Des savoirs scientifiques pour réformer la recherche à l’heure de l’Anthropocène. Entretien avec le biologiste Olivier Hamant.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
9 min readOct 16, 2022

Olivier Hamant est biologiste. Il conduit les travaux du Laboratoire de Reproduction et Développement des Plantes (ENS Lyon). En 2022, il a publié La troisième voie du vivant. Dans cet ouvrage mais aussi en tant que directeur de l’Institut Michel Serres, Olivier Hamant renouvelle les manières de mener des recherches scientifiques à l’heure de l’Anthropocène.

Cymothoa exigua parasitant un poisson-clown de Clark (Christian Gloor, Wikipedia)

Alexandre Rigal — Vous intervenez dans le débat public afin de proposer de nouvelles formes de recherche scientifique. Pouvez-vous nous raconter quelles expériences personnelles vous ont amenées à vouloir transformer la science?

Olivier Hamant — Je ne sais pas si ma contribution est aussi ambitieuse, mais j’essaie d’apporter ma brique, et ma critique, au monde de la recherche dans un monde qui bifurque. Il y a plusieurs points d’entrée. Tout d’abord, le regard du simple citoyen que je suis : nous abordons la question environnementale comme un problème à résoudre avec des solutions à ajouter. Or, très vite, on arrive à une contradiction : il faudrait surtout soustraire ! Faire des économies d’énergie par exemple, c’est très bien, mais c’est très superficiel.

Un autre point plus fondateur a été ma participation au campus Anthropocène organisé par la maison des cultures du monde de Berlin en 2014, et qui réunissait universitaires, artistes et société civile. A ce moment-là s’est cristallisée pour moi l’idée que la question environnementale n’était pas une crise ou un problème, mais bien un changement d’époque d’envergure : la fin du Néolithique, ni plus ni moins. Nous quittons un monde qui croyait contrôler la nature, et nous entrons dans un monde qui a perdu le contrôle. Pour le champ scientifique, qui alimente parfois indirectement l’optimisation et la performance, c’est un retournement complet. Ou plutôt, cela devrait induire une bifurcation dans l’objet et les pratiques de recherche. Nous avons pourtant encore beaucoup de chemin à faire pour réaliser ce basculement.

AR — Dans son ouvrage Le Parasite, Michel Serres écrivait que pour lhumain “la métaphore par la bête est souvent une flatterie”. Vous allez plus loin puisque vous développez vos théories à partir des plantes et que selon vous leur fonctionnement est source d’inspiration pour les sociétés humaines. Pouvez-vous nous dire en quoi et comment cela peut influencer l’organisation de la production scientifique?

OH — L’analogie du parasite est très opérante. Quand les ressources sont abondantes, une stratégie est de puiser dans ces ressources, et ainsi de vivre avec des interactions très pauvres. C’est le cas pour les parasites, et bien sûr pour nos sociétés humaines modernes, alimentées par les ressources naturelles (biomasse, charbon, pétrole, métaux, etc.). Cette stratégie est très performante à court terme, mais peu robuste à long terme. Les parasites finissent par tuer leur hôte.

Une autre stratégie, dominante dans le monde vivant, est de construire une trajectoire non pas sur des ressources abondantes, mais sur des interactions abondantes. C’est le cas des symbioses par exemple. On peut penser ici aux mycorhizes, symbiose champignon–arbre, dans les forêts, par exemple. Dans ce cas, il y a toujours des ressources, mais cette fois, le flux l’emporte sur le stock. Cela permet de vivre en présence de ressources rares. En d’autres termes, l’abondance des ressources est remplacée par l’abondance de partenaires hétérogènes. Dit encore autrement, quand on extrait moins, on interagit plus.

Réseau mycorhizien (Wikipedia)

Cette philosophie est très inspirante dans tous les secteurs, et donc aussi pour la production scientifique. Une stratégie qui met l’accent sur les « facteurs H » évaluant les produits des chercheurs, ou les facteurs d’impact des journaux scientifiques, deux critères d’ « excellence » scientifique, met l’accent sur la performance, et encourage la rapidité, le travail superficiel, voire la fraude. Il s’agit d’une stratégie de parasitisme sur le système de recherche au bénéfice de quelques-uns, dans une compétition débridée. Au contraire, une approche de science citoyenne, située par nature, ne peut pas se conformer à ces standards internationaux. Elle se construit sur les interactions, sur le long terme, et rapproche la science et les citoyens. Il s’agit d’une approche plus « symbiotique » puisque les bénéfices sont mutuels, les citoyens et les universitaires coopérant ensemble pour un objectif commun via des pratiques partagées.

AR — En mettant en avant la sous-optimalité des plantes, vous critiquez implicitement une théorie de l’évolution qui repose sur l’efficacité de l’adaptation des organismes. Il me semble que la sélection de l’organisme le plus adapté — quoique sous-optimalement — suppose plus généralement l’existence d’autres organismes qui sont encore moins optimaux, au risque de leur disparition. N’est-ce pas la logique du marché imaginée par les théoriciens du néo-libéralisme? Comment s’inspirer de ce principe, si je l’ai bien compris, pour envisager le fonctionnement de la recherche scientifique?

OH — Darwin est un grand incompris. Sa théorie de l’évolution est souvent réduite à cette idée que seuls les mieux adaptés survivent. Si on ajoute la taxonomie et le catalogue d’espèces ou de gènes à retenir, cela pourrait faire de la biologie, une discipline vraiment laborieuse et pénible ! Pourtant, Darwin a plutôt dit que les organismes avec des caractères « satisfaisants » sont sélectionnés. Ni plus ni moins. C’est plutôt le contexte industriel du 19e siècle, et ses suites néolibérales, qui ont transformé ce texte en un manifeste de compétition bio-inspiré.

Les organismes vivants ne sont pas performants ! Ils sont plutôt robustes, c’est-à-dire adaptables, capables de répondre à des situations variées et imprévisibles, grâce à de grandes marges de manœuvre, des redondances, des hétérogénéités, des incohérences, etc. Quand on réalise que Milton Friedman reçoit le prix Nobel d’économie en 1976, 4 ans après le rapport au club de Rome et 3 ans après le coup d’Etat de Pinochet, on ne peut qu’être atterré. Non seulement, la théorie néolibérale n’est basée que sur des opinions, mais les faits ont démontré sa toxicité sociale et écologique. Comme le dit Dennis Meadows lui-même, les économistes ont tendance à formuler une théorie et à choisir ensuite les données qui vont avec, alors que les scientifiques commencent par les données pour formuler une hypothèse.

Milton Friedman (Wikipedia)

Le principe de sous-optimalité part de l’observation du vivant, et également d’une critique de notre appréhension de la biologie dans un cadre de « programme », de « blueprint », de « ligne de défense »… bref, de contrôle et d’optimisation qui n’ont rien de biologique !

Pour la recherche scientifique, cela a une implication principale : il faudrait passer plus de temps sur les questions. Trop de recherches s’enferment dans des boucles d’auto-justification. On peut penser à la géo-ingénierie, qui présente des dangers d’extinction planétaire pour l’humanité, et qui peut aussi justifier la continuation d’un système non durable. On notera d’ailleurs que les grands pétroliers sont des avocats de la géo-ingénierie. N’est-ce pas suffisant pour revenir à la table à dessin, et se poser la question de la justification de cette approche, et peut-être se poser d’autres questions ?

AR — Certains de vos travaux rompent avec les frontières instituées entre sciences naturelles et sociales, puisque vous partez de la biologie pour appliquer vos résultats aux sociétés humaines. Comment envisagez-vous les relations entre ces deux vastes champs de la recherche aux relations tantôt chaudes, tantôt froides?

OH — Il faut en effet rester prudent dans les parallèles entre biologie et société. Des précédents historiques ont bien montré comment la biologie a pu être instrumentalisée pour justifier racisme et sexisme. Dans mon travail, j’espère surtout tirer une sonnette d’alarme : nous sommes allés trop loin dans la performance, jusqu’à même idéaliser le vivant comme une machine fonctionnant parfaitement. Au contraire, la beauté du vivant, c’est son imperfection, et les propriétés qui en émergent, notamment l’adaptabilité et la transformabilité.

A minima, cette vision du vivant devrait servir de garde-fou aux projets conduits dans nos sociétés : en alimentant la performance, ne sommes-nous pas en train de fragiliser l’ensemble du système ? Je suis d’ailleurs surpris qu’après la crise Covid qui a démontré ce simple fait dans le monde entier, nous revenons vers les vielles solutions de la performance. Il semble que les biologistes ont encore beaucoup à dire pour contribuer au débat social.

AR — Au-delà de l’interdisciplinarité, quelles sont les autres pratiques innovantes que vous promouvez, en particulier au sein de l’Institut Michel Serres que vous dirigez?

OH — J’ai déjà mentionné la science citoyenne plus haut. Par exemple, nous conduisons, avec Marie-Thérèse Charreyre et Sofia Correa, un projet sur les blés vêtus avec six paysan-boulangers de la région lyonnaise, dans le but de mieux comprendre les valeurs, les pratiques, et l’adaptabilité de ces espèces dans un territoire qui sera soumis à de fortes fluctuations climatiques et sociales à l’avenir.

Egalement, dans les actions de l’Institut, nous mettons en avant les approches art & science, tout simplement parce que les artistes nous aident à passer plus de temps sur les questions, et à mieux les formaliser. Ils et elles ne sont pas là pour illustrer nos propos, mais bien plutôt pour remettre en cause nos questions scientifiques, et tester leur robustesse sociale. Finalement, il s’agit avec ces deux exemples de rendre la co-construction opérante.

AR — Avec Pablo Jensen, vous avez proposé une nouvelle manière de classer les Universités. Pourtant la logique de la compétition internationale est souvent critiquée. Quel a été votre raisonnement pour sauver cette classification et la transformer?

OH — Dans cette tribune, nous avons voulu critiquer la performance sous l’angle de la loi de Goodhart qui dit que quand une mesure est la cible, elle cesse d’être fiable. On peut penser aux étudiants qui bachottent et ne retiennent pas leur cours, aux sportifs qui se dopent, et donc aussi aux universités qui se structurent en fonction du classement de Shanghai. Dans ce dernier cas, pour Paris-Saclay, cela a conduit à l’artificialisation des meilleures terres arables de France, une ressource essentielle pour notre avenir. Former l’élite du pays sur un territoire perdu, voilà qui est pour le moins contreproductif. Encore une fois, la question de départ était mal posée. Plutôt que de répondre à l’injonction du classement de Shanghai à coups d’investissements disproportionnés et toxiques pour l’environnement, il aurait été nettement plus pertinent de questionner la méthode du classement de Shanghai.

Tweet Anne Gabrillagues (Twitter)

Notre proposition a ses faiblesses, mais elle a le mérite de proposer un indice qui agglomère des paramètres très larges, et qui est donc peu optimisable. Cela permet d’éviter les biais de la loi de Goodhart, et cerise sur le gâteau, avec ce classement, plusieurs universités françaises entrent dans le top20, sans besoin de les regrouper dans un nouveau campus. Avec Pablo, nous espérons que ce type d’approche peut a minima pousser le monde de la recherche à refuser certains dogmes de l’âge de la performance, celui-là même qui est à la racine des nombreux défis de l’Anthropocène. Coopération et robustesse sont certainement des valeurs plus engageantes pour les chercheurs, et bien sûr pour la société.

Bibliographie indicative

Gould, S. J., & Lewontin, R. C. (2020). The spandrels of San Marco and the Panglossian paradigm: a critique of the adaptationist programme. In Shaping Entrepreneurship Research (pp. 204–221). Routledge.

Grumbach, S., & Hamant, O. (2020). How humans may co-exist with Earth? The case for suboptimal systems. Anthropocene, 30, 100245.

Hamant, O. (2021). Plants Show Us the Light. Trends in Plant Science, 26(2), 97–99.

Serres Michel (1979). Le Parasite. Paris:Grasset.

Hamant, O (2022) La troisième voie du vivant (Ed. Odile Jacob)

Interviewer: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050. Il travaille sur le changement social à toutes les échelles. Ses articles scientifiques incluent “The Globalization of an Interaction Ritual Chain: ‘Clapping for Carers’ During the Conflict Against COVID-19”(avec D. Joseph-Goteiner).

--

--

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.