Du rural à l’urbain, du milieu au paysage. Extrait de Promenadologie, l’ouvrage de Lucius Burckhardt.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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11 min readMay 10, 2022

Ce n’est pas dans la nature des choses mais dans notre tête qu’il faut chercher le « paysage » ; il est une structure qui sert de perception à une société qui ne vit plus directement des produits de la terre. Cette perception peut se répercuter sur le monde extérieur en l’aménageant et en le déformant, quand la société commence à vouloir concrétiser l’image perçue en planifiant des projets. (Lucius Burckhardt, “L’évolution du paysage et la structure sociale”)

Lucius Burckhardt (1925–2003) était un théoricien de l’architecture et du design, dont nous reproduisons un long extrait intitulé “L’évolution du paysage et la structure sociale” et qui est issu de son ouvrage Promenadologie. Dans l’extrait, Burckhardt explore la distance créée entre le citadin et l’environnement naturel, qui n’est plus un milieu dans lequel le paysan est immergé, mais un paysage, c’est-à-dire une construction sensorielle et culturelle du citadin. En retraçant l’histoire du paysage, Burckhardt propose des hypothèses qui expliquent les causes profondes des troubles environnementaux — jusque dans “notre tête”.

Il s’agit, lorsque nous considérons le paysage comme un phénomène social, de repérer le reflet du paysage dans la conscience de la société, en fait de dire quelque chose sur l’importance sociale ou sur le « langage » du paysage. Ce langage est comme tout système de signes soumis à l’évolution et à l’usure du temps, qui vont de pair avec les changements structurels de la société. Nous-mêmes, en aménageant des paysages, nous avons une influence sur l’évolution de son importance et de son message ; si nous n’incluons pas cela dans nos projets, ce que nous planifions peut se révéler inadéquat ou vain. Helmuth Kraut donne un exemple au Japon : le gouvernement nippon a voulu créer, face à l’afflux incontrôlable de touristes autour du célèbre Fuji Yama, une infrastructure de routes, d’hébergements et de lieux d’approvisionnement ; or cela a provoqué un désamour pour ce lieu d’excursion, surtout de la part des jeunes Japonais.

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Si nous considérons le paysage comme un système de signes, un langage au sens non pas allégorique mais littéral, nous sommes tout de suite confrontés à la difficulté de savoir qui est le locuteur et qui est l’« objet du discours ». On ne peut prétendre que, dans nos contrées, le paysage soit naturel, non transformé par la main de l’homme. Par ailleurs, ce serait également faux de dire que c’est un artefact de paysage conçu volontairement dans le but de délivrer un message. Le paysage ne peut donc être ni l’objet ni le motif, mais pas non plus le contenu, de son message.

C’est justement cela qui donne le caractère social de la signification du paysage : le message ne réside pas dans l’objet lui-même mais dans son interprétation culturelle, dans un élément du patrimoine, à travers lesquels nous apprenons à voir et comprendre le paysage. Ce patrimoine provient sans aucun doute dans une grande mesure des œuvres littéraires et picturales, mais aussi de domaines plus accessibles à la plupart des gens : les prospectus de vacances, les livres de lecture facile et sentimentale, les descriptions des romans populaires et les reproductions bon marché, comme on peut les trouver dans les hôtels !

Si nous nous efforçons de considérer le paysage littéralement, et non d’une façon paradigmatique comme un lan- gage, nous devons tout de suite ajouter un constat de la sémiotique moderne : il n’y a pas là de dictionnaire. Un tel dictionnaire — les cyprès sont tristes, les bouleaux joyeux, les rochers héroïques, les arbres fruitiers en fleurs pacifiques, etc. – serait non seulement d’un pédantisme de mauvais goût, mais aussi rapidement dépassé. Très vite, par exemple, l’horreur inspirée par les rochers et la glace a dis- paru pour se transformer en un sentiment de joie grâce à la mode des vacances d’hiver à la montagne !

La grammaire et le vocabulaire du paysage proviennent des premières œuvres poétiques de notre civilisation. La poésie romaine de l’époque impériale reprend le canon créé par Homère et transpose le paysage sicilien en un lieu mythologique : l’Arcadie. Le Moyen Âge reprendra ce trésor culturel, ses règles, et consolidera les accessoires de cette mise en scène de la nature : la source, l’arbre ombragé, le roseau qui deviendra la flûte du berger, le troupeau somnolant à l’heure de midi, si paisible que même un lion ne s’y attaquerait pas. Ce que nous avons décrit avec des termes modernes comme « langage », « système de signes » était pour les lecteurs d’autrefois, et surtout au Moyen Âge pour les auteurs de poésie, de topique et de rhétorique, connu sous une autre forme. La prise de conscience que le paysage décrit et perçu était non pas une structure « naturelle » mais une création d’érudits et de poètes s’estompa et se mêla à cette confusion moderne entre paysage et nature. On a ten- dance à attribuer à Jean-Jacques Rousseau cette méprise ; à tort, comme nous le verrons ultérieurement. Nous aime- rions maintenant jeter quelques regards sur l’évolution du rapport de la société moderne avec le paysage.

Dans l’Angleterre du XVIIe et du XVIIIe, les rapports traditionnels entre campagne et ville furent inversés : la ville, jusqu’alors le lieu de la consommation des richesses acquises dans l’agriculture, devint elle-même le lieu de l’enrichissement. Les domaines ruraux, qui devaient auparavant fournir les ressources de l’homme s’adonnant aux plaisirs en ville, devinrent des jardins d’agrément, dans les- quels l’argent gagné en ville fut dépensé pour des loisirs. L’origine de cela fut l’enclosure, les clôtures qui avaient obligé les fermiers à quitter les terres et à devenir de la main-d’œuvre bon marché pour l’industrie des villes. De ce fait, le paysage rural des domaines ne fut plus qu’un décor. Mais, comme le paysage représenté devait se distinguer de ce qui était représenté, pour bien le reconnaître on avait besoin d’un style : Le classicisme « arcadien ». Je ne veux pas ici retracer toute l’histoire du jardin anglais. Elle s’étend des premières réalisations de Lord Burlington et de son jardinier William Kent jusqu’à son apogée avec Colt Hoare (Stourhead) et Child (Osterley Park). Alexander Pope et Horace Walpole donnèrent une illustration littéraire de ce « jardin anglais ». On ne peut que remarquer l’énorme érudition appliquée à rendre visible le paysage rural anglais en faisant allusion à l’Arcadie paradisiaque de l’Italie antique. Horace Walpole a du mal à expliquer clairement la base économique de ce tournant à ses amies aristocrates : une demi-acre dans la City de Londres, cela équivaut à sa terre seigneuriale et son château situés à la campagne... Voilà comment il décrit la situation du banquier Child.

Nous avons dit que la confusion entre paysage aménagé et nature est souvent mise sur le dos de Jean-Jacques Rousseau. Aucun lecteur de sa Nouvelle Héloïse ne sera d’accord avec cette accusation. Certes, la onzième lettre de la quatrième partie de ce roman épistolaire a fait entrer la mode du jardin anglais dans l’univers français et a incité le propriétaire d’Ermenonville à créer un jardin « naturel ». Mais, en lisant attentivement, on perçoit la dialectique raffinée que Rousseau développe entre ornement et utilité, entre art et nature brute. Le jardin devant le château est le domaine de Monsieur : là, l’époux de la baronne a trans- formé un jardin monumental dont elle avait hérité en potager. À la place des marronniers d’Inde inutiles, ce jeune seigneur a planté des mûriers et incité les paysans de la région à se lancer dans la culture de la soie. Le plaisir de voir un bel espace est ravivé par la pensée philanthropique d’avoir permis à la population de trouver un nouveau moyen de gagner de l’argent. Le lecteur continue à croire qu’il a alors l’idéal de jardin de Rousseau jusqu’à ce que la baronne fasse entrer le visiteur par un petit portail dans le jardin autrefois potager. Là, il s’est produit l’inverse : le potager a été transformé en jardin d’agrément. On a habilement créé une nature sauvage : des haies de clématites ont été plantées pour grimper dans les arbres fruitiers. Un petit ruisseau a été détourné de son cours pour couler dans le jardin. Les fruits qui arrivent à maturation malgré tout ne doivent pas être mangés, ils servent d’appât pour que les oiseaux soient nombreux. Et, pour que l’on n’ait aucun doute sur le caractère artificiel de ce paysage « naturel », on mentionne même les prix faramineux de cette mise en scène.

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Après avoir fait ressortir quelques fondamentaux du rapport au paysage en Occident, nous aimerions continuer en évoquant quelques chapitres moins anodins de l’évolution ultérieure au XIXe siècle. Il est d’abord frappant de voir que pendant cette période la dialectique entre la nature et le paysage cesse dans une large mesure de jouer un rôle.et qu’une véritable confusion entre ce qui a poussé naturellement et l’artificiel voit le jour.

Le premier chapitre pourrait s’intituler Idéologisation de la nature. La nature « vierge » est opposée à l’homme ou, en d’autres termes, l’homme est exclu de la nature, si bien qu’il ne peut la regarder qu’en étranger. Le phénomène le plus instructif dans cette évolution est la découverte des Alpes. Après avoir pendant des siècles inspiré au visiteur involontaire la peur et l’effroi, voilà les Alpes élevées peu à peu au rang d’idéal esthétique en tant que paysage. Et cette évolution croît tels des cernes d’arbres, il suffit d’observer les prospectus et les gravures de l’époque. Cela commence par les lacs de montagne, le lac des Quatre-Cantons, le Thunersee, le Brienzersee ; puis quelques années plus tard on prend un peu de hauteur, on voit une série de chutes d’eau, celles du Staubbach et du Giessbach ; puis c’est le tour des gorges et ensuite des vallées plus hautes des Pré-alpes ; l’étape suivante est franchie avec les hautes vallées des Alpes – d’abord à contre gré mais sur conseil médical, Davos, puis bientôt de plein gré, l’Engadine. Il ne reste désormais que la zone au-dessus de la limite des arbres, l’alpe, et au-dessus le rocher et la glace ; une fois celle-ci gravie et incorporée à l’idéal esthétique européen, plus rien ne s’opposait à la commercialisation des Alpes l’hiver.

Le deuxième chapitre, Manipulation de l’image de la nature, reposerait sur le paradoxe suivant : la nature doit être vue et pour cette raison ouverte. L’homme ne peut pas la rencontrer sans la modifier. L’architecture du grand hôtel de montagne trouve sa place quelque part entre la ferme et le château. Son implantation détermine ce qui dans cette station doit être offert comme « nature ». La carte postale détermine la caractéristique de chaque « bel endroit » ; ainsi, le Grand Hôtel et la carte postale créent l’image de la nature à un moment et à un endroit donnés. De nouveaux symboles voient le jour : la rose des Alpes, l’edelweiss ; la sympathie se détourne de l’espèce gagnante pour se tourner vers la menacée ; le touriste provoque la disparition de l’edelweiss et en même temps l’en protège.

C’est ainsi que naît la dialectique du tourisme (découverte par Enzensberger¹) : le visiteur détruit par sa présence la solitude qu’il recherche. Le tourisme est une consommation sans fin, de nouveaux endroits sont constamment dénichés par l’avant-garde à la mode, et le troupeau des suiveurs les envahit jusqu’à provoquer un cer- tain déclin économique après quelque temps. Le tourisme devient une affaire de spéculateurs. Celui qui flaire des lieux qui vont prendre de l’essor voit sa fortune assurée ! Et avec le concept de maison de week-end chacun est invité à avoir part à cette richesse. Celui qui fait le bon achat peut se procurer une deuxième source de revenus grâce à un hobby lucratif. Peut-être ce mouvement effréné aura-t- il à l’avenir une conséquence vertueuse : la participation du propriétaire de maison secondaire aux paysages qui seraient sinon abandonnés par leur population naturelle...

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Après la Seconde Guerre mondiale, et pour une grande part en conséquence des efforts de guerre des États-Unis, il y eut une époque d’expansion économique qui ne recula pas devant la rationalisation de l’agriculture et du paysage. Sur le modèle américain, des traditions, des habitudes économiques furent remises en question, et l’agriculture jusqu’au mode de vie du paysan fut transformée. Autrefois, la monoculture et le devoir d’autosuffisance dominaient ; désormais, le fermier ne cultive que le produit qui prospère le mieux dans la région où il habite. On abandonne la diversité des cultures qui nous était familière : terminées les couleurs différentes des champs et des parcelles, fini le paysage de prairies et d’arbres fruitiers côte à côte ! La ferme perd le caquètement des poules, les épis de maïs séchant, le jambon dans la cheminée : comme toute cita- dine, la fermière achète dans les magasins ce que la ferme ne produit pas. Ces transformations ont donné un coup au monde symbolique qui nous était transmis de génération en génération, et cela sans que nous en prenions totalement conscience. À l’école, les enfants lisent encore des livres où les chevaux sont ferrés, les blés battus sur l’aire de battage et le bétail gardé par un berger. On ne peut pas estimer les conséquences de la perte de cette symbolique familière. Nous avons déjà suggéré que le propriétaire de maison de vacances pouvait éventuellement prendre part à l’avenir de son lieu de prédilection. Il est tout à fait possible que, sur la base du hobby, l’agriculture traditionnelle, significative pour nous, se perpétue.

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Le dernier chapitre (pour l’instant) devrait être intitulé Découverte de l’environnement. Nous employons ici le mot « environnement » dans le sens qu’il a pris ces dernières années : le système écologique, qui a été dépouillé de sa durabilité par une mauvaise gestion de l’économie et se retrouve donc détruit. Il est particulièrement angoissant de comprendre que notre société occidentale a choisi un mode économique et un niveau de vie qui, s’ils étaient partagés par tous les habitants du monde, épuiseraient dès maintenant les ressources écologiques. Ne nous reste-t-il que la possibilité d’un « retour à la nature », d’une « vie simple », qui engendrerait des bouleversements politiques et économiques comme nous ne les avons vécus que dans les années trente ? Ou cette prise de conscience d’un environnement menacé sera-t-elle manipulée par ceux qui créeront une nouvelle technologie pour réparer les dommages faits à la nature mais pas à la société ? À moins que l’humanité ne réussisse cette fois-ci à se défaire des voiles idéologiques dont elle a recouvert la nature et le paysage, et à développer une politique à la fois rationnelle et soutenue par des soucis éthiques ?

L’interprétation de la nature en tant qu’environnement repose sur la représentation d’un « système écologique », donc un système de forces naturelles qui, si elles sont équilibrées, se régénèrent durablement et d’elles-mêmes. Il réside dans une telle interprétation de la nature deux sortes de dangers, qui pourraient tous les deux avoir pour conséquence que la société contemporaine se trompe sur les suites de ses actions.

Le premier : il est un fait que notre belle nature, surtout dans les Alpes, jouit d’une certaine stabilité. La richesse des plantes et des animaux plus d’autres facteurs permettent de réparer les perturbations et de retrouver un équilibre. Les biotopes hors de la zone de climat tempéré sont beau- coup plus instables ; ils sont rapidement bouleversés et détruits en cas de nuisances et de constructions. Il n’y a que chez nous qu’a pu naître l’illusion que la nature est adaptable et peut même se réguler d’elle-même.

Deuxième danger : la nature, quelle qu’elle soit, inclut toujours l’homme. Mais celui-ci, pour une raison bien précise, ne s’intègre pas à un système d’autorégulation. De tels systèmes nécessitent des éléments qui réagissent instinctivement et de façon proportionnée à des stimuli. L’homme, lui, réagit « linguistiquement », il saisit le stimulus comme un signe qu’il doit « lire », comprendre et interpréter. Son comportement est soumis à des processus sociétaux et d’apprentissage dépendant du moment historique et donc politique. Les transformations de la nature sont ignorées ou perçues comme la représentation d’un «paysage». Cette représentation de la nature comme « paysage », cette construction historique du cerveau humain détermine le comportement des hommes et les mesures prises, non pas dans le sens d’une régulation mais dans celui de l’irréversibilité et avec des conséquences bonnes ou mauvaises.

Lucius Burckhardt

Extrait de:

“L’évolution du paysage et la structure sociale (1977)” in Promenadologie, se promener pour mieux voir.

Note

  1. Hans Magnus Enzensberger, « Vergebliche Brandung der Ferne — eine Theorie des Tourismus », Merkur, août 1958

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.