Catastrophes au temps de l’anthropocène : dialogue entre la fiction et la réalité

Sylvain Léauthier
Anthropocene 2050
7 min readJul 23, 2020

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“Nous n’avons pas trouvé de forme de résistance, de subterfuge pour éviter le confinement. Nous avons donné toute la place à la catastrophe”

C’est par ces mots, ceux du philosophe Thierry Paquot, que débutait l’échange “Catastrophe(s) et anthropocène”, qui s’est tenu le mercredi 10 juin 2020 dans le cadre des mercredis de l’anthropocène organisé par l’École urbaine de Lyon.

Sommes-nous dans une époque caractérisée par la catastrophe ?

Pandémies, changement climatique, catastrophes naturelles…Autrefois appartenant au monde des mythes, des légendes ou de la fiction, la catastrophe semble être aujourd’hui une réalité. Mais s’agit-il d’une catastrophe vécue ou bien d’une catastrophe fantasmée, imaginée, alimentée par les nombreuses oeuvres de fiction portant sur ce thème, et enfin projetée par les “collapsologues” ?

De l’apocalypse à la catastrophe, de la punition par Dieu à la punition par la Science

La catastrophe est-elle inhérente à l’urbanité, quasi-constitutive de la ville ?

“Dès que la ville naît, elle va être perturbée, bouleversée par quelque chose qui n’est pas prévu, quelque chose du domaine de l’incertitude. Mais l’usage du terme “catastrophe” est assez récent”, souligne Thierry Paquot. La catastrophe est souvent “naturelle”, alors qu’il y a encore quelques siècles, les épidémies ou famines étaient vécues et expliquées comme la colère d’un Dieu venant sanctionner les humains de s’être mal comportés.

Cher à Hollywood, le thème de la destruction puise ses racines dans la Bible avec l’apocalypse de Saint-Jean, rappelle Alfonso Pinto, géographe à l’École Urbaine de Lyon.

“Mais les processus de sécularisation de la modernité n’ont pas réussi à changer ce paradigme : on a substitué une vision de la science au cinéma, qui ressemble beaucoup à une divinité et qui veut soit nous prévenir soit nous punir”, analyse le géographe.

Catastrophe invisible dans une ville embaumée

Même si le thème est présent dans la littérature comme avec le récit de l’éruption du Vésuve par Pline l’Ancien, la destruction de la ville, du monde, ou de toute trace de vie a trouvé un écho puissant avec le cinéma : “Une bonne partie du cinéma de catastrophe repose sur la destruction physique. Les productions à très grands budgets peuvent en effet mettre en place le spectacle de la catastrophe, que les spectateurs, confortablement installés dans la salle, viennent contempler” pour Alfonso Pinto. En quelque sorte, un certain confort à contempler l’inconfort projeté.

“Les productions à très grands budgets peuvent en effet mettre en place le spectacle de la catastrophe, que les spectateurs, confortablement installés dans la salle, viennent contempler”

Fait intéressant relevé par le Thierry Paquot : un incendie, un ouragan ou un tremblement de terre vont changer la ville, mais généralement les villes détruites vont être reconstruites quasiment au même endroit, comme le montrent les exemples des crues du Nil au Caire ou du séisme de Lisbonne en 1755.

Photo by Dimitry B on Unsplash

Mais il n’est, nulle part, question de destruction avec la pandémie de Covid19 de 2020 et le confinement de milliards d’humains : pas de maisons détruites, brûlées ou inondées à l’image de l’esthétique des ruines développée dans la culture occidentale, mais des villes fantômes, désertées, et des habitants qui observent la ville depuis chez eux. Des “villes embaumées”, comme le décrit Alfonso Pinto, mais qui ont pourtant des antécédents : dans la fiction comme dans le film “Contagion” de Steven Soderbergh (2011), mais aussi dans l’histoire récente comme à Prypiat, ville la plus proche de la centrale de Tchernobyl évacuée dans l’urgence le 27 avril 1986, soit le lendemain de l’explosion. Mais si les rues de Prypiat sont toujours vides, les habitations le sont aussi : immeubles, piscines, hôpitaux. Tout est resté tel quel et même les objets les plus anodins (jouets d’enfants, journaux…) ont été abandonnés dans l’urgence, les autorités soviétiques ayant donné la consigne de ne rien emporter et annoncé aux habitants un retour sous trois jours.

La grande roue de Prypiat est une grande roue située dans la ville fantôme de Prypiat en Ukraine (à l’époque en URSS), plus précisément dans un parc d’attractions situé au cœur de la ville. Cette grande roue est aujourd’hui à l’abandon et n’a jamais servi, gravement contaminée par la radioactivité lors de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl d’avril 1986. Elle présente un risque d’effondrement. Elle est considérée comme le symbole de la ville de Prypiat.

La grande roue de Prypiat est une grande roue située dans la ville fantôme de Prypiat en Ukraine (à l’époque en URSS), plus précisément dans un parc d’attractions situé au cœur de la ville. Cette grande roue est aujourd’hui à l’abandon et n’a jamais servi, gravement contaminée par la radioactivité lors de la catastrophe de la centrale nucléaire de Tchernobyl d’avril 1986. Elle présente un risque d’effondrement. Elle est considérée comme le symbole de la ville de Prypiat. Photo by Jorge Fernández Salas on Unsplash

Des grandes métropoles aux pieds d’argile

Plus que les petites villes comme Prypiat, ce sont incontestablement les grandes métropoles qui sont les plus fragiles face aux catastrophes, à l’image de la peste noire ou du coronavirus qui ont frappé là où la densité humaine était le plus forte. “Est-ce qu’une démesure urbaine contemporaine a provoqué une catastrophe démesurée ?” interroge Michel Lussault, géographe et directeur de l’École Urbaine de Lyon.

Thierry Paquot mobilise Paul Virilio (“Tout progrès génère son accident”) ou encore Ivan Illich pour proposer une réponse : selon le penseur autrichien, une institution, passé un certain seuil, se retourne contre ses propres finalités de départ ; une école ne permet plus d’apprendre, un hôpital ne permet plus de soigner correctement…

La réouverture des écoles au déconfinement avec des classes de 10 à 12 élèves est la parfaite illustration de la théorie d’Illich, comme si des effectifs et une taille plus réduits étaient plus naturels et fonctionnels.

La ville condamnée aux catastrophes ?

Ouragans, raz-de-marré, tsunamis, accident technologiques, attentats…La récurrence des catastrophes urbaines depuis quelques décennies est frappante. Avec la pandémie de Covid19, la réalité semble dépasser la fiction. Comment vivre avec cette nouvelle réalité ? En l’acceptant comme fatalité ? En la gérant comme un risque ? En la dépassant pour accéder à une résilience ?

“Cette crise peut nous apprendre à réconcilier ville et campagne dans quelque chose de nouveau, une nouvelle territorialité”

Pour Thierry Paquot, il faut envisager la question urbaine au-delà de l’étendue de la ville : “Cette crise peut nous apprendre à réconcilier ville et campagne dans quelque chose de nouveau, une nouvelle territorialité, qui serait très difficile à représenter au cinéma ou en photo car elle nous échapperait toujours”

Quel(s) rôle(s) de la fiction au temps des catastrophes ?

En effet,“si la réalité a surpassé la fiction, quelle fiction faut-il inventer ?” interroge Michel Lussault.

Alfonso Pinto réagit : “L’imaginaire classique de la fiction hollywoodienne de la destruction est daté. Il y a aujourd’hui une recherche d’autres registres esthétiques et narratifs”.

Selon le géographe, la fiction peut aussi nous apprendre notre propre temps “L’imaginaire des épidémies est un instrument cognitif majeur, qui m’a permis de gérer tant au niveau collectif et personnel une réalité inattendue. Un film comme “Contagion” offre des instruments collectifs cognitifs très importants, des ressources narratives et esthétiques qui peuvent nous aider à mieux comprendre et vivre de tels événements”.

Le rêve comme infini, le monde comme limite

Autre question : comment retrouver l’imaginaire d’un futur positif ou du moins non catastrophique ? “Il est beaucoup plus facile d’imaginer la fin du monde que la fin du capitalisme”, comme l’écrivait Slavoj Žižek. Si la collapsologie a tout de suite rencontré un vif succès auprès du grand public, la décroissance n’a pas reçu une telle adhésion. Peut-être parce que la première notion renvoie à un imaginaire, alors que la deuxième à une pratique, ou du moins à une transformation nécessaire du présent dont nous sommes acteurs.

“Il faut sortir du couple croissance — décroissance. La décroissance ne peut pas être uniquement frustration et privation”

Alors que les médias se réjouissent, pendant le confinement, de la baisse historique de la pollution dans les grandes métropoles, le discours est aujourd’hui centré sur la relance de la croissance et de l’économie.

Pour Thierry Paquot, “il faut sortir du couple croissance — décroissance. La décroissance ne peut pas être uniquement frustration et privation. Il faut considérer le plaisir de la surenchère, avec son aspect festif”.

Et considérer également nos propres limites ? “Nous rêvons de l’illimité dans nos sentiments et, en même temps, nous savons que nous sommes dans un monde limité. Il y a un jeu entre deux types d’horizons : celui qu’on rêve et celui qu’on observe” conclut Thierry Paquot.

Animé par Michel Lussault, géographe et directeur de l’École Urbaine de Lyon, l’échange “Catastrophe(s) et anthropocène” entre Thierry Paquot, philosophe et Alfonso Pinto, géographe, s’est tenu le mercredi 10 juin 2020 dans le cadre des “mercredis de l’anthropocène” organisés par l’École urbaine de Lyon.

Écouter ou ré-écouter l’intégralité de l’échange en podcasts sur la chaîne de l’Ecole Urbaine de Lyon

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Sylvain Léauthier
Anthropocene 2050

“De ce qui occupe le plus, c’est de quoi l’on parle le moins. Ce qui est toujours dans l’esprit, n’est presque jamais sur les lèvres.”