est lissée dans la durée jusqu’à devenir rentable financièrement et durable. Ce serait alors aux élus de promouvoir ce type de construction, que ce soit par certains types de financement ou en faisant évoluer le cadre réglementaire.

Enjeux réglementaires de la construction réversible

Au-delà de ces contraintes économiques, la construction réversible est également freinée par des difficultés réglementaires. La première étant la distinction dans les normes qui régissent les différents programmes. Pour reprendre le cas d’une réversibilité entre logements et bureaux, certaines dispositions divergent d’un programme à l’autre. Par exemple, le nombre de sorties de secours ou la disposition des réseaux fluides et électriques. Cela mène à l’obligation de demander la conversion d’un programme à l’autre, ralentissant le processus tout et en décourageant la transformation.

Ces contraintes poussent les acteurs à repenser le cadre réglementaire notamment le permis de construire. En effet, celui-ci doit généralement être déposé avec une destination claire, cependant Michèle Raunet, notaire chez Etude Chevreux, imagine dans cette idée la réalisation de construction sans affectation. Didier Bertrand, directeur de la mission métropole du Grand Paris, quant à lui suggère la réalisation d’un permis de construire en deux temps. Le premier concernant la validation du programme et de la volumétrie du bâtiment alors que le deuxième constituerait un permis d’exécution. De tels changements sont difficiles sur le plan juridique et demandent une concertation de tous les acteurs pour imaginer des solutions.

Conclusion

Cet ouvrage nous présente ainsi un panorama global de la construction réversible notamment par la diversité des médiums utilisés ou encore la variété des profils interrogés. Dans un contexte toujours plus incertain où les besoins sont amenés à changer parfois avant même que la construction d’un bâtiment soit finie, la réversibilité s’inscrit dans une vision plus durable et flexible du bâti.

Cependant elle doit encore faire face à certaines contraintes, principalement réglementaires et économiques. Il s’agit de trouver un cadre normatif cohérent, mais également de convaincre les investisseurs de l’intérêt et de la faisabilité de ce type de bâtiment.

Enfin la réversibilité nous amène à concevoir d’autres espaces et manières de vivre, elle questionne nos usages et nous pousse à imaginer le monde de demain comme dans la nouvelle “Après Demain” de l’ouvrage.

Pour aller plus loin

Voici quelques initiatives et projets naissants ou construits qui s’inscrivent dans la construction réversible :

Conjugo de Vinci construction avec Canal Architecture et Génie des Lieux

Stream building de Philippe Chiambaretta Architecte

Le projet “Black Swans” par Anne Démians Architecte et Icade

Initiative financière d’Action Logement pour la reconversion de bureaux vacants en logements

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