Chronique anthropocène - 4 octobre 2023

berenice gagne
Anthropocene 2050
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5 min readOct 9, 2023

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Le droit de respirer

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En cet après-midi consacré à la créativité du droit dans l’anthropocène, j’ai envie de revenir à un droit élémentaire : le droit de respirer. Sur mon profil Twitter (enfin X quoi !), vous trouverez un poster produit par la NASA avec une esthétique savamment vintage qui met en scène un couple d’astronautes hétéros ayant déposé leur casque pour s’enlacer en contemplant un paysage de forêt terrestre. La scène surplombe le slogan : « La Terre, votre oasis dans l’espace, où l’air est gratuit et respirer est facile ». Il est vrai que les cyanobactéries ont été redoutablement efficaces il y a 2,5 milliards d’années pour libérer dans les océans du dioxygène par photosynthèse et provoquer ainsi « la grande oxygénation de l’atmosphère terrestre ». Mais c’était compter sans la prouesse autrement plus redoutable de notre espèce bipède dont le mode de vie a, en quelques décennies seulement, modifié la composition de l’atmosphère en émettant toujours plus de dioxyde de carbone (le fameux CO2). Alors que sa concentration oscillait entre 180 et 280 parties par million pendant des centaines de milliers d’années, il dépasse aujourd’hui les 425 ppm, soit une augmentation de plus de 42% depuis les débuts de la période industrielle. Et le plus inquiétant c’est que cette augmentation s’accélère, passant de 0,5 ppm par an il y a 50 ans à plus de 2 ppm par an sur la dernière décennie. Un phénomène qui va jusqu’à transformer notre état civil puisqu’on en vient à ne plus demander l’année de naissance d’une personne mais la quantité de CO2 dans l’atmosphère à sa naissance. Pour incarner cette accélération vertigineuse, laissez-moi vous présenter ma dynastie matrilinéaire qui débute en 1901 : mon arrière-grand-mère donc est née à 294 ppm, ma grand-mère à 305, ma mère à 312, moi à 332, tandis que mes enfants — qui n’ont que 2 ans d’écart — sont nés à 400 et 407 ppm.

Au-delà du dioxyde de carbone, la qualité de l’air que nous respirons est fortement compromise par des particules fines et du dioxyde d’azote, principalement issus de la combustion dans les moteurs, de l’abrasion des freins et des pneus et de la combustion de bois, de fioul et de gaz. Selon les chiffres publiés en 2016 par Santé Publique France, la pollution de l’air est responsable de 48 000 décès prématurées chaque année. De nombreuses pathologies sont également associées à l’air que nous respirons, des maladies respiratoires et cardio-vasculaires, aux AVC et aux cancers en passant par les troubles du développement chez l’enfant, les maladies neurodégénératives — comme la maladie d’Alzheimer ou la maladie de Parkinson –, le diabète de type 2 ou encore les troubles de la fertilité.

A celles et ceux qui croiraient encore que nous autres Terriens et Terriennes respirons tous et toutes le même air, je poserai cette question : avez-vous déjà remarqué que dans la plupart des villes européennes, les quartiers pauvres se situent à l’Est ? Savez-vous pourquoi ? Tout simplement parce qu’en Europe les vents dominants soufflent d’Ouest en Est. Une étude publiée en mai 2021 dans Journal of Political Economy montre qu’au début de l’époque industrielle, le vent soufflait ainsi généralement la pollution au charbon vers l’Est, incitant les plus fortunés à s’établir à l’Ouest des installations polluantes tandis que les terrains situés en plein courant d’air étaient les seuls abordables pour la classe ouvrière. Voilà comment la pollution de l’air a déterminé la morphologie même de nos villes modernes. Aujourd’hui encore, on ne respire pas le même air selon son statut social. Dans l’essai Pour une écologie pirate, paru début 2023 aux éditions La Découverte, la politologue Fatima Ouassak cite un rapport de 2021 publié par l’Unicef et le Réseau Action Climat « sur les liens entre pauvreté et vulnérabilité des enfants à la pollution de l’air. A Paris, les habitants les plus pauvres risquent 3 fois plus de mourir d’un épisode de pollution que les habitants les plus riches ». Selon elle, « la pollution de l’air est une question de territoire, mais c’est aussi une question de classe et de race, notamment parce que les populations descendantes de l’immigration ouvrière et postcoloniale vivent concentrées dans les territoires les plus pollués, où l’exposition au bruit et à la chaleur est la plus forte, où l’alimentation est la plus industrielle et où l’accès aux soins est le plus discriminatoire ».

Et que dire de celles et ceux que nous autres les « gens-du-sur-place » appellons les « gens du voyage ». Dans son ouvrage Où sont les «gens du voyage»? Inventaire critique des aires d’accueil, paru en 2021 aux Editions du Commun, le juriste William Acker recense les aires d’accueil en France et dévoile leur fréquente proximité avec des zones à risque sanitaire ou écologique — centrale nucléaire, déchèterie, usine ou encore station d’épuration. Une situation qu’il résume ainsi : « Si tu ne trouves pas l’aire d’accueil, cherche la déchèterie ». Sur les 1 358 aires d’accueil répertoriées, plus de la moitié sont polluées. Pour le juriste, « contrairement aux aires d’accueil des camping-cars situées en bord de mer, ou des campings municipaux installés dans les zones touristiques, la localisation des aires d’accueil dans des terrains systématiquement relégués et donc souvent pollués est un choix de l’État et des collectivités publiques ».

“They’re Going to Kill Me (New York City)” (2020) © Jammie Holmes. L’artiste rend hommage à George Floyd, assassiné par la police à Minneapolis le 25 mai 2020, en inscrivant ses dernières paroles dans le ciel.

I can’t breathe. J’arrive plus à respirer. Ce sont sans doute les dernières paroles d’Adama Traoré en 2016, de George Floyd en 2020 et de tant d’autres hommes perçus comme Noirs, comme non-Blancs ou comme non conformes à l’ordre dominant, tués par des policiers dans l’exercice de leur fonction en France, aux Etats-Unis et ailleurs. I can’t breathe, une expression devenue cri de ralliement contre les violences policières alors que le droit de respirer — le genre de droit qui ne devrait pouvoir être volé — est dénié à une partie de la population. I can’t breathe, le slogan de notre nouvelle ère ?

En avril 2020, alors qu’un virus s’attaquait à nos voies respiratoires, paraissait dans AOC — le quotidien d’idées en ligne –, un texte de l’historien et philosophe Achille Mbembe appelant à un « droit universel à la respiration », un droit inappropriable et fondamental pour le vivant dans son ensemble, c’est-à-dire « un droit originaire d’habitation de la Terre ». Dans un petit ouvrage qui vient de paraître chez Verdier et opportunément intitulé Respire, Marielle Macé postule que ce « droit universel à la respiration n’est pas uniquement le droit pour chacun de respirer dans des milieux dépollués ; non, c’est le droit à une vie respirable, c’est-à-dire désirable, une vie qui vaut la peine, une vie à laquelle tenir. C’est le droit d’attendre beaucoup de la vie : l’espoir de fraterniser dans la respiration, l’espoir de détoxiquer nos quotidiens et de respirer enfin avec les autres. Respirer avec, « conspirer » si l’on veut ».

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berenice gagne
Anthropocene 2050

Vigie du changement global, je vois l’Anthropocène partout. Un œil sur le Capitalocène, l'Urbanocène & le Plantationocène