La Théorie du Donut, une recette innovante pour la justice environnementale et sociale

Alexandra van Milink
Alternative Builders
10 min readMar 23, 2021

Auteurs : Alexandra van Milink & Carrick Reddin

Initié par la chercheuse britannique Kate Raworth (2012), la Théorie du Donut représente un « espace sûr et juste » pour l’humanité à l’intérieur des limites planétaires — un concept qui combine et exploite l’économie pour servir les besoins sociaux et l’écologie à l’échelle mondiale avec une approche pratique ancrée dans le design thinking.

Le modèle du Donut. Source : Kate Raworth and Christian Guthier, The Lancet Planetary Health (dans World Economic Forum, 2017).

Une nouvelle façon de penser l’économie durable

La théorie de l’économie du Donut est une nouvelle façon de penser l’économie soutenable au XXIe siècle, en questionnant une idée qui obsède depuis longtemps les économistes et les décideurs politiques : la croissance sans fin. Initié par la chercheuse britannique Kate Raworth, le modèle du Donut représente un « espace sûr et juste » pour l’humanité à l’intérieur des limites planétaires. Le concept combine et exploite l’économie pour répondre aux besoins écologiques et sociaux à l’échelle mondiale avec une approche pratique ancrée dans le design thinking.

Comment ça marche ? Imaginez un donut classique (au chocolat, à la fraise ou à votre parfum préféré) avec un trou au milieu : le bord extérieur représente le plafond écologique de notre écosystème global tandis que le cercle intérieur représente le fondement social. Entre ces deux anneaux, nous trouvons un « espace juste et sûr », dans lequel nous pouvons satisfaire les besoins de tous, dans la limite des moyens de la planète. Le premier anneau mentionné, le plafond écologique, représente essentiellement les limites planétaires que nous devons respecter pour préserver des conditions semblables à l’Holocène (dernière ère géologique durant laquelle l’humanité s’est développée et étendue) et éviter l’effondrement des systèmes qui soutiennent notre vie (1). Parmi les 9 processus garants de l’équilibre du système Terre essentiels au développement de la vie humaine, quatre sont irrémédiablement modifiés (on parle de franchissement de point de bascule ou “tipping point”), faisant planer la menace d’un désastre écologique et humain (2).

La deuxième frontière, le socle social, comprend les éléments fondamentaux dont les humains ont besoin pour vivre et couvre les besoins primaires tels que l’accès à la nourriture, à l’eau ou à un logement. Toutefois, le modèle n’est pas uniquement conçu pour que les humains survivent. Il met l’accent sur la nécessité de leur offrir des opportunités de s’épanouir. Par conséquent, ce socle comprend également des biens sociaux tels que l’appartenance à une communauté, l’égalité des genres et la représentation politique, qui sont basés sur les Objectifs de Développement Durable. Ainsi, le modèle du Donut symbolise une économie qui satisfait les besoins de chacun dans la limite de ce que l’équilibre actuel du système Terre peut supporter. C’est un outil que Raworth présente comme une nouvelle boussole pour guider l’humanité de ce siècle.

Pour agir rapidement, nous devons changer notre perception de l’économie

Raworth suggère que, pour limiter la menace d’une catastrophe écologique tout en garantissant l’assouvissement des besoins fondamentaux individuels et de la société, nous devons remettre en question l’obsession de la croissance dans les sciences économiques. Les racines de l’économie remontent à l’époque des Grecs de l’Antiquité, bien avant la nouvelle définition de l’économie en tant que science au XIXe siècle. Dans la Grèce antique, l’économie n’avait pour objet que l’art de gérer les ressources et un ménage. Ce n’est qu’à la fin du XXe siècle que cette discipline a été associée à la croissance et à la richesse. La conception actuelle que nous avons de l’économie et que nous nous sommes vus inculquer ne date en réalité que de quelques décennies. Pour changer notre vision de l’économie, nous devons changer ces idées préconçues. Effacez les diagrammes que vous avez appris ou mettez du liquide correcteur dessus et redessinez-les à travers les sept nouvelles images suggérées par Kate Raworth pour mieux répondre à nos besoins et à notre époque.

Sept principes pour penser comme un économiste du XXIe siècle. Source : Chelsea Green Publishing (2018)

En transformant le modèle économique en diagramme de flux circulaire, en discréditant l’homo œconomicus, en changeant la courbe d’offre et de demande en systèmes massifs de variables interconnectées et en permettant une meilleure conception pour surmonter les hypothèses générales faites par la Courbe de Kuznets, Raworth jette de nouvelles bases sur l’introduction à l’economie. En abandonnant les métaphores mécaniques et en pensant l’économie de façon holistique, l’autrice remet fondamentalement en question les principes du XXe siècle de ce domaine afin de proposer un nouveau mode de pensée pour l’économiste du XXIe siècle.

L’économie intégrée. Source: Kate Raworth and Marcia Mihotich in Monbiot, G (2017).

En remodelant notre compréhension de l’économie, Raworth remet en question ce que nous considérons généralement comme le modèle le plus approprié et le plus précis pour décrire les activités économiques. Elle montre comment l’économie dépend des flux d’énergie et de matériaux, qui sont ancrés dans la société et dans le système terrestre. À travers cette nouvelle image de l’économie, elle souligne que nous, en tant qu’êtres humains, sommes plus que de simples travailleurs et consommateurs de capital. L’économie devrait donc être le miroir des interactions humaines et des relations avec notre environnement, en incluant tous les aspects complexes et multiformes de nos vies.

Dans l’ensemble, l’économie conventionnelle considère la conservation de l’environnement comme quelque chose que les sociétés ne peuvent se permettre qu’une fois qu’elles ont atteint un certain niveau de richesse et donc de développement. Mais des études, telles que celle de Grossman et Krueger, ont déjà montré que lorsque le développement économique d’un pays augmente, son empreinte environnementale augmente également (3). La croissance économique ne peut pas être une courbe ascendante infinie, comme cela est souvent présenté, car la planète ne dispose que d’une quantité finie de ressources. Le modèle en forme de donut représente un modèle d’économie circulaire et régénératif dans lequel les acteurs sont agnostiques à la croissance et, au lieu du PIB, mesure le bien-être social et les limites planétaires.

Cependant, certaines questions demeurent. Que faisons-nous lorsque nos objectifs de croissance actuels ne sont pas écologiquement viables ? Et lorsque, inévitablement, les économies cessent de se développer ? Une chose est claire : nous devons cesser de nous fier uniquement à la croissance économique pour mesurer le développement bénéfique et trouver des alternatives. Le modèle du Donut de Kate Raworth constitue une avancée importante vers un tel avenir alternatif.

Pour aller plus loin…

Inspiration des Limites à la Croissance et des Biens Communs

Le travail de Raworth s’inspire de l’économie et des études environnementales du XXe siècle. L’ouvrage Les limites à la croissance (Limits to Growth), publié en 1972 à la demande du Club de Rome, étudie le phénomène de la croissance exponentielle de l’économie et de la démographie dans un contexte de ressources limitées (4). L’autrice principale, Donella Meadows, et ses collègues montrent qu’au cours du siècle dernier, le prédicteur le plus puissant de la croissance du PIB d’un pays est son taux de consommation de ressources. Les éditions récentes de l’ouvrage montrent que le monde a largement suivi le scénario du « statu quo » (« business-as-usual » en anglais) dans lequel la croissance démographique, la pollution et la production industrielle augmentent de manière exponentielle. Dans le modèle, ce scénario se traduit par une perte soudaine de population, une dévastation de l’environnement ainsi qu’une perte de production industrielle dans la seconde moitié du XXIe siècle. Plus précisément, comme le montrent les graphiques ci-dessus, nous considérons 2020 comme un tournant où la production industrielle culmine, où les ressources deviennent de plus en plus rares et où la valeur de l’économie mondiale commence à décliner — une réalité observée depuis le déclin des économies occidentales dès 2008 ainsi que la crise des subprimes, et mis en evidence à travers la pandémie du COVID-19. Le modèle du Donut se situe dans cette réalité contemporaine car il préconise une approche agnostique de la croissance pour promouvoir le bien-être social et environnemental. Au lieu de s’entêter dans la croissance économique au nom de la croissance économique, le modèle de Raworth donne la priorité à la réduction de l’empreinte écologique humaine tout en sécurisant les ressources sociales et naturelles afin de rompre avec le modèle du business-as-usual proposé par Meadows.

A comparison of The Limits to Growth with 30 years of reality. Source: Turner 2008

Le livre s’inspire également des travaux d’Elinor Ostrom dans les années 90 sur les biens communs, en particulier la notion selon laquelle l’humanité a la capacité de s’auto-organiser efficacement non seulement par le biais des marchés, mais aussi par la propriété commune des ressources culturelles et naturelles (5). Les communautés, avec leurs innombrables façons de gérer les ressources communes, sont les mieux placées pour assurer leur survie et celle des générations futures.

Questions et réflexions

Au cœur de l’argument de Raworth se trouve une critique de la dépendance excessive à la croissance du PIB en tant qu’objectif et mesure du succès du développement durable. Elle appelle notamment à la mise en place « d’économies qui dépassent la dépendance structurelle […] à la croissance sans fin du PIB ». Il y a donc une contradiction apparente dans l’utilisation des Objectifs de Développement Durable (ODD), adoptés par les États membres des Nations Unies en 2015, pour servir de « plancher social » du modèle du Donut.

Si les ODD définissent un certain nombre de normes sociales importantes qui sont essentielles pour assurer le bien-être des populations mondiales, notamment l’égalité des genres, l’éradication de la pauvreté et l’accès à la nourriture et à l’eau, ils appellent également à une croissance cohérente du PIB à long terme, en particulier dans les pays en développement (l’objectif 8 précise « une croissance du produit intérieur brut d’au moins 7% par an dans les pays les moins avancés ») (6). Rien ne permet de penser que ce niveau de croissance du PIB est possible tout en atteignant les autres ODD, en particulier ceux qui visent à garantir que les humains vivent en harmonie avec la nature et à préserver le bien-être environnemental. En outre, nous constatons que les ODD représentent des mesures subjectives, mais largement acceptées, du développement durable. Ainsi, alors que l’anneau extérieur des limites planétaires est susceptible de rester fixe au fil du temps, l’anneau intérieur du bien-être social peut changer à mesure que de nouveaux objectifs et paramètres sont définis, s’ajoutant aux différences de méthodes de mesures et d’interprétation des résultats. On peut se demander si les ODD constituent le cadre le plus approprié pour mesurer le bien-être social et, sinon, quelle serait l’alternative viable? On peut imaginer qu’il s’agit peut-être d’une opportunité pour le Donut — avec ses principes de plancher social et de plafond environnemental — d’influencer le langage du prochain agenda de développement international afin d’éviter les contradictions que l’on trouve dans les Objectifs de Développement Durable.

Il nous semble que la réalisation des promesses du modèle du Donut nécessitera une adoption à grande échelle par le biais d’un accord mondial. Alors que les nations continuent de se concurrencer pour les ressources et la croissance économique, il n’y a que peu d’éléments pour garantir qu’elles respectent les limites planétaires. Trop souvent, les pays réduisent les impôts ou éliminent les mesures environnementales pour attirer les entreprises et les investissements directs étrangers. On abandonne le bien-être environnemental et social pour la croissance du PIB. Dans ce contexte, nous voyons le rôle indispensable des communautés locales dans l’adoption du modèle du Donut; depuis le lancement du Doughnut Economics Action Lab (DEAL), nous observons des mouvements citoyens à travers le monde plaider en faveur de ce modèle économique holistique et régénérateur. Simultanément, on doit reconnaître l’importance de la coopération internationale sur des questions telles que la fiscalité des entreprises, la tarification du carbone, les normes environnementales, la politique commerciale équitable et les droits de l’homme. Sans une action gouvernementale coordonnée sur ces questions, il sera difficile de réaliser la promesse de justice sociale et environnementale. C’est une raison supplémentaire d’agir et de plaider au niveau local sur ce ce sujet d’une importance capitale.

Raworth nous laisse avec un défi de taille: « Aucun pays n’a jamais mis fin au dénuement humain sans la croissance économique. Et aucun pays n’a jamais mis fin à la dégradation écologique avec la croissance économique ». À travers cette série, nous explorons comment le Doughnut Economics Action Lab et d’autres acteurs dans le monde travaillent pour apporter des solutions à ce défi. Suivez-nous dans le chemin que nous parcourons à travers ce Donut; il se pourrait bien que ce soit la meilleure chose que nous puissions consommer aujourd’hui pour notre santé de demain.

Fait amusant : pourquoi les donuts ont-ils un trou au milieu ?

Le trou permet à l’extérieur et à l’intérieur de la pâte de cuire de manière égale. S’il n’y avait pas de trou, la pâte devrait rester dans l’huile beaucoup plus longtemps, ce qui brûlerait les bords.

Pour aller plus loin :

Si vous souhaitez aller plus loin, voici quelques pistes d’exploration :

Bibliographie (Ouvrages cités) :

  1. Rockström, J., Steffen, W., Noone, K. et al. (2009). A safe operating space for humanity. Nature 461, 472–475. https://doi.org/10.1038/461472a
  2. Steffen et al. (2015). The Nine Planetary Boundaries. Stockholm Resilience Centre. https://www.stockholmresilience.org/research/planetary-boundaries/planetary-boundaries/about-the-research/the-nine-planetary-boundaries.html
  3. Grossman, Gene M. and Krueger, Alan B. (1994). Economic Growth and the Environment. NBER Working Paper No. w4634, Available at SSRN: https://ssrn.com/abstract=227961
  4. Meadows, Donella, et al. (1972). The Limits to Growth: Report to the Club of Rome. http://www.donellameadows.org/wp-content/userfiles/Limits-to-Growth-digital-scan-version.pdf
  5. Ostrom, Elinor. (1990). Governing the Commons: The Evolution of Institutions for Collective Action. 30 November 1990. https://books.google.co.uk/books/about/Governing_the_Commons.html?id=4xg6oUobMz4C&hl=en
  6. Nations Unies. Objectifs de Développement Durable. Objectif 8 : « Promouvoir une croissance économique soutenue, partagée et durable, le plein emploi productif et un travail décent pour tous ». https://www.un.org/sustainabledevelopment/fr/economic-growth/

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Alexandra van Milink
Alternative Builders

Architect & urban policies. Passionate about creating sustainable, resilient and inclusive communities. Research on new paradigms ! 4 languages.