Faire entrer en transition la recherche scientifique. Entretien avec le physicien Pablo Jensen.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
8 min readMar 21, 2023

Pablo Jensen (@pablojensenlyon) est chercheur au CNRS, membre du laboratoire de physique de l’ENS de Lyon et de l’Institut des Systèmes Complexes. Après avoir modélisé la matière, il se consacre depuis une vingtaine d’années à la modélisation des systèmes sociaux et aux questions épistémologiques et politiques qu’elle soulève. Préoccupé par la mutation écologique, il a co-fondé la Fabrique des Questions Simples et est devenu le chargé de mission transition écologique à l’ENS de Lyon.

A l’Ecole Urbaine de Lyon, il a proposé un cours public intitulé Sciences et machines: une généalogie conceptuelle de la Grande Accélération.

Alexandre Rigal. Comment avez-vous choisi la physique et comment s’est posée la question des armes atomiques dans votre parcours de physicien ?

Pablo Jensen. Je n’ai pas eu de scrupules par rapport à la bombe atomique. J’étais vraiment fasciné par la mécanique quantique, tout ce qui est astrophysique, comme beaucoup de ceux qui vont en physique. Il y a une histoire très positive et une tradition dans laquelle on s’inscrit: Galilée, Newton, Einstein… Moi c’était Feynman. J’avais aussi un “père” en physique, de la génération de mes parents, qui était ingénieur et qui m’avait offert le cours de physique de Feynman. Et Feynman a écrit ensuite des livres de vulgarisation qui sont très naïfs quand je les relis aujourd’hui, avec tendresse mais stupeur! J’étais dans l’histoire glorieuse de la physique. Donc je peux en parler maintenant comme un prêtre défroqué.

AR. Mais à l’été 1997 tout change quand vous faîtes l’expérience d’un “choc latourien”, en référence à votre lecture des travaux de Bruno Latour.

PJ. J’avais fait ma thèse puis j’étais parti en postdoctorat aux Etats-Unis où cela avait été très intense au niveau des publications en anglais. En revenant en France, je me rappelle que j’avais envie d’écrire en français et j’ai écrit un article de vulgarisation pour la revue La Recherche. Je lisais toujours autour de la culture et de l’histoire des sciences. Et par hasard, j’ai lu La Science en action de Bruno Latour. Ce n’est pas seulement de l’épistémologie, c’est vraiment de la science parce que c’est empirique, d’aller voir dans les laboratoires ce qui se passe. C’était un choc effectivement. Le fait de connecter la physique au reste de la société, à la technologie — ce que fait Latour dans le livre — , c’est ce qui a donné l’impulsion pour la création des Cafés Sciences et Citoyens. On a fait une sorte d’hybridation entre les Cafés philo et La Science en action et là j’ai mis un bout du bras dans tout ce qui est culture scientifique. Il ne s’agissait pas de diffusion mais de discussion à parité. Il y avait déjà ce tournant critique contre la diffusion.

L’essai nucléaire Trinity de juillet 1945 a été proposé comme le point de départ de l’Anthropocène (Wikipedia)

AR. Est-ce que dans ces expériences de discussion autour des sciences on parvient en tant que scientifique à apprendre des amatrices et amateurs de sciences?

PJ. Evidemment, si on discute de mécanique quantique, là on ne va pas apprendre. Ce qui vient de la société civile, ce sont souvent des trucs un peu délirants. Nous on traitait par exemple du 8 décembre à Lyon, c’est-à-dire la Fête des Lumières. Dans les Cafés Sciences et Citoyens, on avait fait une séance sur le rituel: on avait invité un anthropologue et un prêtre. Donc effectivement sur les rituels le public était intéressant. On avait envie de s’opposer au modèle de diffusion de la physique du CNRS à l’époque.

AR. Mais qu’est-ce qui peut faire perdre le goût de la connaissance et de la diffusion de la physique?

PJ. Le désir initial était tellement naïf, faire de la physique pour découvrir le fondement du monde… et avec la physique on imagine voir derrière la complexité du monde, les vraies réalités — être plus malin que les autres, selon ce que dit Feynman — . Et c’était aussi la même dynamique en lisant Latour, je suis devenu plus malin que les physiciens qui eux pensent qu’ils pratiquent la science d’une certaine manière… alors qu’en fait je sais désormais ce qu’ils sont vraiment en train de faire. Grâce à la philosophie des sciences on va aux fondements de la physique et grâce à la sociologie, on peut voir les fondements de la philosophie des sciences. Et c’est pourquoi j’ai beaucoup aimé l’article de Latour “The Politics of Explanation” qui décrit cette tentation d’être toujours plus malin que les autres et combien c’est absurde au final!

Donc lire Latour ça m’a aussi donné envie de faire de la sociologie. C’est là que j’ai commencé à faire des simulations de la société et à utiliser des outils formels et des données sociales, mais aussi à faire la critique de ces méthodes. Par exemple, au départ de l’Institut Rhônalpin des Systèmes Complexes, on avait fait une cartographie des articles scientifiques sur les sciences complexes. Mais les outils formels ne doivent pas servir uniquement à piloter, à obtenir une vue surplombante. Les méthodes formelles permettent de voir depuis un centre. C’est ce que dit Latour: “expliquer c’est bâtir un empire”. On avait essayé de voir si c’était aussi utile aux chercheurs. Donc c’était une découverte de la critique de ces méthodes.

AR. Et quand apparaît votre intérêt pour l’écologie et donc voter volonté de réformer les sciences?

PJ. A la présidentielle de 1988, Pierre Juquin a été le candidat d’extrême gauche à la fondation de l’Alternative rouge et verte. Ca m’avait bien plu. Mais c’est devenu important pour moi avec la vague plus récente. Ce que j’ai retenu des sciences sociales, c’est de réfléchir à ça théoriquement, mais surtout d’essayer de tester des pratiques. C’est le but de ma mission écologique à l’ENS Lyon, aussi pour éviter d’imaginer des solutions hors-sol. L’ENS est une sorte de laboratoire: c’est relativement petit, c’est flexible par rapport à une université ou un ministère. J’y vois presque un terrain d’études. Mais l’obstacle c’est la concurrence disciplinaire pour des financements.

AR. J’ai aussi une interrogation plus générale: on demande actuellement aux sciences de se réformer, du fait de la crise globale, mais c’est aussi le moment où elles atteignent des résultats scientifiques importants sur le système Terre et où elles dictent au moins partiellement l’agenda politique. Comment gérer cette tension pour les scientifiques d’avoir à se réformer au moment d’un succès incroyable?

PJ. C’est ce qu’indiquent parfois des chercheurs qui réclament le droit d’utiliser tout le carbone nécessaire à leur capacité à produire des connaissances et des solutions à la dégradation de l’environnement. D’autres disent que le GIEC on peut l’arrêter, qu’on en sait assez. C’est une tension au sein de la Fabrique des Questions Simples, mais je ne vais pas la résoudre.

Le CNRS a sorti son bilan carbone, le bilan carbone c’est 14 tonnes par chercheur et par an, rien que pour le professionnel. Et donc si on prend au sérieux les 2 tonnes qu’on est censés pouvoir émettre, ça veut dire qu’il faut réduire le CNRS d’un facteur 10. En tout cas c’est pas une réduction de 10%, c’est pas cosmétique: c’est repenser totalement la recherche.

AR. Quelle est la tension entre dépense d’énergie et accroissement du savoir scientifique? Par exemple, on imagine sans mal un anthropologue travailler avec sobriété, moins les physiciens du CERN.

Pour la physique des particules cela semble difficile. Par définition ce sont des phénomènes qui n’existent que dans les grands accélérateurs de particules qui demandent beaucoup d’énergie : le CERN c’est une consommation d’énergie de l’ordre d’un demi-réacteur nucléaire. Donc à mon avis, si on coupe ça, les particules disparaissent.

Tunnel du Grand collisionneur de hadrons, CERN (Wikipedia)

AR. Donc, selon vous, le critère le plus simple pour évaluer l’opportunité de poursuivre l’étude de certains phénomènes, c’est de s’intéresser aux émissions nécessaires.

PJ. Plus ça émet, plus c’est un luxe qu’il faudra justifier de se payer. Une vraie question c’est qui va décider. Est-ce que pour justifier l’utilisation de ressources rares, il faudrait qu’il y ait un collectif très mobilisé. Par exemple sur le cancer, y a des gens qui vont dire oui, mais l’astrophysique ? Peut-être sur le Big bang. Mais le Boson de Higgs ? Tant que nous n’étions pas regardant sur les énergies et tant que le budget sur la recherche fondamentale c’est 1 ou 2% du budget total, on les laisse faire. Mais quand on va voir diminuer le nombre de réacteurs nucléaires et qu’on va voir que ça nous en coûte une demi centrale nucléaire [le grand accélérateur de particules du CERN], on va peut-être couper le CERN. On va être obligés de se poser ces questions plus sérieusement.

AR. Vous avez affronté la question des disciplines personnellement en vous intéressant à la physique et aussi à la sociologie des sciences, pensez-vous que notre nouvelle ère, l’Anthropocène, appelle à la fin des frontières disciplinaires?

PJ. J’ai un peu de mal avec ça. Je suis sensible à l’idée qu’il existe des objets dont il faut se saisir ensemble. Mais en même temps, je ne vois pas comment on peut casser les disciplines. Comme le disait un collègue sociologue des sciences, quand on a le talent de Latour, qu’on a déjà une base en philosophie et qu’on comprend très vite de quoi il s’agit, on peut se permettre de flotter au-dessus des disciplines. Mais Latour a engendré à Sciences Po des gens qui ne flottent pas et n’ont pas les outils solides des disciplines. Les disciplines ont défini des outils mais il y a aussi des collègues qui peuvent évaluer ce qu’on fait. Comment formes-tu si tu ne formes pas aux outils? Les disciplines évoluent, mais je pense qu’il y a là un point qui n’est pas dépassable. Offrir plus d’ouverture, ce n’est pas passer outre une vraie formation initiale, jusqu’au master, dans une discipline qui te donne vraiment des outils, bien qu’il ne faille pas voir le monde que grâce à ça. Si on n’a pas une bonne formation, on risque vraiment de faire des travaux sans intérêt.

Il faut garder une bonne place aux sciences et aux expertises. Il n’y a pas vraiment de solutions faciles. Des solutions différentes vont émerger selon les terrains et les thématiques. Mais on aimerait aussi avoir des financements pour être dans une bulle et faire de la recherche fondamentale. Il faudrait inventer un système dans lequel on alternerait entre période de bulle, période de terrain, période d’engagement. Mais cela suppose d’entretenir les savoirs et de les transmettre, tout en les transformant.

Auteur: Pablo Jensen

Interviewer: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050.

--

--

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.