“Hypothèse d’une terre plate, au point de vue économique” par Gabriel Tarde.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
4 min readFeb 2, 2022

--

En 1902, Gabriel Tarde discute des effets sociaux de la rotondité de la Terre. Tarde, précurseur de la sociologie et de la psychologie, évoque en particulier la possibilité de diffusion des désirs, des innovations et d’autres formes d’imitation d’un point à l’autre de la planète. D’une manière étonnante, il construit son raisonnement en comparant la Terre ronde à une Terre plate.

La terre étant ronde, le trajet de la civilisation dans un sens quelconque, à force d’aller, finit toujours par revenir sur lui-même. Tous les rayons d’exemples finissent par s’y réfléchir. Si elle était plate, le déplacement de la civilisation serait son éloignement progressif et sans retour, de son point de départ, et rien n’y contraindrait l’imitation à revenir à sa source.

- Les conséquences économiques de la platitude terrestre seraient considérables. Par exemple, si, à un moment donné, une région se trouvait présenter des conditions exceptionnelles pour la production du blé à bon marché — comme, de nos jours, le sud de la Russie ou l’ouest des États-Unis ou bientôt la vallée de la Plata, ou plus tard celle du Niger — elle ne pourrait facilement inonder le monde de ses céréales, et provoquer une crise agricole intense qu’à la condition d’être centrale et non périphérique. Périphérique, elle aurait, pour faire parvenir ses produits à la région diamétralement opposée, à supporter des frais de transport doubles de ceux qui incomberaient à une région centrale. — Il en serait de même pour une industrie quelconque.

En somme, une terre plate conduirait à l’inégalité croissante entre les Etats et entre les hommes ; une terre ronde conduit à une égalité croissante. Par égalité, j’entends réciprocité. La loi du passage de l’unilatéral au réciproque est grandement aidée dans son action par la sphéricité de la terre.

On peut concevoir ou imaginer une terre plate qui, sans avoir une surface infinie (chose inconcevable), aurait une surface prodigieusement étendue, extrêmement supérieure à la surface ronde de notre globe, c’est-à-dire telle qu’il serait pratiquement impossible d’en atteindre les limites. Ce serait comme si elle était infinie. Dans cette hypothèse, l’expansion rayonnante d’une civilisation quelconque ne saurait jamais dépasser un certain rayon, plus ou moins étendu, suivant l’état des moyens de locomotion et de communication, mais toujours fort petit en égard à la quasi-immensité terrestre. Au delà de ce rayon, d’autres civilisations pourraient rayonner — contiguës parfois, d’autres fois distantes — ou plutôt d’abord très distantes, puis, à mesure que les moyens de communication se perfectionneraient dans chacune d’elles, de moins en moins distantes, et enfin quasi contiguës. De là des conflits fréquents, des conquêtes et des annexions ; mais conquêtes et annexions qui ne sauraient jamais constituer durablement un empire excédant le rayon-limite dont je viens de parler… Un État conquérant ne pourrait donc conquérir toujours qu’à la condition de se déplacer sans cesse, de perdre d’un côté (par l’impossibilité pratique d’y maintenir sa domination) ce qu’il gagnerait de l’autre… Jamais donc, il n’y aurait de terme assignable à l’ère des guerres, et c’est alors qu’on serait en droit de regarder l’espoir d’une paix finale, d’une paix romaine généralisée, étendue à la terre entière, comme une utopie. En effet, un État aurait beau s’étendre, il trouverait, toujours des voisins, avec qui des causes de conflit ne manqueraient pas de naître… Mais, sur notre terre sphérique, et qui, en outre, n’est pas d’un volume disproportionné à nos moyens de locomotion et de communication mentale, on peut, sans chimère, espérer la fin des batailles, et assigner pour terme à l’ère belliqueuse le moment où une seule et même civilisation, susceptible de variations infinies, et fractionnée en nationalités diverses, mais alliées et solidaires, régnera sur le globe.

Bille bleue (Blue Marble). Photographie à partir de la prise de vue d’Apollo 17 en 1972.

C’est donc, au point de vue soit de la justice, soit de la paix, une chose bienfaisante que la sphéricité de la terre ; et je ne serais pas loin d’y soupçonner une de ces grandioses harmonies naturelles spontanées dont la cause nous échappe, et qui nous émerveillent à la pensée que ces conditions favorables à la justice et à la paix ne sont pas particulières à notre humanité terrestre, mais qu’elles sont communes à toutes les humanités dispersées dans les innombrables planètes des mondes stellaires, à toutes les sociétés lancées comme la nôtre dans le fleuve épars, sanglant ou boueux, d’une évolution historique aux bras multiples, mais convergeant vers une embouchure profonde et paisible.

Extrait tiré de:

Tarde Gabriel, Chapitre IV, “Hypothèse d’une terre plate, au point de vue économique.” Psychologie économique. Tome premier. Paris : Félix Alcan, Éditeur, 1902: pp. 27–29.

Version pdf de l’ouvrage: http://classiques.uqac.ca/classiques/tarde_gabriel/psycho_economique_t1/psycho_eco_t1.html

--

--

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.