Effondrement

berenice gagne
Anthropocene 2050
Published in
7 min readNov 24, 2020

L’effondrement, la collapsologie : des notions qui connaissent une carrière fulgurante ces dernières années. De quoi parle-t-on au juste ? L’effondrement de quel monde ou de quel mode de vie ? Si « le pire n’est pas certain », il a pourtant déjà été vécu par certain·es : dans la cale d’un bateau d’esclavagistes ou dans un wagon en direction d’un camp de la mort par exemple. Et si on prêtait attention à celles et ceux qui ont déjà vu leur monde s’effondrer et qui y ont survécu ?

Une chronique à lire et à écouter. Retrouvez toutes les références en fin d’article.

Quand j’étais petite, c’était le temps des chocs pétroliers : on redoutait l’effondrement des cours du pétrole et donc de la bourse. Bien sûr, on était déjà fasciné par la chute de la civilisation maya ou de l’empire romain et on adorait frissonner d’horreur en découvrant la Statue de la Liberté à demi ensevelie de La Planète des singes (les relations humain/non-humain étaient moins en vogue à l’époque).

Quand j’étais petite, en pleine guerre froide donc, l’effondrement était forcément nucléaire. Non sans raison, puisque dans la nuit du 26 avril 1986, nous avons tous et toutes eu peur que le toit du réacteur de la centrale nucléaire de Tchernobyl ne s’effondre, ajoutant encore à la catastrophe en cours. Ah l’Union soviétique, une vraie mine en matière d’effondrement ! Elle offre d’ailleurs un vaste choix d’images instagramables aux adeptes de l’urbex, cette exploration urbaine de constructions abandonnées et mystérieuses comme des usines, des centrales électriques, des tunnels ou encore des mines.

Les images convoquées par la notion d’effondrement aujourd’hui n’ont guère changé. On peut ajouter l’effondrement de l’inlandsis dans l’océan au Groenland, l’effondrement de la biodiversité ou l’effondrement moral, sans doute, après plusieurs semaines de confinement et reconfinement. Mais ce que nous redoutons par-dessus tout, c’est que TOUT s’effondre. C’est d’ailleurs le titre de l’ouvrage de Pablo Servigne et Raphaël Stevens, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes, publié au Seuil en 2015. La collapsologie, de l’anglais collapse qui signifie s’effondrer, connaît depuis une carrière fulgurante en France : elle prévoit pour un avenir proche « la fin de la civilisation industrielle telle qu’elle s’est constituée depuis plus de 2 siècles ». « L’effondrement est l’horizon de notre génération, c’est le début de son avenir. Qu’y aura-t-il après ? Tout cela reste à penser, à imaginer, et à vivre… ».

Le pire n’est pas certain, l’avenir reste ouvert

Dans leur essai Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste publié au Premier Parallèle à la rentrée, la philosophe de l’environnement Catherine Larrère et l’ingénieur agronome et sociologue Raphaël Larrère dénoncent la colonisation de la pensée écologiste par cet imaginaire effondriste qui est devenu le seul horizon. « Si un effondrement global est possible, il n’est pas certain », écrivent-ils dans la revue en ligne AOC. « L’avenir est donc ouvert et, contrairement à ce qu’avancent les collapsologues, nous sommes confrontés à une diversité de futurs possibles ». Selon eux, la collapsologie démobilise car elle présente une conception globale dans laquelle nous ne pouvons pas agir : nous ne pouvons pas appréhender les questions environnementales « dans toute leur complexité et dans toute leur diversité » à l’échelle de la planète et il n’y a pas d’instance démocratique mondiale pour gouverner le climat et la biodiversité. L’auteur et l’autrice invitent donc à regarder les innombrables initiatives locales et citoyennes qui, partout dans le monde, « mobilisent d’autres imaginaires » : les projets d’économie sociale et solidaire, les expériences de villes en transition, les luttes pour l’agroécologie, ou encore les ZAD et les mobilisations contre le capitalisme et ses « grands projets inutiles ». Dans un entretien accordé à la revue Usbek & Rica, Raphaël Larrère relève la convergence des collapsologues avec le pouvoir : si l’effondrement est inéluctable, « la façon la plus rationnelle d’agir, économiquement, c’est le business as usual », écrit-il. A rebours de leur discours, les collapsologues alimentent ainsi une logique néolibérale « à force de dénoncer l’État et les institutions pour encenser l’entraide citoyenne et les biorégions ».

Comment savoir quand la société est sur le point de s’effondrer ?

L’engouement pour la collapsologie reste un phénomène assez français. C’est pourtant dans le New York Times que j’ai lu début novembre ce que je considère pour l’instant, en toute subjectivité, comme le meilleur article sur le sujet. Oui je sais, c’est en anglais, mais ne vous inquiétez pas, je vais vous faire le Reader’s Digest, comme aurait dit ma grand-mère ! Le titre résonne déjà comme une menace : « Comment savoir quand la société est sur le point de s’effondrer ? ». Le journaliste Ben Ehrenreich y donne la parole aux chercheurs et chercheuses qui, aux Etats-Unis, ont fait de l’effondrement leur objet d’étude. Ils et elles disent être sollicité·es comme jamais en ce moment par les journalistes, comme si l’étude de l’effondrement des sociétés avait cessé d’être un sujet purement théorique. C’est vrai qu’il est tentant de chercher les signaux faibles d’un proche effondrement dans l’actualité : pandémie, changement climatique, catastrophes naturelles, migrations massives, injustices sociales et raciales, crises politiques et économiques. Sommes-nous en présence d’un “perfect storm”, la tempête absolue ? Cette combinaison dévastatrice de plusieurs facteurs qui, pris isolément, sont surmontables, mais risquent de provoquer une véritable désintégration de la société s’ils s’ajoutent les uns aux autres.

Le texte fondateur de l’étude de l’effondrement des sociétés aux Etats-Unis est l’essai de l’anthropologue et historien Joseph Tainter, publié en 1988 et traduit en français en 2013 : L’Effondrement des sociétés complexes. Sa thèse, résumée de façon simpliste, relève d’une logique implacable : tout ce qui s’élève doit un jour s’effondrer. Selon lui, les sociétés humaines créent de la complexité (les institutions par exemple) pour répondre à des problèmes. Or la complexité s’accumule progressivement sans qu’on remarque à quel point tout l’édifice est devenu fragile. Il suffit alors d’un rien (un virus par exemple ?) pour que la société se désagrège et finisse par disparaître brutalement.

L’effondrement a déjà eu lieu et il continue de se produire tous les jours

Mais heureusement, le journaliste ne nous laisse pas en plan face à la contemplation du néant qui nous attend : il questionne la notion même d’effondrement, en prêtant attention aux disparités de la société, au lieu de considérer la civilisation comme un tout uniforme. Il apparaît alors que la critique de l’effondrement est souvent le fait d’universitaires autochtones (Natives) ou femmes, comme l’anthropologue Deborah L. Nichols pour qui « le goût du récit brutal de l’effondrement a toujours été “un truc de mecs” ». Il n’est qu’à penser aux superproductions post-apocalyptiques hollywoodiennes pour saisir la référence.

L’auteur se penche alors sur celles et ceux qui ont déjà vu leur monde s’effondrer. Il pense à ces millions d’hommes, femmes et enfants qu’on a jetés dans la cale d’un bateau d’esclavagistes par exemple ou à ces communautés autochtones qui ont dû quitter leurs terres ancestrales pour une longue marche forcée vers une réserve. Si on regarde un peu autour de nous, on voit des effondrements se produire tous les jours : lorsque le sol pollué et desséché ne peut plus nourrir une communauté, lorsqu’une guerre déchire une société, lorsqu’un système de santé doit choisir les malades qui seront soigné·es, lorsque les machines débarquent dans la forêt et détruisent ce qui était le territoire nourricier d’un peuple, ou encore lorsque des hommes, des femmes, des enfants échouent noyé·es sur les plages d’Europe pour avoir cru en un avenir meilleur. Comment résonnent nos lamentations sur un éventuel effondrement de notre mode de vie insoutenable aux oreilles de ces personnes qui ont déjà vécu la fin du monde ? Et y ont survécu.

Near hit : à un cheveu !

Pour finir, j’en appelle au penseur de la catastrophe : le philosophe et ingénieur Jean-Pierre Dupuy. Dans un texte publié par la revue en ligne AOC, il renvoie dos à dos les collapsologues et « les optimistes béats » pour professer un « catastrophisme éclairé » qui combinerait les deux démarches. Il propose d’« annoncer un avenir […] qui superposerait l’occurrence de la catastrophe, pour qu’elle puisse faire office de dissuasion, et sa non-occurrence, pour préserver l’espoir ». Il s’inspire pour ce faire du « concept de near miss (ou near hit), familier aux stratèges nucléaires » : une quasi-collision qui évoque le fait d’être passé à un cheveu d’une catastrophe. Selon lui, la proximité d’un désastre imminent nous protègerait de « la croyance béate que le pire nous sera épargné ».

D’ailleurs, en parlant de passer à un cheveu de la catastrophe, savez-vous que le vendredi 13 novembre en début de soirée, un petit astéroïde a frôlé la Terre ? D’habitude, lorsqu’on parle d’astéroïdes, « frôler la Terre » signifie passer à une distance plus proche que celle qui nous sépare de la Lune, soit 384 400 km, ce qui arrive à peu près tous les mois. Mais ce vendredi-là, l’astéroïde 2020 VT4 est passé à 380 km de la surface de l’océan Pacifique Sud, un record ! 380 km, c’est à peine moins qu’un Paris-Lyon à vol d’oiseau (ou d’astéroïde). Ah 2020 !

Retrouvez toutes les références et bien plus encore dans les veilles de l’Ecole urbaine de Lyon.

Sources :

Jean-Pierre DUPUY, « Contre les collapsologues et les optimistes béats, réaffirmer le catastrophisme éclairé » (AOC, 12/11/2020).

Ben EHRENREICH, « How Do You Know When Society Is About to Fall Apart? » (The New York Times, 04/11/2020).

Catherine LARRERE, Raphaël LARRERE, Le pire n’est pas certain. Essai sur l’aveuglement catastrophiste (Premier Parallèle, 2020).

Catherine LARRERE, Raphaël LARRERE, « Libérer l’écologie de l’imaginaire effondriste » (AOC, 14/09/2020).

Catherine LARRERE, Raphaël LARRERE, « Les collapsologues sont dans un rapport de convergence avec le pouvoir » (Usbek & Rica, 06/09/2020).

Pablo SERVIGNE, Raphaël STEVENS, Comment tout peut s’effondrer. Petit manuel de collapsologie à l’usage des générations présentes (Seuil, 2015).

Joseph A. TAINTER, The Collapse of Complex Societies (Cambridge University Press, 1988), traduction en français: L’Effondrement des sociétés complexes (Le Retour aux Sources, 2013).

2020 © Bérénice Gagne

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