Clôtures

berenice gagne
Anthropocene 2050
Published in
5 min readMar 9, 2021

Chronique anthropocène à lire ou écouter

Un tour dans l’enclos pour comprendre les enjeux des clôtures : ces infrastructures terriblement anthropocènes qui garantissent des relations de bon voisinage entre les humains et la faune sauvage, les prédateurs et le bétail ou encore les herbivores et les cultures. Les clôtures matérialisent la question du partage de l’espace, de la cohabitation, entre les espèces mais aussi entre humains lorsqu’elles se font frontières.

Retrouvez toutes les références en fin d’article.

Routes et clôtures : stigmates de l’Anthropocène

Deux stigmates sillonnent la surface du globe et manifestent la manière dont les humains imposent leur marque sur le paysage : les routes et les clôtures. Les routes représentaient en 2018 près de 65 millions de kilomètres carrossables, soit la possibilité de quelques centaines de tours du monde. On peut sans doute ajouter quelques millions de kilomètres aujourd’hui, avec l’intensification du rythme des constructions routières. Mises bout à bout, les clôtures représentent, quant à elles, une longueur totale 10 fois supérieure à celle des routes : une mesure astronomique, équivalente à plusieurs allers-retours entre la Terre et le Soleil !

Les routes et les clôtures : deux infrastructures terriblement anthropocènes ! Et elles vont bien souvent ensemble puisque les clôtures sont vues comme les garantes des relations de bon voisinage entre les routes et les animaux sauvages. Depuis les années 1990, une nouvelle discipline est apparue : l’écologie des routes. Elle analyse l’impact des routes sur la faune et les écosystèmes : « les routes peuvent détruire ou fragmenter les habitats », « favoriser la pollution de l’air et de l’eau ou encore les collisions entre les véhicules et les animaux sauvages ». Les clôtures empêchent alors les animaux de traverser les routes, un véritable enjeu de sécurité routière au-delà de la protection des animaux. Mais la pose et l’entretien des clôtures coûtent cher et les politiques publiques rechignent à le faire. Dans un article de The Conversation, des géographes et écologues rendent compte de leurs expériences sur une route du sud du Québec et 2 routes du Rio Grande do Sul au Brésil. Les acteurs publics préfèrent généralement les écoducs aux clôtures. Les écoducs ou écoponts, qu’on peut régulièrement admirer enjambant l’autoroute, sont ces passages à faune, construits pour permettre aux animaux, mais aussi aux plantes de traverser une route sans risquer de se faire écraser. Évoquant du bout des lèvres la menace pour la biodiversité que représente l’explosion de la construction routière, les scientifiques concluent, quant à eux, à l’efficacité insuffisante des écoducs et préconisent les sempiternelles clôtures pour protéger à la fois la faune et les transports. Est-ce là notre seul horizon ? Parquer les animaux, les routes, les forêts ?

Les clôtures de la mort qui tue

Un article du Monde rapporte que la forêt de Sologne, l’une des plus grandes zones Natura 2000 de l’Union européenne, est engrillagée par 3000 à 5000 kilomètres de clôtures. Les grands propriétaires y transforment ainsi leurs parcelles en vaste piège à gibier et leurs parties de chasse en séances de « ball-trap sur cibles vivantes », c’est-à-dire en boucherie. Puisque j’en suis à évoquer cette fonction parfois meurtrière des clôtures, vous vous souviendrez peut-être de cette photo virale et saisissante d’un bébé kangourou littéralement rôti et ficelé dans la clôture qui l’avait empêché de fuir les immenses feux de forêt en Australie début 2020 : tout un symbole !

L’écologie des clôtures

Dans notre monde de grillages, de murs et de frontières, d’autres écologues appellent à la création d’une nouvelle discipline : l’écologie des clôtures, en écho à l’écologie des routes. Il et elles étudient ainsi les conséquences des clôtures sur les écosystèmes : blocage des migrations, modification du comportement des animaux et effets en cascade jusqu’à l’effondrement écologique. Les clôtures dictent leurs règles aux écosystèmes, elles les réorganisent complètement. Conçues, par exemple, pour prévenir la transmission de maladies entre la faune sauvage et le bétail, elles fragmentent et isolent les écosystèmes, sans prendre en compte les interdépendances. En Australie, les clôtures à dingos — ces chiens réensauvagés — s’étendent sur des milliers de kilomètres pour protéger le bétail et provoquent des réactions en chaîne qui affectent l’écologie de tout le continent. L’absence de prédateur entraîne ainsi l’explosion de la population de kangourous et, par conséquent, un déclin de la diversité de la flore et un épuisement de la composition du sol en nutriments. De chaque côté de la clôture, ce sont 2 écosystèmes très distincts qui se font face.

Les autrices et l’auteur de cette étude préconisent des infrastructures plus respectueuses de la vie sauvage. Pourquoi pas, par exemple, calquer le tracé des clôtures sur les frontières écologiques naturelles, comme les cours d’eau ou les reliefs ? Il et elles invitent en tout cas à un premier geste simple : enlever les nombreuses clôtures qui n’ont plus d’utilité. Car leurs effets perdurent longtemps : les animaux continuent ainsi à éviter des clôtures fantômes pendant plusieurs générations.

Another brick in the wall

Notre monde hérissé de clôtures et autres fils barbelés ne se limite pas à contraindre la mobilité des animaux sauvages. Le politiste François Gemenne relève ainsi dans le rapport A Walled World: Towards a global apartheid du Transnational Institute que, depuis la chute du Mur de Berlin en novembre 1989, le nombre de murs aux frontières a été multiplié par 10 dans le monde. Aujourd’hui, 6 personnes sur 10 vivent dans un pays qui a construit l’un de ces murs à ses frontières. Et alors que la construction du mur séparant le Mexique et les Etats-Unis a été très médiatisée, il représente pourtant le seul mur existant sur les continents américains. Au contraire, l’Europe compte 26% des frontières murées ou clôturées du monde. François Gemenne rappelle la vanité de ces infrastructures censées lutter contre l’immigration : elles ne font qu’augmenter le chiffre d’affaires des passeurs qui peuvent justifier de facturer leurs services plus chers au regard de la plus grande complexité du passage.

Mais ni les murs, ni même les barbelés ne suffisent à tracer une frontière : ce sont bien les politiques qui érigent les obstacles toujours plus difficiles à franchir pour rejoindre tel ou tel pays où l’on projette une vie meilleure. La Méditerranée ou la Manche, ces frontières naturelles par-dessus lesquelles nous avions l’habitude de sauter le temps d’un week-end à grand renfort de vols low cost avant la pandémie, apparaissent comme des barrières sans clôture et se transforment trop souvent en tombeaux pour des milliers de personnes qui s’entassent sur de frêles embarcations pour passer de l’autre côté. A-t-on oublié que c’est pourtant ainsi qu’homo sapiens a colonisé la totalité des terres émergées ?

Sources

- Cara Giaimo, “We’ve built enough fences to stretch to the sun — but still don’t understand their effects here on Earth” (Anthropocene, 21/10/2020).

- Jochen A.G. Jaeger, Ariel Spanowicz, Fernanda Zimmermann Teixeira, “Des millions d’animaux se font tuer sur les routes. Voici comment stopper l’hécatombe” (The Conversation, 13/11/2020).

- Alex McInturff, Christine Wilkinson, Wenjing Xu, “Fences have big effects on land and wildlife around the world that are rarely measured” (The Conversation, 30/11/2020).

- Jordan Pouille, « La forêt de Sologne défigurée par ses grillages d’acier » (Le Monde, 02/02/2021).

- Ainhoa Ruiz Benedicto, Mark Akkerman, Pere Brunet, “A Walled World. Towards a global apartheid” (Transnational Institute, 18/11/2020).

Musique du jingle : Muthoni Drummer Queen — Suzie Noma

Frontière entre les Etats-Unis et le Mexique © Getty Images

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