États du cirque actuel : regard sur quelques scènes post-anthropocentriques

Par Cyrille Roussial, doctorant en arts de la scène à l’Université Lumière Lyon 2

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
10 min readNov 20, 2020

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Afin de nourrir des réflexions consacrées aux rapports de la création contemporaine à l’écologie, nous proposons de prêter attention à des œuvres faisant référence au cirque ou évoluant dans le réseau de production et de diffusion qui lui est dédié. Leurs auteur·ice·s nous semblent, dans une certaine mesure, appréhender plusieurs questionnements que soulève actuellement l’hypothèse « anthropocènique » en mettant en perspective les dynamiques et conséquences propres au renouvellement de la cohabitation et de l’interaction entre humains et non-humains.

Ce corpus d’œuvres récentes ou en cours de création témoigne des moyens dont disposent des artistes pour agir sur nos sensibilités et nos représentations en valorisant et réhabilitant la matérialité de notre monde, qui repose sur une fragile écologie. Comme le suggère Emma Merabet dans un article sur cette même plateforme, le devenir de l’humanité « ne peut se raconter [ou] s’éprouver suivant les déroulements et dénouements traditionnels du drame »[1], mais par l’intermédiaire de nouvelles manières faire et de faire sens. Que ce soit au plateau ou au sein d’espaces non dédiés exclusivement aux performances scéniques, cette piste présuppose « de nouvelles manières d’enchaîner (des actions), de nouer (des présences), et ainsi même de faire tenir des mondes, plus ou moins durablement », en mesure d’accueillir une diversité de formes de vie humaine et non-humaine qui réclament notre attention.

Dans chacun des exemples d’œuvres que nous retenons, les interprètes opèrent un décentrement vis-à-vis de l’anthropocentrisme grâce à des nourritures terrestres que sont les paysages, les objets et d’autres matières du monde physique qui rendent possibles tout autant des drames que des victoires[2]. Référence est faite ici aux scènes « post-anthropocentriques », dénomination par laquelle Hans-Thies Lehmann rassemble plusieurs « figurations esthétiques qui, avec utopie, mettent le doigt sur une alternative à l’idéal anthropocentrique »[3]. Parmi les arts permettant à ces œuvres de présenter « une autre réalité que celle de l’homme, dominateur de la nature », le cirque fait figure de modèle en intégrant ce dernier « au même titre que les choses, les animaux et les lignes énergétiques dans une seule et même réalité ». Ce mode de représentation de l’incorporation de l’humain dans l’environnement est à l’origine d’une « satisfaction profonde [que le cirque] procure », mais qui ne tient pas seulement aux effets et modalités selon lesquelles les attentes des spectateur·ice·s peuvent être plus ou moins comblées. Cette satisfaction a aussi à voir avec des forces, des puissances et d’autres manifestations aux modes d’existence hétérogènes avec lesquelles sont engagé·e·s des interprètes.

Au regard des actions et présences qu’il·elle·s mettent en jeu à l’aide de leurs agrès et éventuellement d’autres accessoires et dispositifs, nous pouvons constater la « fabrication de nouveaux équipements comme de nouveaux attachements »[4]. Nos sens, qui s’attachent à saisir ce qui a lieu, sont désorientés en raison de l’attention qui varie au fur et à mesure que surgissent de « nouveaux points d’ancrage de la perception »[5]. Les artistes partagent en effet avec d’autres réalités humaines et non-humaines leur capacité d’agir, qui leur permet notamment d’influencer le déroulement d’une situation, voire son dénouement. Cette déhiérarchisation de leurs agentivités s’accompagne également du déplacement de notre seuil de sensibilité[6] lorsque nous sommes à l’affût de multiples phénomènes qui se déploient à différentes échelles spatio-temporelles. L’abaissement du seuil de tolérance des humains vis-à-vis de la maltraitance des êtres vivants a par exemple considérablement reconfiguré ces dernières décennies l’appréciation qu’un·e spectateur·ice peut avoir d’une scène mettant en jeu des éléments non-humains aux traits (voire aux manières d’être) animal, végétal ou même minéral. Ainsi le cirque devient-il un lieu d’exploration et d’expérimentation de multiples façons de représenter, d’interroger et de répondre à la conjoncture écologique qui est la nôtre.

Nous avons fait le choix d’exposer notre échantillon de propositions artistiques de façon fragmentaire afin de témoigner de la diversité des démarches de leurs auteur·ice·s. Ce que Maroussia Diaz Verbèke et Alexander Vantournhout se proposent, chacun à leur manière, d’appeler « circographie » peut être une clé de lecture pertinente pour appréhender ces méthodes de composition à l’origine du renouvellement matériel des écritures circassiennes. Ce terme suppose de les considérer à partir de leurs potentielles structures de composition[7] plutôt que des pratiques dont elles relèvent. Le rapprochement que fait Alexander Vantournhout entre la circographie et la chorégraphie est éclairant sur ce point[8] — en particulier lorsqu’il revient sur leurs distinctions respectives vis-à-vis du cirque et de la danse : ces deux notions impliquent en effet que des artistes peuvent composer une œuvre avec des éléments humains et non-humains. Par ce changement de paradigme, on suppose que les auteur·ice·s ont pu emprunter des méthodes, approches et postures autres que celles s’inscrivant dans le domaine du cirque.

Des mutations esthétiques sont ainsi perceptibles dans les dramaturgies et gestuelles mises en œuvre en raison du détournement des codes et conventions qui contribuent encore de nos jours à identifier clairement des pratiques ancrées dans l’imaginaire et la culture de ce champ artistique. En faisant le choix de mobiliser des matières polymorphes ou des objets de seconde main plutôt que des objets dits « codifiés »[9] (balles, annaux, massues, etc.), plusieurs jongleur·se·s ont dû par exemple appréhender de nouvelles qualités d’animation et de responsivité afin de les mobiliser dans leurs œuvres[10]. Si des éléments limitent voire menacent la maîtrise d’un·e interprète qui peut par conséquent être amené·e voire forcé·e à chuter, rater et échouer dans ses actes, ils contribuent aussi parfois à une déprise, en amenant cette personne à endosser une attitude proche du non-agir. Cet état suspensif est par exemple remarquable dans des dispositifs qui prêtent à certaines œuvres des configurations et des aspects caractéristiques de l’installation, où la place qu’occupent les spectateur·ice·s est aussi remise en question. On pense par exemple à plusieurs œuvres de l’exposition Faire corps de la plasticienne Claire Bardenne et du jongleur Adrien Mondot, ou encore à celles composant la collection CHINA SERIES du diaboliste Julian Vogel.

Or, pour reprendre les mots de Maroussia Diaz Verbèke, « comment ce qui apparaissait être des contraintes venues du cirque, empêchant l’expression artistique […], peuvent-elles être […] des forces expressives encore propres au cirque »[11] ? Si ce qui a lieu nécessite l’intervention d’un être vivant (humain ou animal) ayant en partie prise sur le cours des choses, son décentrement ne récuse pas son rapport fondamental à l’agrès. Cette relation avec un élément nous semble encore en effet reposer sur un principe propre à la composition en cirque : quelqu’il soit (humain ou non-humain), un élément mobilisé en tant qu’agrès rend possible des actions que l’interprète ne pourrait faire sans lui[12]. Ainsi peut-il encore être une extension de l’interprète humain (prothèse — qui remplace, ajoute — ou orthèse — qui compense, assiste voire stabilise) « à l’interface de son propre corps et du monde »[13] lorsqu’il·elle se met en retrait. Il·elle peut ainsi par exemple laisser un élément devenir le principal protagoniste, ou du moins ce qui fait l’objet de notre attention parmi d’autres éléments non-humains. Cet·te acteur·ice humain·e peut également atténuer voire effacer sa propre présence en devenant aussi un élément intégré au sein de structures spatiales semblables à des paysages. Enfin, il·elle peut être absent du plateau et laisser sur scène le « théâtre [ou plutôt le cirque] des objets »[14]. Nous retrouvons en l’occurrence les trois modalités de présence que suggère Lehmann afin de caractériser des scènes « post-anthropocentriques ».

Références :

[1] Emma Merabet (Université Lumière Lyon 2), « Décentrer l’humain ? Notes pour des scènes post-anthropocentriques » in Anthropocene 2050, mai 2020, §40 (pour cette citation et la suivante). C’est l’autrice qui souligne. URL : https://medium.com/anthropocene2050/décentrer-lhumain-notes-pour-des-scènes-théâtrales-post-anthropocentriques-caea9cb01537.

[2] Ibid., §38.

[3] Hans-Thies Lehmann (Université de Francfort), Le Théâtre postdramatique, Paris : L’Arche, 2002, p. 127 (pour cette citation et les suivantes). Il emprunte l’appellation « post-anthropocentrique » à Elinor Fuchs, professeure émérite dont plusieurs travaux dédiés à l’analyse d’œuvres scéniques ont contribué au développement des approches dites « écothéâtrales » depuis le milieu des années 1990 : voir son article « Play as Landscape: Another Version of Pastoral » in Theater, vol. 25, n°1, 1994, p. 107.

[4] Émilie Hache (Université de Nanterre), « Introduction. Retour sur Terre » in De l’univers clos au monde infini (textes réunis et présentés par É. Hache), Bellevaux : Éditions Dehors, 2014, p. 13.

[5] Julie Sermon (Université Lyon 2) emprunte cette expression à la marionnettiste et interprète Agnès Oudot dans son article « Les imaginaires écologiques de la scène actuelle. Récits, formes, affects ». in Théâtre/Public, n° 229, juin 2018, p. 8.

[6] Nous empruntons cette expression à Alain Corbin, historien reconnu pour l’ensemble de ses travaux visant à reconstituer l’univers sensoriel du passé. Voir notamment son article fondateur « Histoire et anthropologie sensorielle » in Anthropologie et Sociétés, vol. 14, n° 2, 1990, p. 13–24.

[7] Alexander Vantournhout (cie not standing), Is there a way out here?, Gand : not standing VZW / KASK School, 2017, p. 19.

[8] Voir la contribution « Presentation: Transitional Objects » proposée par Alexander Vantournhout dans le cadre du projet « The Circus Dialogues » (2018–2020), §2. URL : https://www.circusdialogue.com/alexander-vantournhout. À titre de comparaison, la parole du chorégraphe Christian Rizzo au sujet de la distinction qu’il propose entre danse et chorégraphie est aussi éclairante : voir par exemple son entretien réalisé avec Marie Richeux, « Le mouvement, c’est sculpter le vide », France Culture, émission « Par les temps qui courent », 12 février 2020. URL : https://www.franceculture.fr/emissions/par-les-temps-qui-courent/christian-rizzo

[9] Jérôme Thomas (cie ARMO) emploie cette expression dans un entretien mené par Émilie Charlet et Aurélie Coulon : « “S’occuper à pratiquer les objets”. Les objets du jongleur » in Agôn, n° 4, 2018, §2. URL : https://journals.openedition.org/agon/2070

[10] Voir notre article « Se positionner face aux éléments. Pour une lecture matérielle des modes d’incarnation du jonglage » in Agôn, n° 8, 2019. URL : https://journals.openedition.org/agon/6245

[11] Maroussia Diaz Verbèke (cie Le Troisième Cirque), « Ce que je ne sais pas d’un mot qui n’existe pas : la circographie » in Cyril Thomas, Diane Moquet, Karine Saroh (dir.), Contours et détours des dramaturgies circassiennes, Châlons-en-Champagne : éditions du Centre national des arts du cirque, 2020, p. 172.

[12] Alexander Vantournhout, « Presentation: Transitional Objects », art. cit., §8.

[13] Jérémy Damian, « Cosmodélie : scènes de l’attention » in Corps-Objet-Image, n° 4, 2020, p. 21.

[14] Hans-Thies Lehmann, Le Théâtre postdramatique, op. cit., p. 127.

Échantillon d’œuvres (par ordre alphabétique des noms d’auteur·ice·s)

Les images ci-dessous sont accompagnées de liens donnant accès à différents types de ressources (textuelles, iconographiques, sonores, vidéos) dédiées aux œuvres indiquées. Plutôt que d’aborder chacune d’entre elles en suivant notre ordre préétabli, nous recommandons une lecture plus aléatoire, ou du moins guidée par l’intérêt que suscitent ces images. Plusieurs traversées nous semblent donc envisageables, et celles que nous proposons n’ont évidemment pas vocation à écarter d’autres entrées possibles. De premiers passages peuvent prêter attention à ce qui compose les éléments (agrès, scénographie) mobilisés aux côtés de l’humain, et plus largement les espaces investis. D’autres chemins pourraient aussi se concentrer par exemple sur les manières d’être qui transparaissent dans le comportement des protagonistes, ou la façon dont ces arrêts sur image nous invitent à les parcourir, et peut-être y assister à l’avenir.

Inbal Ben Haim (Groupe La Marge), Pli, création en 2021 © Groupe La Marge. Ressource vidéo : https://youtu.be/5dGiUlbTKZk
Inbal Ben Haim (Groupe La Marge), Racine(s), opus en salle, 2019 © L’Attraction. Ressource vidéo : https://vimeo.com/318505678
Camille Boitel et Sève Bernard (L’Immédiat), 間 (ma, aïda,…), 2019 © L’Immédiat. Ressource vidéo :https://youtu.be/PwE_1ajJh8c
Laurent Chanel (ARN), Le sacre de Cthulhu, 2019 © Alexandra Caunes. Ressource complémentaire : https://www.arn.land/le-sacre-de-cthulhu.html
Boris Gibé (Les Choses de Rien), L’Absolu, 2017 © Jérôme Vila. Ressource vidéo : https://vimeo.com/234583873
Erwann Ha Kyoon Larcher, Ruine, 2019 © Jacob Khrist. Ressource vidéo : https://youtu.be/a-ZBvNRQuVM
Ici Bas, Lonely are the lonely roads, 2019 © Romain Kuck. Ressource vidéo : https://vimeo.com/247805239
Nathan Israel et Luna Rousseau (Le Jardin des Délices), La Chose, 2019 © Christophe Raynaud de Lage. Ressource vidéo : https://youtu.be/E5P4L3tWsuw
Eric Longequel et Johan Swartvagher (EA EO), Les Fauves, création en 2022 © EA EO. Ressource vidéo : https://youtu.be/ectFZIccGo4?t=139
Guillaume Martinet (Defracto) et Hisashi Watanabe (Atama to Kuchi), Yokaï, 2019 © Bozzo. Ressource vidéo : https://youtu.be/57TLBhLxlL8
Nicolas Mathis (Collectif Petit Travers), Encore la vie, 2019 © Collectif Petit Travers et Ensemble Tactus. Ressource vidéo : https://vimeo.com/359485531
Phia Ménard (Non Nova), Contes immoraux — Partie 1 : Maison mère, 2017 © Jean-Luc Beaujault. Ressource vidéo : https://youtu.be/lDFLqvEf7nc
Adrien Mondot et Claire Bardenne, « L’ombre de la vapeur » in Faire corps, exposition à la Gaîté Lyrique jusqu’au 3 janvier 2021 © Vinciane Lebrun / Voyez-Vous. Ressource vidéo : https://www.arte.tv/fr/videos/095190-000-A/faire-corps-avec-les-pixels/
Cécile Mont-Reynaud (Lunatic), De ses mains, création en 2021 © Christophe Raynaud de Lage. Ressource complémentaire : https://www.cielunatic.com/de-ses-mains/
Jeanne Mordoj, L’Errance est humaine et Le Bestiaire d’Hichem, 2018 © Géraldine Aresteanu. Ressource vidéo : https://youtu.be/Ea4fw0R4oU4
Jani Nuutinen et Julia Christ (Circo Aereo), Chimæra, 2019 © Philippe Laurençon. Ressource complémentaire : http://circoaereo.fr/spectacle/chimaera/
Dimitris Papaioannou, nouvelle création en 2021 © Julian Mommert. Ressource complémentaire : https://www.facebook.com/pg/papaioannou.page/photos/?tab=album&album_id=2385276854885242&__tn__=-UC-R
Dimitris Papaioannou, The Great Tamer, 2017 © Julian Mommert. Ressource vidéo : https://youtu.be/ijAc7Pfzo1s
Étienne Saglio, Le Bruit des Loups, 2019 © Prisma Laval. Ressource vidéo : https://youtu.be/HCqtn9hdKIY
Fabrizio Solinas, Little Garden, 2020 © Stefano Ricci. Ressource vidéo : https://youtu.be/oyJl7YIkKw8
Johan Swartvagher (Martine à la Plage), La Réconciliation, 2019 © Martine à la Plage. Ressource vidéo : https://youtu.be/f_ybnlFYyR4
Erwan Tarlet, L’extinction d’un cadavre exquis, « Échappées », 2020, Cnac © Christophe Raynaud de Lage. Ressource vidéo : https://youtu.be/Uo5Qgek3fds
Alexander Vantournhout (not standing), Screws, 2019 © Bart Grietens. Ressource vidéo : https://vimeo.com/363497468
Julian Vogel (Klub Girko), CHINA SERIES, depuis 2018 © Philippe Deutsch. Ressource vidéo : https://vimeo.com/424495836
Guy Waerenburgh (Le Cirque du Bout du Monde), Der Lauf, 2020 © Le Cirque du Bout du Monde. Ressource vidéo : https://vimeo.com/428746079

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.