Guillaume Bonnel ou la montagne appareillée par les ingénieurs

Par Danièle Méaux

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
4 min readJul 3, 2021

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Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.

En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet.

© Guillaume Bonnel

Les paysages de montagne ont longtemps souffert, dans la culture occidentale, d’un déficit de figuration. Au seizième et dix-septième siècles, l’attention des peintres ou des écrivains se focalisait sur la représentation des sites apprivoisés par l’homme, émaillés de chemins, d’exploitations agricoles et d’habitations. D’un accès malaisé, la montagne suscitait la peur et la défiance. Progressivement, à compter de la fin du dix-huitième siècle, le goût s’est déporté vers le sublime : les territoires de la démesure (la mer, la montagne, le désert…), capables de susciter l’effroi, ont suscité l’attention. Dans le même temps, avec l’essor de l’hygiénisme et du sport, se sont développées les premières ascensions des sommets alpins et pyrénéens. Les hauts reliefs accidentés ont dès lors attiré pour leur difficulté, comme pour leur caractère intact et sauvage. Aujourd’hui, la montagne séduit massivement les touristes qui en font un espace privilégié de villégiature, propice à la pratique d’activités physiques. Des routes, des tunnels, des ponts y ont été bâtis, de sorte que, chaque jour, reculent les espaces qui présentent les allures d’une « virginité naturelle ».

C’est à cette montagne plus ou moins domestiquée par les hommes et appareillée par les ingénieurs que s’intéresse le photographe Guillaume Bonnel. Pendant plus de quatre années, il a arpenté les reliefs des Pyrénées, traquant les interventions des techniciens de l’Office national des Forêts au sein des sites. Grâce à de longues randonnées, il a accédé à des points de vue d’où il découvrait la présence d’aménagements visant à faciliter l’écoulement de l’eau, à retenir les glissements du terrain ou encore à éviter les dégâts dus aux avalanches. Les photographies réalisées renvoient à la pratique physique de la marche, au cheminement prolongé de l’opérateur à travers les monts. Au sein de l’ouvrage paru en 2017 chez ARP2 Éditions, les pentes abruptes et les déclivités herbeuses voisinent et se répondent ; elles sont émaillées d’infrastructures de bois, de métal ou de ciment, destinées à arrêter les mouvements du terrain, à contenir le débordement des éléments naturels et à juguler les risques liés à la météorologie.

Les photographies de Guillaume Bonnel, aux tonalités douces, situées dans un camaïeu de verts et d’ocres, permettent de constater l’omniprésence des « orthèses » ‒ c’est le titre du livre ‒ mises en place par les ingénieurs afin de contenir la montagne comme on maintient les mouvements d’une cheville foulée ou d’un poignet cassé, grâce à un plâtre ou à une attelle. Les plans d’ensemble montrent majoritairement le sol, laissant relativement peu de place au ciel. De cette façon, l’attention du spectateur se focalise sur le terrain, sur la manière dont roches, arbres, broussailles et infrastructures conçues par les aménageurs s’y côtoient.

Au sein des images, les interventions techniques ne se trouvent pourtant pas stigmatisées. Elles restent souvent discrètes : partiellement recouvertes de mousse ou environnées d’herbes folles, elles tendent à se fondre parmi la végétation ou les éboulis, dans une forme de coexistence pacifiée. Au sein du livre, le retour de page en page de ces gestes quasi médicaux signe toutefois leur omniprésence, comme la quasi disparition d’une nature demeurée intacte. Il amène à se questionner sur le recours croissant à la technologie pour domestiquer les reliefs. Il n’est pas nouveau que les hommes interviennent sur le paysage : l’agriculture a de longue date façonné les territoires. Mais l’ingénierie déployée en montagne vise à contenir des risques qui sont liés au fait que les hommes s’aventurent en des lieux plus inhospitaliers.

C’est en tout cas cette curieuse balance, cet équilibre compliqué entre « nature » et intervention technique, proche du geste médical, qu’interroge Guillaume Bonnel, livrant ainsi une réflexion qui touche directement à la question de l’anthropocène.

Par Danièle Méaux, Professeur des universités, Esthétique et sciences de l’art, photographie, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne, Laboratoire ECLLA.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.