Doute olympique, récits de villes et imaginaires urbains. Une analyse des critiques des JO de Tokyo 2020.

Par Zoé Chateau, diplômée de la mention de Master Ville et Environnements Urbains de l’Université de Lyon, doctorante à l’Université d’Exeter

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
24 min readJun 4, 2020

--

Dans un contexte national et international incertain en raison de la pandémie de Covid 19, de nombreuses objections ont été émises contre la tenue des XXXIIe Jeux olympiques et paralympiques d’été à Tokyo, initialement prévus en juillet-août 2020. Après de nombreuses hésitations, ceux-ci ont finalement pour l’instant été reportés d’un an. Certaines voix n’ont cependant pas attendu la pandémie mondiale pour protester contre la tenue des Jeux à Tokyo et tenter de se faire entendre. Le projet olympique et paralympique de Tokyo 2020 a en effet suscité des contestations dès ses origines, pour des raisons dépassant les précautions sanitaires et touchant à des questions urbaines, sociales et politiques plus larges.

Manifestation anti-olympique à Tokyo, juillet 2019© Zoé Chateau

Cet article propose un point de vue sur les oppositions aux Jeux de Tokyo 2020 et, plus largement, sur les discours qui mettent en doute et concurrencent le projet olympique officiel. Il est issu d’une enquête de terrain par entretiens, observations et analyse documentaire dans le cadre d’un mémoire de recherche portant plus généralement sur les imaginaires spatiaux et urbains mis en jeux par les Jeux de Tokyo 2020 et le rôle des mises en récit de la ville (passée, présente et future) dans la légitimation du projet olympique[1]. L’idée est ici de se pencher sur les implications spatiales, sociales et politiques des discours de mise en doute du projet olympique : quels imaginaires véhiculent-ils ? Concurrencent-ils les images d’un renouvellement urbain par la croissance, l’attractivité et la globalité portées par les discours officiels ? Sur quels récits de la ville, de son passé, de son présent et de son futur reposent-ils ?

De la pluralité des critiques à un imaginaire olympique partagé ? Thèmes structurants des doutes olympiques

Jules Boykoff, ex-athlète olympique, chercheur et figure phare de l’opposition mondiale aux Jeux olympiques, commence la conférence inaugurant la semaine de rassemblements anti-olympiques à Tokyo en juillet 2019 en insistant sur la « Janus-faced complexity of the Olympics ». À cette double face des Jeux répond la diversité de leurs critiques, qui apparaissent au premier regard toutes plus variées les unes que les autres et ne laissent aucune dimension de l’olympisme inexplorée. Il ne s’agit en aucun cas ici d’en faire une revue exhaustive, mais de présenter quelques grandes tendances, en s’appuyant notamment sur des discours d’activistes, recueillis principalement, mais non exclusivement, lors de la semaine internationale contre les Jeux Olympiques organisée à Tokyo en juillet 2019 à l’initiative des groupes Okotowa Link (association d’opposant.e.s aux JO) et Hangorin no Kai (groupe de résident.es des parcs opposés aux JO), meneurs de la résistance contre les JO à Tokyo. Cet évènement rassemblait activistes et sympathisant.es japonais.es et mouvements internationaux de lutte contre les JO, venus de Los Angeles (Nolympics LA), de Pyeongchang (Anti-Pyeongchang Olympics Alliance), de Rio, de Paris (Non aux JO 2024 à Paris). Des discours critiques de chercheurs.ses, ensuite, ont été recueillis dans le cadre plus large de la recherche. Enfin, des discours d’opérationel.les ayant un pied dans le monde olympique, qui ont émis des doutes quant aux vertus du projet olympique. Le terme « doute olympique » est ici employé pour décrire une pluralité de positionnements par rapport aux Jeux, de l’activisme anti-Jeux le plus structuré à une mise en doute des promesses olympiques contrebalancée par la reconnaissance de certains impacts bénéfiques de cet événement.

Manifestation anti-olympique à Tokyo, juillet 2019© Zoé Chateau

Les Jeux inutiles du profit et de la dette

Un premier ensemble de discours met en balance les profits conséquents réalisés par le secteur de l’immobilier et de la construction avec le caractère jugé inutile des aménagements liés aux Jeux au regard des besoins locaux ainsi que la dette laissée en héritage aux contribuables. Une activiste japonaise cite dans cette perspective l’exemple du village olympique, réalisé sur des terrains « bradés » par le gouvernement métropolitain de Tokyo (TMG) à une dizaine de développeurs privés à qui iront les recettes de la vente et de la location des appartements une fois les Jeux terminés. En contrepoint des profits liés à l’intensification de la spéculation immobilière et la hausse des prix, les coûts des Jeux financés par les pouvoirs publics sont mis en exergue, notamment par une hausse nationale de la taxe sur la consommation (passée de 8 % à 10 % en octobre 2019) que ne manquera pas de ressentir le/la Japonais.e ordinaire. Les discours soulignent l’énormité des dépenses, les Jeux étant associés au registre de l’éphémère, du superflu, voire souvent de la folie. Cela, pour quoi ? Pour des éléphants blancs, répondent les enquêté.es, à grand renfort d’exemples — la piste de bobsleigh de Pyeongchang (Corée du Sud), le stade olympique de Rio (Brésil), mais aussi un stade olympique national que l’on reconstruit tous les trente ou cinquante ans à Tokyo, tout un « nouvel agenda architectural de stades jetables, comme des gobelets de café » (Jules Boykoff) –, autant d’aménagements qui ne comblent pas les besoins locaux, alors que des problèmes sociaux d’une gravité tout autre sont laissés de côté (les retraites, les problèmes de garde d’enfant, la reconstruction du Tohoku après la triple catastrophe de 2011).

Les Jeux destructeurs des environnements (locaux)

Un second ensemble d’arguments met en avant les impacts négatifs de la tenue des Jeux sur l’environnement. Lors de l’un des séminaires de la semaine anti-olympique, des militant.e.s qui se sont opposé aux jeux d’hiver à Pyeongchang en 2018 ou d’autres, plus âgés, qui s’étaient opposés aux Jeux d’hiver de Nagano (Japon) de 1998, dénoncent des constructions non nécessaires qui ont entraîné la destruction de champs, d’arbres, d’espèces vivantes rares pour faire place aux routes, aux télésièges, aux pistes de ski et autres hôtels. En 2020, c’est le nouveau stade olympique qui concentre les contestations : si le discours officiel le présente comme « environmentally-friendly », les activistes insistent sur les arbres coupés pour sa réalisation ainsi que sur l’utilisation de bois issu d’abattage illégal dans les forêts d’Indonésie et de Malaisie, importé par les entreprises Shin Yang et Korindo.

La critique de la destruction de la nature est partie prenante d’une dénonciation plus large de l’impact des JO sur l’environnement. Les transformations morphologiques occasionnées, qui entraînent un changement des paysages « naturels », mais aussi des paysages urbains, sont particulièrement mises en avant. Le champ lexical du gigantisme est omniprésent : les discours insistent sur la taille des complexes construits à l’occasion des Jeux, par exemple les 18 étages d’un hôtel construit par le groupe Mitsui Fudosan sur le site de l’ex-parc Miyashita. Le gigantisme est connoté négativement et vient souligner l’ampleur de transformations qui ne sont ni à taille humaine, ni dirigées vers les habitant.es. Sur le programme de la semaine anti-olympique, des dessins stylisés de tours, de barrières et de pelleteuses illustrent la violence des mutations connues par Tokyo, autant de destructions — les barrières symbolisant un processus de sécurisation et de militarisation de l’espace public, dénoncé à renfort de slogans (« des clefs d’appart plutôt que des menottes » « des services publics plutôt que des descentes »).

Programme de la semaine anti-olympique de juillet 2019 à Tokyo

Au-delà de leur morphologie, ce sont les conséquences sociales de ces aménagements qui sont dénoncées. À Tokyo, les activistes rappellent l’expulsion des SDF des parcs Meiji et Miyashita afin de permettre respectivement la construction du stade olympique ainsi que celle d’un hôtel et d’un centre commercial, ainsi que le déplacement de 230 foyers — en majorité composés de personnes âgées — du bloc résidentiel de Kasumigaoka, détruit pour laisser place au stade. Un processus de gentrification, plus insidieux, est lié aux projets conduits par des développeurs privés en partenariat avec les pouvoirs publics dans un objectif de rentabilité, entraînant hausse des loyers, départ progressif des populations locales et mort des commerces indépendants. Au-delà des Jeux, c’est ici une critique plus large d’une ville qui se transforme pour les profits des grandes entreprises de l’immobilier et de la construction à coups d’opérations de renouvellement urbain qui s’exprime. Les Jeux créent, ou du moins facilitent peu à peu une « ville de luxe ». À Tokyo, les activistes visent particulièrement les projets de redéveloppement urbain qui progressent au cœur de la ville et qui sont partie prenante des Abenomics, la politique économique de Shinzo Abe, pour faire de Tokyo la « world’s most business friendly city ». Ces grands projets imposent aux habitant.es des ruptures de leurs modes de vie — les termes employés soulignant la violence de ces transformations : les grands développements sont « forced through » (introduits en force) , tandis que les habitant.es les plus pauvres et les petits commerces sont « forced out » (expulsés).

Les Jeux et les logiques du capitalisme

Les critiques les plus virulentes des conséquences locales des Jeux s’articulent à une dénonciation du système dont ils sont le produit. Les activistes insistent sur la nécessité d’élargir la focale et de réaliser que les dynamiques mêmes qui sous-tendent les Jeux sont problématiques. Le projet olympique est piloté par « le 1 % global », cette élite mondialisée qui utilise les Jeux pour appuyer ses propres intérêts. Ces analyses s’appuient sur les théories de Jules Boykoff et son ouvrage Celebration Capitalism and the Olympic Games (2013), qui fait des Jeux un exemple de « capitalisme de célébration ». Ce dernier, comme le capitalisme du désastre théorisé par Naomi Klein (2013), utilise des états d’exception — créés ici non pas par la catastrophe, mais par la fête — pour faciliter la mise en œuvre de politiques néolibérales dont la partie émergée est, dans le contexte olympique, les partenariats entre les pouvoirs publics et le secteur privé.

Banderole pendant une manifestation anti-olympique à Tokyo, juillet 2019© Zoé Chateau

Derrière les Jeux, c’est pour les activistes la ville néolibérale que l’on fabrique, dotée de spécificités locales, mais qui connaît partout les mêmes évolutions : expulsions, gentrification, dérégulation de l’aménagement urbain, verticalisation, partenariats public-privé, privatisation des espaces publics, et précarisation. Certain.es formulent également une critique des dimensions proprement politiques du capitalisme de la célébration, moins urbaines, qui met en avant son lien avec un affaiblissement des structures de la démocratie. Les Jeux, en tant qu’état d’exception, permettent aux gouvernements de faire passer des politiques qui ne seraient pas acceptées en temps normal, avec l’exemple de la conspiracy law votée en juin 2017 au Japon, qui cible la préparation d’attentats en bande organisée, jugée liberticide par plusieurs observateurs. Ces arguments sont très présents chez les activistes japonais.e.s et les chercheurs.ses, et procèdent en partie de la spécificité du contexte politique japonais. Ainsi, Satoshi Ukai, cofondateur d’OkotowaLink et professeur de littérature française, souligne en entretien « cette fois, dans le cas du Japon, ce schéma [du capitalisme de la célébration] s’applique très bien, un peu trop bien. La succession de l’empereur, les JO, le cent-cinquantenaire de la restauration de Meiji, tout vient en même temps ». Pour lui comme pour d’autres, et c’est un point essentiel dans la contestation japonaise des Jeux, ces derniers sont un moyen de renforcer l’autorité gouvernementale japonaise en donnant une image forte du pays ; ils viennent appuyer la politique de puissance, nationaliste et militariste, qui vise à affirmer le statut du Japon en Asie, mais aussi à remanier la Constitution, et à légitimer la relance du nucléaire japonais. Il s’agit pour le gouvernement Abe de montrer que le pays s’est relevé de l’accident nucléaire, que les zones les plus touchées ont récupéré, afin de relancer le nucléaire dans une optique civile comme militaire, dans un contexte plus large de montée de l’extrême droite, du nationalisme, et d’une dégradation de la démocratie.

Contre-images et contre-récits. Quel répertoire commun de la critique olympique ?

Des récits alternatifs de l’olympisme, de la ville et de leurs histoires entrecroisées viennent nourrir les critiques du projet olympique et concurrencer les discours officiels. Ils alimentent un imaginaire anti-olympique en partage, dont la diffusion est un enjeu majeur de la lutte.

Mémoires alternatives et récits concurrents de l’olympisme

Aux promesses olympiques sont opposés des récits alternatifs, qui illustrent leur caractère trompeur. Ces récits sont avant tout ceux des conséquences locales des JO et leurs protagonistes sont les victimes de l’olympisme. Une activiste japonaise raconte son expulsion du parc Meiji, et projette une photographie d’un SDF installé au pied d’une statue des anneaux olympiques, soulignant le décalage entre de beaux discours et une dure réalité. Les intervenant.e.s de la semaine anti-olympique cherchent à montrer que, derrière les discours sur la reconstruction, se cache la fin de l’aide au logement aux évacué.es de la triple catastrophe de Fukushima, la réouverture progressive des zones contaminées, le démantèlement des postes de mesure de la radioactivité. Une carte anti-olympique, réalisée par des activistes tokyoïtes, fait figurer, pour chacun des sites olympiques, des photographies des transformations qui ont eu lieu, en indiquant s’il y a eu corruption, déplacement, ou impact environnemental. Ce ne sont là que quelques exemples, mais qui constituent un pilier de l’argumentation anti-J.O. Ce sont autant d’interprétations alternatives des transformations olympiques, qui mettent en doute les promesses de l’olympisme, par la confrontation des images et la subversion des slogans, des « recovery olympics » aux « recovery obstructing olympics », des anneaux olympiques aux logos nucléaires.

Flyer, Okotowa Link

Aux contre-récits des transformations olympiques s’ajoutent des contre-récits de l’histoire olympique. Alors que les documents officiels encensent la figure de Pierre de Coubertin, père des Jeux modernes et grand humaniste, plusieurs activistes soulignent qu’il était raciste et misogyne. Alors que les discours olympiques se réfèrent souvent aux Jeux de Tokyo de 1964 ainsi qu’à ceux de Londres de 2012, le panel de références mobilisées est beaucoup plus large. Sont cités les fiascos olympiques — Athènes, en 2004, Rio, en 2016 — et les villes qui ont su s’opposer à la tenue des Jeux — Innsbruck, Calgary, Detroit, etc. Pour Satoshi Ukai ou Jules Boykoff, les Jeux de Berlin, en 1936 sont la preuve de l’articulation entre Jeux olympiques, politique de puissance, nationalisme et militarisme. De même, plusieurs évoquent les Jeux de 1940 et dénoncent les continuités entre les différents projets olympiques japonais. Ainsi, selon Shunya Yoshimi, professeur de sociologie à l’université de Tokyo, les Japonais.es ne se sont pas encore départis de l’idée des Jeux d’avant-guerre, et les liens entre Jeux, nationalisme et militarisme perdurent, tandis que selon Satoshi Ukai, il s’agit toujours pour les Japonais, en 2020 comme en 1940 et 1964, de faire la preuve de leur appartenance au « club d’une humanité supérieure ». Un flyer fait référence aux Jeux de 1940 en ces termes : « Les JO de Tokyo 2020, avec les discours sur la reconstruction, le nouvel Empereur qui se prépare à déclarer leur ouverture et des désirs de changement constitutionnel pour pouvoir inscrire les forces d’autodéfense dans l’article 9, nous font ressentir une similarité avec la situation de 1940 » (les Jeux de 1940 ayant été organisés pour montrer la reconstruction du Japon après le grand séisme du Kanto, et en commémoration du 2600e anniversaire de l’accession au trône de l’Empereur Jinmu). Il ne s’agit donc pas uniquement des conséquences matérielles des Jeux : le symbolisme pose aussi problème.

De même, si la référence aux Jeux de 1964 est présente, le récit qui en est fait est différent de celui porté par les autorités olympiques. Souvent, c’est pour rappeler le sort des résident.e.s du bloc d’appartements publics de Kasumigaoka, relogés en préparation des Jeux de 2020. Dans ce complexe de logements sociaux construit entre 1960 et 1966, propriété du TMG, vivaient des familles qui y avaient été relogées en raison de la construction du précédent stade olympique, en 1958. Certaines personnes âgées se sont donc vues relogées pour la deuxième fois en raison des Jeux de 2020. Satoshi Ukai et Torsten Weber, historien spécialiste de l’Asie de l’Est, tout en reconnaissant la valeur symbolique des Jeux de 1964, mentionnent les centaines de travailleurs morts sur les chantiers de construction ou bien les odeurs liées à l’arrivée massive de voitures et au sous-dimensionnement du système d’évacuation des eaux. Une mémoire totalement différente de l’évènement est ici véhiculée, et appuie les contestations : il ne s’agit pas de la gloire du Japon ni de sa modernisation, mais, encore une fois, des conséquences néfastes des Jeux sur les habitant.e.s. Ces récits de 1964 ne sont pas, contrairement à ceux véhiculés dans les discours officiels, des récits de l’action des élites, qui considèrent la ville comme système et voient les Jeux comme une étape transformatrice dans un processus modernisateur plus large venu d’en haut. Au contraire, ce sont des récits qui se concentrent sur le bas, les habitant.e.s, un point de vue local plus que global.

L’histoire est donc composée d’une manière bien différente de l’histoire olympique et urbaine officielle. Les récits sont multiples ; leurs sources sont différentes, de l’expérience personnelle au savoir académique. Ils ont en commun d’être des récits des oublis de l’olympisme. Chez les activistes, ils ne sont pas exclusifs les uns des autres : ils font corpus. Lors d’un séminaire sur les Jeux, les activistes japonais.es exposent, dans une petite salle transformée en « Musée anti-olympique », des archives olympiques, collectées au fil des années : pas de drapeaux volant au vent et de performances d’athlètes, mais des photographies de bâtiments détruits à l’occasion des Jeux de 1964 et d’hôtels érigés à Nagano, de manifestations, des coupures de journaux… Autant de moyens de de perpétuer une double mémoire : celle des transformations occasionnées par les Jeux, et celle de ceux et celles qui s’y sont opposé.es au fil des années.

Musée anti-olympique lors de la semaine de contestation de juillet 2019 © Zoé Chateau
Musée anti-olympique lors de la semaine de contestation de juillet 2019 © Zoé Chateau

Batailles d’images et de discours. Partager un langage commun de la critique olympique.

Un des enjeux principaux de l’action anti-olympique est la diffusion de ces récits. Ce partage se fait d’abord à l’échelle du mouvement anti-olympique lui-même. Pour lutter contre un système olympique global, mais aux conséquences différenciées selon les villes d’accueil, il faut trouver un langage commun, qui permette une action concertée. La semaine de rassemblement anti-olympique en juillet 2019 est pensée comme l’occasion d’un apprentissage ; on y échange des récits, mais aussi des éléments de stratégie. Les activistes japonais.es racontent par exemple leurs visites à Pyeongchang ou à Rio. Aurait-on ici un exemple d’un altermondialisme fondé sur une mondialisation alternative qu’appelait de ses vœux Naomi Klein, « une résistance — à la fois high-tech et populaire, focalisée et fragmentée — dont le niveau de mondialisation et de coordination équivaut à celui des multinationales qu’il s’agit d’ébranler »[2] ? L’objectif est peut-être en bonne voie d’être atteint, car de nombreux éléments de langage sont partagés. Quelles que soient leurs sensibilités, luttes urbaines, militantisme antinucléaire ou environnement, les activistes font souvent référence à une multitude d’arguments anti-olympiques, comme tirés d’un répertoire : le personnage de Coubertin, les logements de Kasumigaoka, les travaux de Jules Boykoff, etc.

L’un des enjeux est ensuite de faire porter ce langage commun afin de convaincre les « reluctant supporters », public cible de l’anti-olympisme, estimés nombreux par les activistes dans le cas japonais, résignés car mal informés par les médias et trompés par les « post-vérités » du gouvernement. Comment les atteindre ? Il s’agit de dévoiler les mécanismes du système, par un travail de pédagogie : « plus on en sait sur le modèle commercial des JO, plus on les hait, et donc le plus grand obstacle à la destruction des JO c’est l’ignorance à leur sujet ». Pour cela, il est nécessaire de mettre à disposition un langage dont ceux et celles qui le souhaitent puissent se saisir : “c’est seulement parce qu’on a été capable de maintenir le contre-récit dans le débat public que lorsque des craintes ont surgi les gens avaient ce langage à leur disposition ». Cette mise en visibilité de l’imaginaire anti-olympique passe par des slogans (« Les JO tuent les pauvres » « Pas de JO, nulle part ») et par des images, imprimés sur des t-shirts, des flyers, des banderoles. Elle passe par des contre-symboles, comme la torche de la pauvreté, passée fièrement de pays à pays entre activistes, brandie lors des différentes manifestations par les activistes japonais.es qui en sont désormais dépositaires. Elle passe aussi par l’organisation de contre-évènements, comme la semaine anti-olympique, organisée en contrepoint de la semaine officielle célébrant l’année la séparant des Jeux, ou comme le sit-in organisé par cedesmilitant.es devant le Tokyo International Forum lors d’un forum olympique. La lutte anti-olympique est, comme bien d’autres, une lutte pour la symbolisation de l’ordre social.

La torche de la pauvreté brandie lors d’un sit-in devant le Tokyo International Forum lors de la semaine olympique de juillet 2019 © Zoé Chateau

Des imaginaires urbains divergents

Ces récits alternatifs de l’olympisme et de la ville sont sous-tendus par certaines images de la ville — de ce qu’elle doit être tout comme de ce qu’elle ne doit pas être -, et se font le support de projections, hors de l’olympisme et souvent hors du capitalisme, qui viennent concurrencer celles portées par le projet olympique.

Les Jeux au sein d’une phase critique

D’une manière similaire aux discours officiels qui s’appuient sur la nécessité d’une relance économique et sur le thème de la reconstruction après la catastrophe de 2011 pour légitimer la tenue des JO, certains discours soulignent l’existence d’une phase critique, dans laquelle les Jeux viendraient prendre place. Les activistes mettent en avant un contexte global de crise environnementale et sociale qui renforce la légitimité du mouvement anti-olympique : « À échelle planétaire, l’accès à des lieux de vie ou d’abri n’a jamais été aussi difficile (…) Nous sommes au bord d’un désastre écologique. C’est en ce moment de fragilité globale que nous pouvons le moins nous permettre les largesses corrompues des Jeux qui exacerbent chacun des problèmes et des crises auxquels sont confrontées nos villes aujourd’hui ». En des termes légèrement différents, les chercheur.ses interrogé.es appuient l’idée d’une situation d’incertitude à l’échelle du Japon. Deux composantes sont mises en avant. La première est économique et démographique, avec une stagnation de l’économie japonaise ainsi qu’un vieillissement de la population, un diagnostic qui se rapproche des termes employés par les autorités pour légitimer la relance par les JO, mais qui démontre ici que le moment est très mal choisi pour les JO. La seconde composante est politique, et tient au contexte de montée du nationalisme au Japon, en lien avec une politique agressive dans l’environnement régional : « Cela veut dire que le Japon est dans une phase critique de son histoire (…) l’environnement international dans cette région est en train de changer. Alors que le Japon n’a pas d’autre schéma géopolitique qu’en se situant au centre. Donc derrière cette prise de position très belliqueuse, il y a l’inquiétude, le désarroi… » (Satoshi Ukai). La manière dont la phase critique est dessinée varie donc selon les sensibilités, mais une constante est qu’elle rend les Jeux illégitimes : alors qu’ils sont présentés dans les discours officiels comme outils de résolution, ils symbolisent son aggravation.

La ville globale et néolibérale comme figure repoussoir

De la plupart des discours ressort une figure repoussoir, celle de la ville globale et néolibérale, figure de proue d’un système économique et politique plus large, on l’a vu plus haut. Elle est souvent associée à une figure de Tokyo comme capitale macrocéphale qui concentre les ressources à l’échelle du territoire et laisse à l’abandon le reste du pays. L’hypocrisie des discours sur la reconstruction est pointée du doigt, alors que les ressources financières, les matériaux de construction et la main d’œuvre sont concentrés sur Tokyo en raison des Jeuxen contraste avec la façon dont, dans la documentation olympique et urbaine, la stratégie de concentration sur une Tokyo à la fois globale et capitale est présentée comme unique voie vers un développement étendu à tout le Japon.

Carte anti-olympique, Hangorin No Kai. Cette carte localise les sites olympiques dans la baie de Tokyo et dans le centre-ville et renseigne, pour ces sites, les cas de 1. expulsions et déplacements de population 2. corruption et 3. impact environnemental et destruction d’arbres (voir encadré de légende en bas à droite). Les photographies illustrent ces transformations.

Figures idéales

En contrepoint, trois figures idéales de ville peuvent être distinguées dans les discours de ceux et celles qui doutent à partir de l’analyse des manières dont le spatial, le social, le culturel et le politique y sont composés. Là encore, cette présentation ne vise pas à la représentativité mais seulement à donner quelques pistes et exemples à partir des entretiens menés pendant mon terrain d’étude.

La ville mature

Cette figure se retrouve principalement dans le discours du chercheur Shunya Yoshimi. Elle est intéressante car elle part des mêmes prémisses — Tokyo a atteint un stade de maturité — que les figures idéales de la ville développées dans les discours olympiques. Pour Shunya Yoshimi, la maturité est propre à un certain stade du capitalisme, caractérisé par la saturation de l’économie et le vieillissement. Comme les discours officiels, il s’appuie sur la comparaison avec le contexte de 1964 — lorsque Tokyo était en développement et le Japon en croissance — pour souligner un contraste : les enjeux ne sont plus les mêmes, et les idéaux de modernisation et de modernisme sont en train d’être remplacés par « quelque chose de différent ». De là procède une différence dans les défis à relever, aujourd’hui ceux de la qualité de vie, du développement durable et de la résilience. Encore une fois, le discours est ici proche de la rhétorique olympique, mais la similarité n’est que de surface : de ceci, Yoshimi conclut une inadaptation des Jeux au contexte de maturité urbaine présent. Ceux-ci résultent de modèles archaïques et d’un paradigme de développement économique duquel il faut sortir : « En 1964, ce que Tokyo recherchait, c’était : plus vite, plus haut, plus fort. Ce sont les principes du développement économique. C’était pendant l’ère du développement économique — et les Jeux en 2020, Tokyo en 2020, ne devraient pas aller dans cette direction. Au lieu de la vitesse, nous devrions penser à la qualité et au confort de vie. Au lieu de la force, nous devrions penser à la résilience. Au lieu de l’intensité, nous devrions penser au développement durable ». Comme dans les discours olympiques encore, la maturité représente ici à la fois un contexte, et un but vers lequel tendre. Mais, alors que la pensée olympique est déterminée par des objectifs de compétitivité et d’attractivité, dont l’atteinte suppose une intensification des échanges et des flux, Yoshimi insiste sur la nécessité de passer définitivement à un mode de développement qualitatif en œuvrant au ralentissement de la ville. Cette pensée de la ville lente a deux corollaires spatioculturels : réhabiliter le centre-ville ancien et passer à des modes de slow mobility, symbolisés par le remplacement des voitures par une combinaison entre marche et tramway. On a donc ici un imaginaire de la ville lente, confortable, construit en opposition à une image de la ville croissante, intense et compétitive.

La ville héritée

Une seconde figure idéale est celle de la ville héritée. Kei Osawa, chercheur en histoire de l’art à l’université de Tokyo, caractérise lors de notre entretien la situation présente à Tokyo comme un moment charnière. Il décrit un double processus, avec d’un côté le lissage et l’uniformisation de la ville, de sa morphologie, de ses esthétiques, mais aussi des pratiques de ses habitant.e.s, par la multiplication des chaînes remplaçant les commerces locaux et par un urbanisme d’image dont les références sont standardisées qui transforme la ville en théâtre et entraîne une mise à plat des spécificités locales, et de l’autre une différenciation artificielle, qui vient remanier les identités locales pour mieux les mettre en valeur aux yeux du/de la visiteur.se. Résultat de ce processus, la ville perd de son authenticité et devient morne ; la ville héritée disparaît sous le poids de ces transformations. Shunya Yoshimi oppose quant à lui deux parties de Tokyo. D’un côté, la partie sud-ouest, autrefois ville militaire japonaise puis américaine, devenue avec les Jeux de 1964 ville olympique et globale, associée aux autoroutes, à l’intensité, à la rapidité et à la consommation. De l’autre, la partie nord-est, héritière de la vieille Edo, qui pourrait être la ville mature, lente, qualitative et durable. Les discours sur la maturité et l’héritage sont liés : pour lui, se diriger vers la ville mature, c’est se tourner vers le nord-est et se désintéresser de la ville olympique, trop globale, peut-être, pour faire bouger les lignes. Cet imaginaire urbain s’articule à un certain récit des Jeux de 1964, qui ont pour lui représenté un basculement de la structure de la ville, de la ville historique à la ville américaine du sud-ouest, une transformation spatiale aux répercussions culturelles et sociales conséquentes. Alors, aujourd’hui, il s’agit de corriger ces directions héritées et de recentrer Tokyo sur sa partie nord-est, car c’est en renouant avec la culture de la vieille ville que pourra être réalisée la maturité. L’héritage, solution à la ville globalisée ? Il semblerait que oui : en tant qu’outil d’aménagement, l’héritage se situe dans un paradigme différent de celui du développement économique, suivant lequel il faut détruire pour reconstruire : « Si on pense juste à la rentabilité économique, on construit du neuf. Mais les vieilles maisons peuvent être réutilisées, cela se fait de plus en plus au Japon ». Et Yoshimi conclut sur ces mots : « Des JO plus intelligents auraient été : pas de neuf. Organiser les Jeux de la conservation et de la rénovation, c’est beaucoup plus attractif. On aurait pu garder le stade de 1964, les vieux bâtiments… C’est cela le nouveau neuf. » Et l’on retrouve des échos de ces idées dans les propos d’un collaborateur du gouvernement métropolitain pour la planification de la baie de Tokyo, qui considère que l’un des principaux et uniques impacts positifs des Jeux sera la conservation des bâtiments hérités de 1964, ainsi que dans ceux d’une journaliste sportive qui insiste sur le caractère inutile de nouvelles constructions alors que les logements vacants sont légion. On a ici une image de la ville héritée, préservée, constamment en lien avec elle-même, qui vient s’opposer à une autre image, dénoncée, de la ville neuve, constamment prise dans un cycle de destruction et de reconstruction.

La ville locale

La troisième figure idéale est celle de la ville locale. On l’a vu, les discours de doute olympique mettent en avant les impacts locaux inexistants ou néfastes des Jeux et soulignent que ceux-ci ne sont pas dirigés vers les populations locales. Chez les activistes, ces critiques se rattachent à un imaginaire politique et urbain qui valorise la décision et la démocratie locale. Derrière les stratégies d’empouvoirement qu’ils et elles tentent de mettre en œuvre, pour renforcer les liens communautaires qui seuls permettent de résister, il y a une certaine image de la communauté, comme unité de vie locale, tissu de solidarités et de liens sociaux, mais aussi et surtout comme entité politique, qui doit décider de son propre futur, tout en étant en même temps l’échelle à laquelle doit être décidé le futur des espaces urbains de manière plus générale : « Au lieu des JO, nous voulons des logements permanents et abordables pour tous les résidents de nos villes, dans des environnements sains et durables, avec un accès au travail, à l’éducation, à la culture et à des liens sociaux. Au lieu des JO, nous voulons que soient repensées radicalement les méthodes de surveillance et de maintien de l’ordre afin que nos pauvres, nos minorités et nos immigrés ne soient plus traités comme des criminels juste parce qu’ils existent et survivent. Au lieu des JO, nous voulons le pouvoir de décider de ce qui se passe dans nos villes, en accord avec nos vrais besoins et non les intérêts spéculatifs de l’élite financière globale »[4]. Plus encore que par les orientations proposées, ce sont ici par les moyens donnés à l’action que le discours contraste avec la rhétorique olympique et urbaine. Pour changer les villes, il faut transformer les manières de les décider : les revendications par rapport aux conditions de vie en ville sont ici inséparables de revendications liées au pouvoir et à la capacité de décision. Le local doit se faire pour le local, mais aussi par le local. On a ici une image de la communauté toute politique : elle est une entité propre, qui connaît ses besoins, est capable de décider et de s’autodéterminer — en contraste avec les discours officiels dans lesquels elle est peinte comme solidaire, certes, mais est aussi fabriquée d’en haut, pour assurer la stabilité par la mixité intergénérationnelle et pour faire plaisir aux visiteurs.ses en exhibant sa couleur locale ; une communauté apolitique et récréative. Deux imaginaires politiques sont en concurrence : l’un qui valorise la décision locale, car au plus proche des besoins, l’autre la décision d’en haut, par les élites, dans une approche globale et systémique de la ville.

Ces trois figures idéales reflètent des nœuds de la contestation olympique. Elles sont attachées à des imaginaires urbains qui divergent de ceux portés par les discours olympiques et qui contrastent avec la projection vers une ville plus globale à la croissance renouvelée qui sous-tend le projet olympique.

manifestation anti-olympique à Tokyo, juillet 2019© Zoé Chateau

Conclusion

Si le doute olympique est pluriel, la question de l’échelle locale y est structurante : les bénéfices limités des Jeux, pour une portion restreinte de la population, et leurs conséquences sur le quotidien des habitant.es sont constamment mis en balance. Chez les critiques les moins farouches, cela s’articule à une dénonciation plus large des élites capitalistes mondialisées et des politiques néolibérales dont les Jeux sont le produit aussi bien que l’outil ; ils et elles partagent un imaginaire olympique qui associe Jeux, capitalisme et ville néolibérale. Cette mise en cause s’appuie sur des récits alternatifs de l’olympisme, de ses effets sur les espaces qu’il investit, mais aussi de son histoire ; des récits qui tournent souvent autour de la question du sort des habitant.es. La remémoration et le partage de ces récits sont cruciaux pour les activistes, car ils sont le moyen de la construction et de la diffusion de la lutte. Ils viennent nourrir un imaginaire olympique en partage, qui ne s’appuie pas sur un récit unique de l’olympisme, mais sur une multitude de récits intégrés dans un répertoire de références communes. Articulées à ces récits alternatifs, certaines figures idéales de ville lente, durable, démocratique et en lien avec son passé viennent concurrencer la ville globale et capitale, qui fait figure de repoussoir. Ces figures idéales sont des nœuds qui, sans pour autant la résumer, permettent de mieux distinguer les enjeux proprement urbains de la contestation olympique. À travers elles sont repris des thèmes récurrents dans les discours olympiques et urbains officiels — durabilité, maturité, héritage, communauté –, mais ici dotés d’un sens ainsi que d’implications sociales et politiques différentes et intégrés dans des projections urbaines radicalement divergentes.

Notes :

[1] Chateau Z., 2019, Une ville et des jeux. Tokyo 1964/2020 : récits, méga-évènement et renouvellement urbain, Mémoire de master, ENS de Lyon et Ecole urbaine de Lyon. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-17-CONV-0004. J’ai le plaisir de remercier Michel Lussault, à L’Ecole Urbaine de Lyon, et Rémi Scoccimarro à l’Institut français de recherche sur le Japon, qui ont encadré le mémoire de master dont est issu ce travail, ainsi que Cécile Sakai pour son accueil à l’Institut. J’exprime toute ma gratitude à Satoshi Ukai, Kei Osawa, Shunya Yoshimi, Cécile Brice et Lucas Tiphine, ainsi qu’à plusieurs sources anonymes, pour leurs contributions et pour le temps qu’ils et elles m’ont accordé

[2] Klein N., 2002, No Logo. La tyrannie des marques, Actes Sud, p.665

[3] « No Olympics Anywhere : A Joint Statement in Solidarity », Anti Pyeongchang Olympics Alliance, Hangorin No Kai, Okotowa Link, No Olympics LA, Non aux JO 2024 à Paris (2019)

[4] « No Olympics Anywhere : A Joint Statement in Solidarity », Anti Pyeongchang Olympics Alliance, Hangorin No Kai, Okotowa Link, No Olympics LA, Non aux JO 2024 à Paris (2019)

--

--

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.