Du droit des écosystèmes. Interview de Thibault Faraüs.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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13 min readMay 31, 2022

Les écosystèmes ont-ils des droits? Cette question est le titre d’un ouvrage qui fait la synthèse de travaux juridiques sur la personnification de la nature. L’auteur, Thibault Faraüs, y défend un rapprochement de l’idée de personnalité juridique pour les non-humains et la notion de commun. Thibault Faraüs a obtenu le Prix du mémoire 2021 de Science Po Lyon pour son travail, désormais publié aux éditions Libel.

Le fleuve Whanganui, Nouvelle-Zélande (Wikipedia).

Alexandre Rigal. Dans votre ouvrage, vous remontez à la source de l’idée de personnalisation de la nature. Celle-ci provient d’un article pionnier du juriste Christopher D. Stone intitulé “Should Trees Have Standing — Toward Legal Rights for Natural Objects.” Pouvez-vous nous en dire plus sur la genèse de cette conception de la nature ?

Thibault Faraüs. Les droits de la nature suscitent beaucoup d’intérêt de nos jours, mais c’est effectivement une idée vieille d’un demi-siècle ! L’article de Christopher D. Stone que vous mentionnez [1] a été rédigé au début des années 1970 afin d’influencer les juges de la Cour Suprême des Etats-Unis qui devaient statuer sur l’intérêt à agir d’une association de protection de la nature opposée à un projet de construction d’une station de sports d’hiver dans la vallée californienne de Mineral King, réputée pour ses séquoias centenaires. L’argumentation suivie par Stone est limpide : accorder aux séquoias (et, plus généralement, aux « éléments de la nature ») la personnalité juridique, c’est-à-dire un droit d’agir en justice en leur nom propre, permettrait de garantir une prise en compte des intérêts écologiques en dehors de toute relation de propriété humaine. Autrement dit, cela reviendrait à reconnaître la valeur juridique des écosystèmes pour ce qu’ils sont et non simplement en tant qu’objets de propriété humaine (dont la dégradation entraîne une perte économique pour le propriétaire). L’article de Stone n’a pas abouti à ce que la Cour Suprême reconnaisse un quelconque intérêt à agir de l’association au nom des arbres de la Mineral King Valley, dans la mesure où ses membres n’avaient subi aucun préjudice personnel. Mais le juge William Douglas rendit tout de même une opinion dissidente remarquée dans laquelle il s’appuyait sur l’argumentation de Stone pour défendre l’idée de reconnaître des droits aux rivières, montagnes, lacs, forêts…

Suite aux travaux de Christopher D. Stone, l’idée d’accorder des droits propres à la nature, et donc d’en faire un sujet de droit à part entière, a suscité tant l’intérêt des juristes [2] et philosophes [3] que leur scepticisme [4]. Cependant, il faut attendre le tournant des années 2010 pour voir se concrétiser des initiatives visant à personnifier la nature. La Constitution équatorienne du 28 septembre 2008 consacre effectivement les droits de la Pacha Mama (la « Terre-Mère »), un exemple suivi par la Bolivie qui adopte une « loi sur les droits de la Terre-Mère » le 21 décembre 2010. S’ensuit une série de textes de loi et de décisions de justice qui, partout dans le monde, vont accorder le statut de personne juridique à des éléments de la nature : le fleuve néo-zélandais Whanganui se voit personnifié par la loi du 20 mars 2017, des décisions rendues en 2017 et 2018 par la Cour suprême de Colombie reconnaissent le fleuve Atrato et la forêt amazonienne comme personnes juridiques dotées de droits propres… Bien que ces initiatives se distinguent les unes des autres par des finalités et des contextes singuliers, elles ont toutes en commun l’idée selon laquelle accorder des droits à la nature (par exemple, le droit à la bonne santé, au respect de son intégrité et de ses cycles naturels, ou le droit à ne pas être polluée…) permet de garantir une meilleure protection du milieu et de délaisser une conception trop instrumentale d’une nature à la libre disposition des humains.

Le fleuve Atrato, Colombie (Wilipedia)

AR. En France, accorder la personnalité juridique à une entité naturelle transforme profondément la séparation entre les personnes et les choses, qui est une distinction fondamentale du Code civil. Ainsi, selon vous, la discussion des concepts peut avoir des effets importants, en particulier en droit.

TF. En France comme dans de nombreux pays, le droit consacre une division stricte entre les personnes et les choses. En effet, le Code civil est structuré autour de deux « livres » correspondant à deux grandes catégories : les personnes d’un côté, et les biens de l’autre. Avec en filigrane l’idée selon laquelle les biens (ou les choses) sont une catégorie résiduelle à la disposition des personnes, soumise au droit de propriété. Ce dualisme personnes/choses (ou humains/nature) consacré par le droit contribue à légitimer l’exploitation sans limite de la nature à des fins humaines. En ce sens, accorder la personnalité juridique à la nature, à un fleuve, à une forêt, etc. revêt une dimension symbolique extrêmement forte : une forêt devenue sujet de droit ne peut être objet d’une appropriation exclusive. La capacité transformatrice du droit est donc mobilisée comme levier afin de repenser en profondeur les lignes de front qui structurent l’ordre juridique et légitiment la guerre que mène le capitalisme marchand aux écosystèmes. Puisque le droit reflète les aspirations de la société qu’il encadre, peut-on imaginer une société écologique (c’est-à-dire vivant dans le respect de ses limites biophysiques) fondée sur la perpétuation juridique d’un lien de subordination de la nature aux humains ? C’est la question qui sous-tend les riches débats relatifs aux droits de la nature en France.

D’ailleurs, mon propos n’est pas nécessairement de soutenir à tout prix, par pur mimétisme, la transposition des exemples néo-zélandais ou colombiens en France métropolitaine. La puissance d’évocation et de transformation du droit mobilisée dans le cadre des droits de la nature suffit à ouvrir le débat sur la manière dont nous pensons ce qui n’est pas humain, même si l’on peut très bien penser que personnifier les écosystèmes n’est pas pertinent dans un contexte français. C’est en cela qu’une initiative française comme la commission pour la création de Parlement de Loire se présente comme une « fiction juridique ». Cette commission formée de philosophes, juristes, artistes, urbanistes et archéologues a travaillé en 2019–2021 sur la manière de représenter juridiquement la Loire, comprise dans toute la diversité du vivant qu’elle accueille. Les travaux autour du Parlement de Loire n’ont pas vocation à faire de tous les fleuves de France des personnes juridiques, mais plutôt à utiliser la personnification juridique comme support pour repenser notre relation au fleuve.

AR. Maintenant que la personnalisation de la nature est mieux définie, une question se pose : pourquoi est-elle nécessaire ? Une protection traditionnelle de l’environnement ne suffit-elle pas ?

TF. Les motivations qui conduisent à personnifier la nature peuvent être très diverses et il est parfois hasardeux d’essayer de monter en généralité. Par exemple, le Gange et la Yamuna (l’un de ses affluents) ont été reconnus sujets de droit en mars 2017 par un tribunal indien (avant que le jugement ne soit d’ailleurs cassé par une juridiction supérieure), pour des raisons principalement religieuses et non écologiques ou relatives aux droits des peuples autochtones comme c’est le cas en Nouvelle-Zélande ou en Colombie.

Toutefois, un argument régulièrement avancé par les défenseurs des droits de la nature consiste à imposer « l’égalité des armes » lors du procès, afin de pouvoir effectivement défendre les intérêts du milieu contre des intérêts économiques prédateurs. La reconnaissance de la personnalité juridique à un fleuve permet alors de constituer une entité juridique « fleuve » à laquelle se rattachent des droits que l’on pourra faire valoir devant les tribunaux.

Il me semble cependant que la personnification d’un écosystème ne revêt pas seulement une fonction contentieuse, mais vise également à signifier une rupture dans notre manière de penser la nature comme un objet à la merci des appétits du capitalisme marchand. On l’a dit, notre système juridico-économique est fondé sur une dualité radicalement hermétique entre humains et nature. Mais on retrouve également cette dualité dans les formes traditionnelles de « protection de l’environnement », de protection d’une nature qui nous « environne » et dont nous nous sommes détachés. Le philosophe Baptiste Morizot (et d’autres avant lui) a bien montré en quoi la « protection » traditionnelle de l’environnement relève d’une forme d’infériorisation de la nature par rapport aux humains, fondée sur un dualisme plaçant l’humain en surplomb d’une nature à protéger [5]. C’est cette conception qui irrigue par exemple la fameuse idée de wilderness, d’une nature sauvage complètement intacte de toute présence humaine, qui a sous-tendu la création des parcs nationaux aux Etats-Unis puis partout dans le monde au tournant du XXe siècle. Or, depuis les travaux précurseurs de l’anthropologue Philippe Descola, nous savons qu’il existe d’autres rapports au monde, d’autres manières pour les sociétés humaines de penser leur relation aux autres qu’humains, ce que Descola appelle d’autres « modes de compositions du monde » qui ne passent pas nécessairement par une séparation étanche entre humains et nature [6]. Un point devrait interpeller l’observateur attentif : dans le cas du fleuve Whanganui, les parcelles riveraines du fleuve qui faisaient partie d’un parc national ont été transférées à la nouvelle entité juridique « fleuve ». Au lieu de fragmenter l’espace entre zones de protection et zones d’exploitation, le cas du Whanganui met à l’œuvre un processus d’unification du fleuve : c’est bien le fleuve dans son entièreté qui se trouve personnifié, c’est-à-dire en incluant ses éléments biophysiques (l’eau, le sable, les berges, les glaciers où le fleuve prend sa source…) mais aussi humains. La loi néo-zélandaise consacre donc l’inséparabilité des collectifs humains qui peuplent les berges du Whanganui avec le milieu qui les accueille. Accorder la personnalité juridique à un écosystème permet d’instituer dans le droit un milieu commun tant aux humains qu’aux non-humains et donc de retrouver une forme d’autolimitation dans notre rapport au milieu, plutôt que d’extérioriser une parcelle de nature pour la placer sous cloche et se permettre de détruire le sous-sol sur la parcelle d’à côté.

Par ailleurs, force est de constater que les formes classiques de protection de l’environnement (statut d’espèce menacée, parcs nationaux…) n’ont pas réussi à endiguer l’effondrement de la diversité du vivant sur lequel biologistes et écologues nous alertent pourtant depuis de nombreuses années. Face au sentiment que les outils existants sont insuffisants, nous observons un bourgeonnement d’innovations juridiques qui ne visent pas à jeter le discrédit sur les protections existantes, mais plutôt à décentrer la perspective, à intégrer une perspective des milieux qui n’est pas seulement humaine. Toutefois, il est vrai que nous manquons encore de recul pour mesurer l’effectivité pratique des personnifications des fleuves Whanganui ou Atrato par exemple, au-delà de leur dimension symbolique évidente.

AR. Un problème pointe. Une fois qu’on confère la personnalité juridique à une entité non-humaine, qui peut la représenter devant une cour de justice ?

TF. Effectivement, il paraît difficile de faire plaider une forêt dans un tribunal ! Se pose donc la question de la représentation humaine de la nature. Il n’existe a priori pas de réponse universelle à cette question, et c’est ce qui la rend d’autant plus passionnante ! Qui est légitime à porter la voix d’un fleuve, entendu comme milieu commun aux humains et non-humains ? Comment représenter la nature sans l’accaparer ? Ce n’est pas une question annexe des droits de la nature, mais une question politique fondamentale.

En ce qui concerne les initiatives néo-zélandaises (et dans une moindre mesure, latino-américaines), la représentation juridique de l’écosystème passe par la voie (ou la voix) des peuples autochtones, dans un contexte postcolonial. La reconnaissance de la personnalité juridique au fleuve Whanganui, par exemple, résulte d’un long combat politique des Maoris pour faire valoir leurs droits ancestraux sur le fleuve. La « face humaine » du fleuve se compose donc d’un représentant des tribus maories du Whanganui et d’un représentant de l’Etat néo-zélandais.

Dans le contexte français métropolitain [7], la question s’est posée aux membres de la commission pour la création d’un Parlement de Loire avec qui j’ai eu le plaisir de m’entretenir. En l’absence de communauté autochtone entretenant des liens ancestraux avec le fleuve, la réponse à la question de la représentation est moins évidente. Les membres de la commission ont opté pour une représentation « citoyenne » du fleuve (contrastant avec la représentation « indigène » du fleuve Whanganui), probablement par tirage au sort.

Pour ma part, j’ai proposé dans mon ouvrage de faire dialoguer les droits de la nature avec le mouvement des communs, qui s’intéresse à la gestion soutenable des ressources naturelles par les collectifs humains qui dépendent de ces ressources. En laissant de côté la dimension gestionnaire des communs (la gestion de la nature comme simple ressource), on peut toutefois considérer que tout habitant des bords de Loire (et au-delà) dépend d’une manière ou d’une autre du fleuve et serait donc légitime à représenter l’écosystème-fleuve. A condition bien sûr que cette représentation soit encadrée par le contenu des droits reconnus au fleuve. Je conseille au lecteur de lire la mise en récit du Parlement de Loire par Camille de Toledo dans son ouvrage Le fleuve qui voulait écrire [8], une véritable mine d’or qui éclaire magistralement tous les débats relatifs à la transposition des droits de la nature dans un contexte français !

Mont Taranaki, Nouvelle-Zélande (Wikipedia)

AR. Dans votre ouvrage, vous discutez de plusieurs manières de personnaliser des entités naturelles. Certaines personnalisations sont d’échelle planétaire, d’autres très localisées. Certaines concernent des animaux, d’autres des écosystèmes, etc. Vous avez un avis tranché sur l’efficacité de ces différentes formes de personnalisations de la nature.

TF. En effet, il y a un véritable foisonnement d’échelles de personnification de la nature. Les premières concrétisations des droits de la nature visent la nature envisagée comme un tout, la Nature avec une majuscule. Ainsi, la Constitution équatorienne de 2008 ou une loi bolivienne de 2010 consacrent les droits de la Terre-Mère. C’est donc un horizon global : c’est la Terre-Mère au sens de l’écosystème terrestre dans son ensemble qui se trouve personnifiée.

La vague plus récente de personnifications de la nature, depuis 2016–2017, tend plutôt à personnifier des écosystèmes : des fleuves (Whanganui, Atrato, Gange), des forêts (Amazonie colombienne), ou encore des montagnes (le mont Taranaki en Nouvelle-Zélande). Il est essentiel de bien garder à l’esprit que dans ces cas de figures, les humains ne sont pas considérés comme extérieurs à l’écosystème : ils en sont une composante à part entière.

Enfin, certaines initiatives visent à accorder la personnalité juridique à des non-humains pris individuellement. Par exemple, la femelle chimpanzé Cecilia a ainsi été reconnue personne juridique non humaine en 2016 par un tribunal argentin qui a ordonné sa libération de la cage du zoo où elle était enfermée.

La personnification de la Nature dans son ensemble, telle que proposée par l’Equateur et la Bolivie, semble se heurter autant à un manque d’effectivité pratique dans la mise en œuvre de ces dispositions qu’à l’absence de représentation de la Nature dans une entité juridique définie. A l’inverse, doter des animaux individualisés de la personnalité juridique pose une série de questions plus épineuses les unes que les autres : doit-on accorder la personnalité juridique à tous les animaux et végétaux, reflétant par-là la vision humaine d’un monde constitué d’entités atomisées et individualisables à l’infini ? Si seuls certains animaux semblent pouvoir prétendre au statut de personne juridique en raison de leur proximité évidente avec les humains (notamment les primates), ne reste-t-on pas enfermés dans une approche anthropocentrée ? Par ailleurs, comment représenter un animal sans aucun élément de rattachement humain ? N’y aurait-il pas alors un risque de rivalité entre droits non-humains et droits humains ? A mon sens, l’échelle des écosystèmes paraît plus pertinente, en ce qu’elle met en avant non pas des individus naturels pris isolément (un chimpanzé, un arbre) mais des nœuds de relations. Cela permet d’inclure les humains qui font partie intégrante de ces écosystèmes et peuvent dès lors devenir gardiens de leur milieu de vie, dépassant par-là la potentielle concurrence des droits qui pourraient naître de la reconnaissance de la personnalité juridique à des non-humains pris individuellement.

AR. Pour finir, pouvez-vous nous faire part d’initiatives qui vous inspirent, en France et ailleurs, fondées sur la personnalisation d’une entité non-humaine ?

TF. En France, ma principale source d’inspiration a bien sûr été le travail effectué autour du Parlement de Loire, sous la houlette de l’écrivain Camille de Toledo. D’autres initiatives sont également à signaler, comme l’appel du Rhône porté par une association suisse, qui pose la question de la protection d’un fleuve transfrontalier. Récemment, la déclaration des droits du fleuve Tavignanu en Corse a démontré comment des populations locales pouvaient s’approprier les droits de la nature afin de défendre un fleuve menacé de pollution par un centre d’enfouissement de déchets. Ces initiatives se nourrissent d’actions menées sous d’autres latitudes, comme la déclaration des droits de l’Océan Pacifique. Bref, les exemples ne manquent pas pour repenser notre relation au monde et faire entendre la voix des écosystèmes dans nos tribunaux !

Auteur: Thibault Faraüs

Interviewer: Alexandre Rigal

Biblographie

[1] Christopher D. Stone, 1972. « Should trees have standing? Toward legal rights for natural objects.» Southern California Law Review n°45, pp. 450–501.

[2] Marie-Angèle Hermitte, 2011. « La nature, sujet de droit ? » Annales. Histoire, Sciences sociales vol. 1, n°66, pp. 173–212.

[3] Michel Serres, 1990. Le contrat naturel. Paris : François Bourin.

[4] François Ost, 2003. La nature hors-la-loi. L’écologie à l’épreuve du droit. Paris : La Découverte.

[5] Baptiste Morizot, 2020. Raviver les braises du vivant : un front commun. Arles/Marseille : Actes Sud/Wildproject.

[6] Philippe Descola, 2005. Par-delà nature et culture. Paris : Gallimard.

[7] La question se pose différemment dans le contexte postcolonial de la France ultramarine. Ainsi, le Code de l’environnement de la Province des îles Loyauté en Nouvelle-Calédonie prévoit l’attribution future de la personnalité juridique aux éléments de la nature, en lien avec la cosmologie kanak.

[8] Camille de Toledo, 2021. Le fleuve qui voulait écrire. Paris : Les Liens qui libèrent.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.