Cécile Michaut : « Je crois à la vertu de l’exemplarité en ce qui concerne la vulgarisation scientifique des enjeux environnementaux »

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
11 min readDec 27, 2019

Cécile Michaut, formatrice en vulgarisation scientifique, a animé une journée de l’Ecole Urbaine de Lyon au cours de laquelle elle a proposé aux doctorantes et doctorants associés au programme de réaliser un journal en une journée sur les sujets qui les préoccupent. Elle revient dans cet entretien de manière plus générale sur les enjeux de la communication scientifique en ce qui concerne les questions environnementales. Propos recueillis par Lucas Tiphine avec l’aide de Dorian Maillard le 25 novembre 2019.

Maquette du journal réalisée pendant la journée de formation “Un journal en un jour” à l’EUL le 25 novembre 2019 ©Elisa Consolandi

An English translation of this interview can be found below the original version in French.

De nombreux observateurs se désespèrent du décalage entre l’accumulation de données scientifiques de plus en plus nombreuses, précises, variées et accessibles sur le changement global des conditions de vie terrestre et la lenteur de leur prise en compte par les citoyens dans leurs choix politiques et leurs modes de vie individuels. Par exemple, la parti vert français a fait un moins bon score en 2019 qu’en 2009 aux Élections européennes alors que « l’urgence environnementale » est beaucoup plus présente dans les médias qu’il y a dix ans... On peut aborder ce paradoxe avec différents cadres d’analyse, mais comment le comprendre en ce qui concerne l’enjeu spécifique de la vulgarisation des données scientifiques ?

Il est nécessaire de comprendre la réticence du grand public en ce qui concerne certaines informations pourtant très rationnelles. Par exemple, une recherche a été publiée il y a déjà quelques années dans Nature Climate Change (1) sur le lien entre la culture scientifique des étasuniens et leur acceptation ou non de l’existence du réchauffement climatique. Les résultats montrent l’absence de corrélations entre ces deux variables — on peut être très cultivé scientifiquement et ne pas croire au réchauffement climatique — ce qui se révèle frustrant pour les vulgarisateurs qui pensent communément que l’apport d’informations sur un sujet permet immédiatement une prise de conscience. Ce constat peut également se faire en France en ce qui concerne la question des vaccins. Les « anti-vax » sont souvent des personnes cultivées scientifiquement, avec un niveau social élevé, ce qui ne les empêche pas de refuser irrationnellement les vaccins alors que les études en démontrent l’efficacité. L’hypothèse que l’on peut proposer pour expliquer ce paradoxe, c’est l’existence d’un conflit d’intérêt individuel entre des croyances profondément ancrées, construites dès l’enfance, et les connaissances scientifiques que l’on peut acquérir au cours du temps sur un sujet. Typiquement aux États-Unis, ce qui permet de prédire si une personne accepte ou non le réchauffement climatique, c’est son vote. Pour caricaturer : le Républicain n’y croit pas et le Démocrate y croit. Au cœur de l’imaginaire républicain se trouve la croyance absolue dans les bienfaits de l’économie : « tout ce qui est bon pour l’économie est bon pour moi et pour la société ». Pourtant, c’est tout le contraire puisque la corrélation entre développement économique et réchauffement climatique est forte. Mais la remise en cause de ces convictions profondes est bien trop douloureuse pour un Républicain et risque de le mettre en défaut face à son entourage.

Aller contre ce mécanisme psychologique est compliqué. Il remet en tout cas profondément en cause la pertinence du « modèle du déficit ». Selon ce modèle, le grand public est séparé du camp des experts par un manque de connaissances sur un sujet qu’il est facile de combler par l’apport d’informations supplémentaires. Mais la réalité est tout autre. Ça ne fonctionne tout simplement pas ! Il faut donc aller voir ailleurs, notamment du côté des émotions. Ce qui nous fait souvent accepter une information, ou du moins l’écouter de manière positive, c’est la personnalité de celui ou celle qui nous l’apporte. Si un ami ou une personne que j’admire m’affirme quelque chose, je serai beaucoup plus enclin à la croire que si c’est quelqu’un de désagréable ou hautain qui m’apporte exactement la même information. L’affect joue un rôle clé dans la construction de nos opinions. C’est pourquoi la manière de communiquer le message compte souvent plus que la teneur du propos. Je crois également à la vertu de l’exemplarité. Par exemple, le fait que Greta Thunberg donne beaucoup d’importance à manière dont elle se déplace (train, bateau) fait partie intégrante de ce qui lui confère sa légitimité, contrairement à Al Gore dont l’œuvre cinématographique s’est trouvée un peu affaiblie par les révélations sur l’impact écologique de son mode de vie (utilisation de jets privés, etc.).

Un chercheur comme François Gemenne, interrogé récemment par la revue en ligne AOC Media (2), indiquait justement que selon lui le problème majeur de l’exemplarité en ce qui concerne les enjeux environnementaux repose sur le fait que la moindre action en contradiction avec le discours véhiculé affaiblit immédiatement sa portée. Greta Thunberg elle-même a été critiquée, par exemple pour une photo de son compte Instagram sur laquelle on peut voir que la tablette de son siège de train est recouverte des emballages plastiques de son déjeuner…

Clairement, l’équilibre est compliqué à trouver, mais je ne vois pas comment on peut faire l’impasse sur cet enjeu de l’exemplarité. On le voit bien avec les hommes et les femmes politiques qui imposent aux gens se serrer la ceinture. Dès que l’action de l’un d’entre eux ne témoigne pas de cette même rigueur, cela démolit leur discours. Pour moi, il en va de même pour les scientifiques, qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à réfléchir à leur propre impact écologique. Cette préoccupation passe par exemple par la remise en question de leur participation à des séminaires ou des colloques à l’autre bout du monde. Il faut mettre fin à l’image du chercheur « donneur de leçons » qui met les interlocuteurs dans une position d’élèves sans montrer comment il prend acte lui-même de ses recherches pour son propre mode de vie. Un article récent de Social Issues and Policy Review (3) décrit dans La Presse au Québec montre que le « mimétisme comportemental » serait un des moyens les plus efficaces de faire changer les comportements : vivre la vie que vous voulez que les autres vivent a un effet d’entraînement plus efficace que les injonctions.

De manière plus générale, peut-on établir certaines règles d’efficacité en ce qui concerne la manière de véhiculer un message scientifique ? Comment impliquer un auditoire sur des questions comme le changement accéléré des conditions de vie terrestre ?

Il faut faire attention à ne pas partir immédiatement dans l’abstraction. Le quotidien de l’auditoire peut être une bonne base de départ pour leur montrer par exemple comment concrètement le réchauffement climatique a déjà un impact dans notre vie quotidienne. Il faut également consacrer du temps à présenter les actions qui peuvent être menées à leur échelle pour ne pas les désespérer. Par exemple, si l’on prend l’exemple du niveau de la mer, que signifie une hausse de tant de centimètres ? Quelles villes et combien d’habitants seraient touchés en France si l’on s’adresse à un auditoire de ce pays ? Quelles stratégies d’adaptation mettre en place ? Dans un second temps, on peut ensuite généraliser à plus grande échelle avec des chiffres précis sur le nombre de réfugiés climatiques dans le monde pour ne pas oblitérer ces enjeux mondiaux. Il faut également multiplier les canaux de transmission. À chaque type de public correspond un type de média et de format. Certes, la presse écrite a toujours un rôle majeur à jouer en tant que caisse de résonance et d’animation du débat public, mais le journalisme scientifique traditionnel pâtit beaucoup de la situation très fragile économiquement de ce média. Enfin, on ne peut pas reprocher aux scientifiques de ne pas être forcément experts dans la communication de leurs propres résultats à un large public. C’est pour cela que les vulgarisateurs scientifiques sont également nécessaires !

Notes :

(1) https://www.nature.com/articles/nclimate1547

(2) https://aoc.media/entretien/2019/11/22/francois-gemenne-a-lere-de-lanthropocene-tout-projet-politique-doit-etre-cosmopolitique/

(3) Hornsey, M.J. and Fielding, K.S. (2020), Understanding (and Reducing) Inaction on Climate Change. Social Issues and Policy Review.

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Cécile Michaut: “I believe in the virtue of being exemplary when it comes to popularizing science on environmental issues.”

(Automatic translation made with Deepl.com and revised by Lucas Tiphine).

Cécile Michaut, a science communication trainer, led a day at the Ecole Urbaine de Lyon during which she proposed to the doctoral students associated with the programme to produce a one-day journal on the subjects that concern them. In this interview, she evokes more generally the challenges of scientific communication with regard to environmental issues. Interview by Lucas Tiphine with the help of Dorian Maillard on November 25, 2019.

Many observers are despairing of the gap between the accumulation of more and more numerous, precise, varied and accessible scientific data about the Earth living conditions global change and the slow pace at which citizens are taking them into account in their political choices and individual lifestyles. For example, the French green political party scored less well in 2019 than in 2009 at the European elections, while the “environmental emergency” is much more present in the media than it was ten years ago. This paradox can be approached with different analytical frameworks, but how can we understand it with regard to the specific issue of popularizing scientific data?

It is necessary to understand the reluctance of the general public with regard to certain information that is nevertheless very rational. For example, a research was published a few years ago in Nature Climate Change (1) on the link between the scientific culture of US people and their acceptance or not of the existence of global warming. The results show the absence of correlation between these two variables — one can be very scientifically cultured and not believe in global warming — which proves frustrating for popularizers who commonly believe that providing information on a subject immediately raises awareness. This can also be observed in France with regard to the issue of vaccines. The “anti-vaccines” are often scientifically cultivated people with a high social standing, which does not prevent them from irrationally refusing vaccines even though studies demonstrate their effectiveness. The hypothesis that can be put forward to explain this paradox is the existence of a conflict of individual interests between deeply rooted beliefs, built up from childhood, and the scientific knowledge that can be acquired over time on a subject. Typically in the United States, what predicts whether or not a person accepts global warming is his or her vote. To caricature: the Republican doesn’t believe in it and the Democrat believes in it. At the heart of the Republican imagination is the absolute belief in the benefits of the economy: “Anything that’s good for the economy is good for me and for society. However, the opposite is true, since there is a strong correlation between economic development and global warming. But questioning these profound convictions is far too painful for a Republican and risks putting him/her at fault in front of his/her entourage.

Going against this psychological mechanism is complicated. In any case, it profoundly questions the relevance of the “deficit model”. According to this model, the general public is separated from the camp of experts by a lack of knowledge on a subject that is easily remedied by providing additional information. But the reality is quite different. It just doesn’t work! So we have to look elsewhere, especially on the emotional side. What often makes us accept information, or at least listen to it in a positive way, is the personality of the person who brings it to us. If a friend or someone I admire says something to me, I will be much more inclined to believe it than if it is someone unpleasant or haughty who brings me exactly the same information. Affect plays a key role in the construction of our opinions. That’s why how we communicate the message often matters more than what we say. I am also a great believer in the virtue of setting an example. For example, the fact that Greta Thunberg gives a lot of importance to the way she travels (train, boat) is part of what gives her legitimacy, unlike Al Gore, whose work has been somewhat weakened by the ecological impact of his lifestyle (use of private jets, etc.).

A researcher such as François Gemenne, interviewed very recently by AOC Media (2), indicated that in his opinion, the major problem of exemplarity with regard to environmental issues rests on the fact that the slightest action that contradicts the discourse conveyed immediately weakens its impact. For example, Greta Thunberg herself has been criticized for a photo of her Instagram account in which it can be seen that the tablet of her train seat is covered with the plastic wrapping of her lunch...

Clearly, the balance is complicated to find, but I do not see how we can ignore the issue of exemplarity. We can see this with politicians who are forcing people to tighten their belts. As soon as the actions of one of them do not show the same rigour, it demolishes their discourse. I think the same is true of researchers, more and more of whom are thinking about their own ecological impact. This concern involves, for example, questioning their participation in seminars or symposia on the other side of the world. We must put an end to the image of the researcher as a “lesson-giver” who puts people in the position of pupils without showing how he himself or she herself takes note of his/her research for his/her own way of life. A recent article in Social Issues and Policy Review (3) described in the Quebec newspaper La Presse shows that “behavioural imitation” would be one of the most effective ways to change behaviour: living the life you want others to live has a more effective ripple effect than injunctions.

More generally, can certain rules of effectiveness be established with regard to the way in which a scientific message is conveyed? How can an audience be involved in issues such as the Earth changing conditions of life?
Care must be taken not to start immediately in the abstract. The daily life of the audience can be a good starting point to show them, for example, how global warming is already having an impact on our daily lives. Time should also be devoted to presenting the actions that can be carried out at their level so as not to despair them. For example, if we take the example of sea level, what does a rise of so many centimetres mean? Which cities and how many inhabitants would be affected in France if we were to address an audience in that country? What adaptation strategies should be put in place? Secondly, we can generalize on a larger scale with precise figures on the number of climate refugees in the world so as not to obliterate these global issues. We also need to multiply the transmission channels. Each type of audience has its own type of media and format. Although the written press still has a major role to play as a facilitator of public debate, traditional science journalism suffers greatly from the very fragile economic situation of this medium. Finally, scientists cannot be blamed for not necessarily being experts in communicating their own results to a wide audience. This is why science popularizers are also needed!

Notes :

(1) https://www.nature.com/articles/nclimate1547

(2) https://aoc.media/entretien/2019/11/22/francois-gemenne-a-lere-de-lanthropocene-tout-projet-politique-doit-etre-cosmopolitique/

(3) Hornsey, M.J. and Fielding, K.S. (2020), Understanding (and Reducing) Inaction on Climate Change. Social Issues and Policy Review.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.