Compensation

berenice gagne
Anthropocene 2050
Published in
6 min readDec 8, 2020

De quoi la compensation écologique est-elle le nom ? Reforestation, conservation d’espaces sauvages, production d’énergies décarbonées : que révèle la compensation carbone de nos modes de vie et de notre mal-être ?

Une chronique à lire et à écouter. Retrouvez toutes les références en fin d’article.

En ces temps de crise sanitaire et de misère relationnelle, qui n’a pas besoin de compenser ? Je sais pas vous, mais moi quand je compense, ça finit avec une bonne crise de foie et les doigts qui collent ! Ça tombe bien, compenser et s’en laver les mains, c’est ce qu’on nous propose régulièrement. Je me sens coupable de prendre l’avion ? Le fameux flygskam me ronge ? « Cliquez sur « Planter un arbre » », comme me le propose Air France que je remercie pour son empathie. Je clique, je compense et hop ! je fais ma valise pour un week-end à Lisbonne !

Compenser, pas si simple

En juillet dernier, la compagnie aérienne française a cru bon d’afficher sa politique de compensation des émissions carbone sur les vols domestiques en ajoutant la mention “Vol neutre en CO2” à son moteur de recherche et en se réclamant des analyses du GIEC, le Groupe d’expert·es intergouvernemental sur l’évolution du climat qui, je cite Air France, « soutiennent le principe qu’une quantité de CO2 émise à un endroit peut être compensée par des programmes en faveur de la captation carbone — notamment forestière — et de la transition énergétique développés ailleurs sur la planète ». La réaction ne s’est pas fait attendre : la climatologue Valérie Masson-Delmotte, elle-même membre du GIEC, a rappelé à la compagnie aérienne que « la notion de neutralité carbone implique que chaque émission de CO2 dans l’atmosphère soit effacée par une élimination de la même quantité de CO2, retirée de l’atmosphère et stockée de manière durable. Ni la déforestation évitée ni les investissements dans des énergies bas carbone ne correspondent à cela. Enfin, un projet de reboisement permet effectivement de stocker du carbone pendant la durée de croissance de l’arbre, mais ensuite? Ce stockage peut être à long terme (ex, utilisation du bois en construction) mais aussi éphémère (ex, bois pour chauffage) ». Ouille ! Pas si simple finalement la compensation !

La réalité de la restauration écologique est autrement plus complexe et en plus elle prend du temps. Dans la revue en ligne Anthropocene, la professeure du département de sciences du système Terre de l’Université Stanford, Lauren Oakes, souligne la complexité que revêt une reforestation soutenable car il convient notamment de sélectionner les essences correspondant au futur climat supposé et donc modélisé de chaque région.

Explosion du marché de la compensation carbone

L’économiste écologique Harold Levrel a publié récemment Les compensations écologiques aux éditions La Découverte. Il y livre un diagnostic critique complet sur la portée et les limites de la compensation comme outil devant équilibrer les préjudices subis par les espèces et les habitats naturels et permettre d’atteindre une soi-disant « neutralité écologique ». Il décrit notamment les logiques économiques sur lesquelles repose la compensation. Car, avec la prise de conscience du réchauffement climatique, le marché de la compensation carbone explose. Aux Etats-Unis par exemple, malgré l’administration Trump peu portée sur les politiques environnementales, des Etats durcissent leurs réglementations et obligent les constructeurs automobiles à compenser leurs ventes de véhicules polluants. C’est ainsi que le constructeur de voitures électriques Tesla doit une partie non négligeable de son développement (plus de 3 milliards de dollars depuis 2012) à la vente de ses crédits carbone à d’autres constructeurs automobiles.

Restons dans les fossiles : la compensation est bien entendu un argument marketing très tendance. L’entreprise Total annonce ainsi fièrement son action de compensation carbone volontaire en partenariat avec la Fondation GoodPlanet créée par le photographe Yann Arthus-Bertrand. Elle s’engage à compenser l’intégralité… non, non, pas des émissions de gaz à effet de serre issues de son activité d’extraction et de production de pétrole et de gaz, mais l’intégralité des émissions carbone des voyages en avion du groupe, en finançant la construction de centrales à biogaz en Inde.

Culpabilité : Sainte Greta, priez pour moi car j’ai beaucoup pollué

La compensation ne concerne pas que les entreprises, elle est aussi accessible à chaque personne tiraillée entre sa conscience écolo et son envie de consommer pour le Black Friday, Noël ou les soldes par exemple. Des start-up bien intentionnées proposent ainsi de faire notre bilan carbone et de le compenser par prélèvement mensuel en choisissant de soutenir au choix la reforestation en Afrique de l’Est, ou un projet de combustibles propres pour la cuisine de réfugié·es en Ouganda, ou encore la protection de la forêt amazonienne par la technologie (ne me demandez pas ce que ça veut dire…).

Et voilà ! En quelques clics, j’ai soulagé ma conscience (et mon compte en banque), un peu comme avec ces pétitions que je signe en ligne, par exemple, pour m’indigner du sort réservé aux personnes qui osent croire en un avenir possible à l’intérieur de nos frontières européennes.

Rationner plutôt que compenser

C’est toujours mieux que de ne rien faire, me direz-vous. Certes, mais nous pouvons être un peu plus exigeant·es envers les politiques nationales, européennes et internationales. Les économistes Christian de Perthuis et Géraud Guibert plaident ainsi pour un renforcement du système européen de quotas d’émission de CO2 : rationner plutôt que compenser. Le système de plafonnement et d’échange des quotas de CO2 permet déjà aux industries européennes d’échanger des quotas de CO2, engendrant un prix pour le carbone, payable par les pollueurs. Le mécanisme manque malheureusement d’efficacité car des quotas gratuits sont généreusement distribués et le prix du carbone est trop faible, soi-disant pour éviter les délocalisations vers des régions moins contraignantes. C’est pourquoi les deux économistes préconisent d’inclure les secteurs du transport et du bâtiment dans la politique de quotas, de tripler le prix du carbone et de corriger la distribution gratuite de quotas. Le « mécanisme d’ajustement aux frontières », proposé par la Commission européenne et le futur président des Etats-Unis Joe Biden, sanctionnerait ainsi les pays qui ne découragent pas les émissions de carbone. Pour que ce mécanisme ne s’apparente pas à une nouvelle forme de protectionnisme, les deux économistes appellent à « coupler la tarification carbone aux frontières à une initiative européenne d’allégement de la dette » des pays les plus pauvres.

La dette des pays riches

En parlant de dette, si nous commencions par payer les nôtres ? Les pays riches, majoritairement responsables du dérèglement climatique, s’étaient en effet engagés, à Copenhague en 2009 puis à Paris en 2015, à compenser financièrement le lourd tribut écologique, économique, social et humain payé par les pays pauvres. Pourtant un rapport de l’ONG Oxfam révèle qu’ils surévaluent largement le versement effectif de ces financements climat.

Pour parler comme un autre climatologue membre du GIEC, Christophe Cassou : et si pour commencer, nous arrêtions de nuire ? Car compenser, c’est surtout ne rien changer.

Pendant que je vous parle compensation, la déforestation de l’Amazonie est à son plus haut niveau au Brésil : plus de 11 000 km2 de forêt tropicale ont été rasés en douze mois, soit à peu près la superficie de la région Ile-de-France. Le temps de cette chronique, c’est l’équivalent de 24 terrains de foot qui auront disparu. Vous me direz : à quoi bon jouer au foot en Amazonie sans Maradona ?!

De quoi la compensation est-elle donc le nom ? Avant tout de la honte des citoyen·nes des pays riches, abandonné·es à leur culpabilité individuelle par des dirigeants fanfarons sur des objectifs à 30 ans mais globalement inactifs. Comme dit Greta Thunberg, se fixer des objectifs de neutralité carbone en 2050 signifie surtout qu’on va poursuivre notre entreprise de destruction pendant encore 30 ans !

Alors, compensons avant la décompensation généralisée ?

Sources

« “Vol neutre en CO2” : la petite mention d’Air France qui fait tiquer des scientifiques » (franceinfo, 30/07/2020).

Concepcion ALVAREZ, « Compensation carbone : Air France s’appuie sur le Giec mais est rappelé à l’ordre par deux de ses membres » (novethic, 29/07/2020).

Christian DE PERTHUIS, Géraud GUIBERT, « Un rationnement des émissions de CO2 permettrait d’accélérer la transition bas carbone » (Le Monde, 04/12/2020).

James DINNEEN, “The Big Business (and Cheap Thrill) of Personal Carbon Credits” (OneZero, 06/04/2020).

Audrey GARRIC, « Climat : les pays riches surévaluent leur aide aux pays en développement, selon Oxfam » (Le Monde, 20/10/2020).

Harold LEVREL, Les compensations écologiques (La Découverte, 2020).

Lauren E. OAKES, “How to Plant the Forests of the Future” (Anthropocene, juillet 2020).

Lionel STEINMANN, « Tesla, vendeur de voitures électriques… et de crédits CO2 » (Les Echos, 04/11/2020).

Lucioles dans une forêt de bambou des montagnes de l’île Shikoku au Japon © Kei Nomiyama

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