Ecocide et site sacrifié

Anne Guinot
Anthropocene 2050
Published in
6 min readJul 3, 2019

Par Alfonso Pinto // Cyrille Conord et Michel Depeyre

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Ecocide

Le terme écocide est un néologisme des années 1960. Il se compose de la racine grecque « oikos » (maison), — la même qui est à l’origine des préfixes « éco-» (écologie, écosystème, etc.) -, et le verbe latin « caedere » (tuer), qui a aussi donné forme au mot de géno-« cide ». Littéralement, un « écocide » serait l’acte de destruction, volontaire ou non, d’un écosystème.

Les premières apparitions du terme remontent à la guerre du Vietnam, et en particulier aux pratiques des bombardements avec pesticides et défoliants (le fameux agent « orange »), mises en œuvre par les Américains sur les jungles du Vietnam, du Cambodge et du Laos. Selon le juriste Laurent Neyret (2014), le terme fut utilisé, pour la première fois, par le biologiste Arthur W. Galston. Ce dernier, depuis 1966, dénonçait régulièrement les effets néfastes de cette stratégie militaire jusqu’à la qualifier d’« écocide » en 1970 (1) . La même année, Barry Weisberg publie l’ouvrage Ecocide in Indochina. The Ecology of War. Selon Fressoz et Bonneuil (2013), c’est Weisberg qui stabilise, pour la première fois, la définition de ce mot à l’écrit. Le Premier ministre Suédois Olof Palme parle aussi d’écocide à l’ONU en 1972. La référence est encore la Guerre du Vietnam. C’est le début d’un iter judiciaire au sein des plus grandes institutions internationales qui n’ont toujours pas réussi à inscrire l’écocide dans la liste des crimes jugés par la Cour Pénale Internationale.

Aujourd’hui, la notion a élargi son champ de significations en incluant « des changements défavorables, souvent irréparables, à l’environnement — par exemple par des explosions nucléaires, des armes chimiques, une pollution sérieuse et des pluies acides, ou la destruction de la forêt tropicale — qui menacent l’existence de populations entières, délibérément ou par négligence criminelle. » (Rapport ONU Whitaker, 1995).

On peut mentionner des exemples particulièrement significatifs, comme les accidents nucléaires de Tchernobyl et Fukushima, la presque totale disparition du Lac d’Aral, les accidents de Seveso ou de Bhopal, mais aussi des phénomènes — moins éclatants et plus dilués dans le temps -, comme l’empoisonnement toxique dû aux trafics illégaux de déchets, ou la contamination de certaines zones en raison de la concentration d’activités industrielles.

L’écocide s’est vu, plus récemment, adjoindre des synonymes tels que « géocide » ou encore « biocide ». Ce dernier mot, qui indique initialement des produits chimiques utilisés dans l’agriculture (comme les pesticides), afin d’éliminer des organismes nuisibles, a été repris récemment, par des associations actives en Italie, dans la lutte contre les pratiques de déversements illégaux de déchets toxiques (notamment dans la zone de Naples). Le réseau qui regroupe ces associations a pris le nom de « Stop Biocide ».

Alfonso Pinto.

Alfonso Pinto est géographe, postdoctorant à l’Ecole Urbaine de Lyon. Après avoir étudié les rapports entre cinéma et géographie et en particulier les imaginaires de l’urbain dans le cinéma des catastrophes, il mène désormais une recherche sur les représentations et les imaginaires des écocides dans le cadre de l’expérience de l’Anthropocène. Deux cas d’étude l’intéressent particulièrement : le complexe pétrochimique d’Augusta-Priolo-Melilli au nord de la ville sicilienne de Syracuse et la ville minière de Norilsk, située à l’extrême nord de la Sibérie et considérée comme l’une des configurations urbaines parmi les plus polluées au monde.

Références :
Bonneuil, C., Fressoz, J.-B., 2013, L’Événement Anthropocène. La Terre, l’Histoire et nous, Paris, Le Seuil.
Neyret, L., 2014, « Pour la reconnaissance du crime d’écocide », Revue Juridique de l’Environnement, Vol. 39, p. 177–193.
(1). Cfr. http://lapenseeecologique.com/ecocide-point-de-vue-n1/, consulté le 1.12.2018.

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Site sacrifié

Dans La contamination du monde (2017), François Jarrige et Thomas Leroux expliquent que nous nous trouvons désormais face à des pollutions nouvelles qui n’ont pas été anticipées. Ils s’empressent d’ajouter qu’il ne faut pas omettre les « prégnances des anciennes formes de pollution ». De fait, le sociologue Ulrich Beck (2008) a souligné combien les pollutions d’autrefois sortaient du champ de nos perceptions et nous pourrions ajouter, de nos consciences. À cette vision il oppose au contraire la notion de « modernité réflexive », comme si la prise de conscience avait eu lieu.

Dès la fin des années 1990, des chercheurs américains (Purdy, 1998 ; Fox, 1999), parlent de « sacrifices zones » afin de décrire des espaces montagneux détruits pour l’exploitation minière (« mountain top removal »). À la lumière de différents cas de figure étudiés dans la littérature, nous proposons de réserver l’expression site sacrifié pour définir le lieu délimité et visible où furent initiées les nuisances et les pollutions. Alors que nous parlerons de zone sacrifiée afin d’évoquer l’espace plus diffus où les pollutions ont pu se propager de façon visible ou invisible à l’œil nu. Dans un cas, nous sommes devant une action choisie, dans l’autre nous avons affaire à un processus subi.

Se pose ainsi à nous la question des sites sacrifiés. Il s’agit de lieux où nos sociétés ont procédé au « sacrifice », rendant ainsi le site « sacré ». De quel sacrifice s’agit-il ? Les sociétés ont pollué, souillé, dégradé des sites par des processus industriels et techniques. Il est paradoxal de constater que nous pouvons observer un renversement des significations. En effet, le « sacré » est généralement entendu comme ce qui ne peut être touché par la souillure, par la pollution, alors que les sites étudiés ici sont justement ceux qui sont affectés par cette pollution industrielle. Ce sont des lieux maudits dédiés aux dieux infernaux, rejoignant ainsi une des acceptions de sacer.

Quelles typologies des sites peut-on alors tenter d’élaborer ? Une première catégorie peut être constituée par les extractions minières effectuées depuis le XVIIIe siècle (puits de mine, fendues, extraction à ciel ouvert) auxquelles il faut associer les carrières. Une seconde catégorie est plus directement liée à la pollution durable des sols et des eaux par la production industrielle ou par les épandages. La catégorie suivante est le résultat de l’activité industrielle et de la société de consommation : il s’agit des zones d’enfouissement de déchets, mais aussi des accumulations de stériles comme les terrils miniers ou sidérurgiques. Une quatrième catégorie tient à des catastrophes d’origine industrielle qui ont pu contaminer des espaces naturels. Ces catastrophes peuvent être des cataclysmes (tremblements de terre, tsunami, etc.) qui ont endommagé ou détruit des appareils de productions ou peuvent être des catastrophes technologiques ayant des conséquences sur l’environnement. Il faut enfin réserver une place à part pour des territoires plus ou moins vastes détériorés ou pollués par les activités guerrières (champs de bataille « place des gaz »…). Nous pourrions y adjoindre les espaces où furent répandus les cendres ou les débris humains issus d’actes d’extermination et de génocides.

La plupart de ces sites portent en eux des éléments qui les rendent durablement pollués ou dangereux pour les populations. Sur une échelle chronologique, les sites sacrifiés ont une empreinte qui peut aller jusqu’à des millions d’années. Ils sont les témoins d’un néo-sacré des âges industriels : il est impossible de les utiliser car ils sont souillés. Quant aux lieux marqués par des catastrophes humaines, telles que les exterminations de masse, ils relèvent d’un véritable interdit. Que faire de l’ensemble de ces sites après le « sacrifice » ?

Ce type de lieu caractéristique de l’Anthropocène ne fait que désigner l’un des problèmes qui attendent encore leur résolution. René Girard dans La violence et le sacré (1972) se demandait si le sacrifice n’était pas une possibilité d’une substitution d’une victime à une autre.

Selon cette lecture, qui procède à la substitution des territoires afin d’en épargner d’autres ? Le territoire « sacrifiable » peut-il vraiment être une simple victime de remplacement ? Une compensation écologique vaut-elle une substitution ? Autant de questions ouvertes…

Cyrille Conord, Michel Depeyre (EVS-ISTHME, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne).

Michel Depeyre est Maître de Conférences Habilité en Histoire moderne et contemporaine. Il s’est orienté vers l’étude des patrimoines de la Modernité.
Cyrille Conord est chercheur contractuel, écologue et modélisateur. La notion de site sacrifié leur permet d’avoir un regard croisé sur un objet commun.

Références :
Jarrige, F., Leroux T., 2017, La contamination du monde, Paris, Le Seuil , p. 328.
Beck, U., 2008, La société du risque : Sur la voie d’une autre modernité, Paris, Flammarion.
Purdy, J. (1998, November/December). « Rape of the Appalachians. » American Prospect, pp. 28–33.
Fox, J. « Mountaintop removal in West Virginia: an environmental sacrifice zone. » Organization & Environment, Sage Publications Sage CA: Thousand Oaks, CA, 1999, 12, 163–183
Girard, R., La violence et le sacré, 1972, Paris, Grasset.

Textes édités par Lucas Tiphine, post-doctorant à l’École Urbaine de Lyon, et par Anne Guinot, chargée de mission communication à l’Ecole Urbaine de Lyon, à paraître dans un cahier consacré au voyage d’études organisé par l’EUL à Valparaiso pendant l’été 2018 avec des étudiants des Masters VEU, ENSAL et Infocom.

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