IMAGINAIRES URBAINS DES ÉPIDÉMIES #3 : Les registres métaphoriques et symboliques des zombies

Par Alfonso Pinto, chercheur post-doctoral à l’École urbaine de Lyon

Alfonso Pinto
Anthropocene 2050
12 min readApr 20, 2020

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« Quand il n’y a plus de place en enfer, les Morts reviennent sur Terre ».

(G.A. Romero)

En 1968, un jeune cinéaste indépendant américain, George A. Romero, dirige avec très peu de moyens, Night of the living dead (1968). Il ne pouvait pas connaître l’impact que cette production presque artisanale aurait sur sa carrière et sur le cinéma en général. Les morts-vivants ou les zombies, n’ont certainement pas été inventés par Romero. Toutefois on doit bien à ce dernier la réinvention occidentale de cette créature qui, à la base, provient de la mythologie haïtienne. Les origines du zombie se situent dans le syncrétisme culturel du vaudou, dans la culture des esclaves noirs déportés aux Caraïbes pendant la traite. À l’origine, le zombie est le résultat d’un rite magique, d’une sorcellerie. La victime du rituel devient une créature mue uniquement par son instinct. Aucune pensée, aucune rationalité ne l’animent. Sa seule pulsion est l’anthropophagie. On peut voir dans cette créature une puissante métaphore de la condition d’esclave.

En 1968 Romero « sécularise » ce monstre en mettant en pratique une sorte de laïcisation qui efface tout élément magique en faveur d’un facteur biologique. Le résultat est surprenant. « Le zombie en Occident n’est plus la victime de sorcellerie, mais un homme atteint par un virus d’origine inconnue qui provoque dans un premier temps la mort du sujet, puis sa renaissance sous forme d’une créature dont la seule pulsion est l’anthropophagie. De la magie haïtienne, du vaudou, aux malaises socio-politiques… le zombie occidental fait du monstre une question sociale qui s’insère, à travers les codes de la culture populaire, au sein des réflexions sur les dynamiques de la société capitaliste de la fin du siècle »[1]. Avec plus de précision Jean-Baptiste Thoret affirme que « le zombie c’est l’application rigoureuse et littérale des lois du capitalisme, une nouvelle dissidence qui loin de s’opposer au système, pousse sa logique jusqu’à son point de rupture. Symbole littéral des impasses de la société de consommation, des enterrés vifs de l’Histoire américaine, il est cette contre-fiction qui prend d’assaut le cadre et le déborde. Mû par aucune motivation si ce n’est la logique d’un strict réflexe alimentaire, le zombie constitue ce bloc insensé […] qui cristallise une Amérique en quête de sens, une nouvelle société qui veut dévorer l’ancienne »[2]. Le grand mérite de Romero est donc celui d’avoir transformé quelque chose de “autre”, d’externe à la culture occidentale, en une figure culturelle qui, de manière polysémique, exprime certains dysfonctionnements de la société américaine à la fin du siècle. Cette polysémie, cette capacité d’incarner des instances différentes, est bien évidemment l’une des raisons du grand succès des films de Romero et du filon cinématographique qui s’est développé autour des zombies. « Avec Romero les zombies entrent dans un âge athéologique et populaire, ils échappent à une volonté centrale, un mental-roi qui les génère et les contrôle »[3]. En ce sens « le mort-vivant est un monstre social, qui représente à plusieurs égards les différentes conditions de l’homme moderne des cinquante dernières années. Une créature privée de toute forme de conscience, d’individualité, de capacité rationnelle, renvoie immédiatement à l’aliénation. Son caractère anthropophage, ses pulsions de consommation sans limite, rappellent certaines dynamiques de la société consumériste »[4].

Mais on peut aller plus loin. Manouk Borzakian[5] par exemple concentre son attention sur les perceptions de l’altérité en général. Tout de même, si le zombie d’un côté est susceptible d’incarner métaphoriquement une masse aliénée et vouée à la consommation, de l’autre il peut se prêter à une analogie avec les exclus du système : minorités perçues comme un danger, migrants, pauvres, autant de sujets potentiellement révolutionnaires et déstabilisants. Toutefois, Romero ne se laisse jamais emporter par l’optimisme. Souvent « le mort-vivant comprend une dimension fortement apocalyptique, dans laquelle les structures sociales, représentées par ces malades au stade terminal, implosent, en offrant rarement des possibilités de rédemption, limitées en outre aux projets de fuite individuelle plutôt que de reconstruction collective. Le happy end ne semble pas appartenir à cette cinématographie […]. Le zombie existe peut-être réellement dans les réminiscences d’une société “nécrotique”, toujours agonisante, dans ses indénombrables contradictions irrésolues et insolubles »[6].

Un élément clé de la filmographie romerienne est le rôle attribué à la ville et, en général, aux dimensions urbaines de notre société. Les premiers quatre films de Romero[7] sur les zombies reposent sur un imaginaire de séparation, de coupure, de fragmentation, qui se réfère à certains clichés récurrents au sein des représentations des épidémies. Le caractère profondément urbain s’exprime par la présence constante de certaines formes urbaines nord-américaines. Les downtown, ou plus généralement les zones urbaines à forte densité, sont souvent représentées comme le lieu à fuir, en raison d’une concentration qui favorise la diffusion de l’épidémie. De l’autre côté, on retrouve souvent le périurbain où une plus faible densité permet des possibilités de survie plus élevées. Certains lieux précis deviennent presque des symboles et se caractérisent par l’idée de fermeture, de frontière, en installant une logique conflictuelle entre un dedans humain, circonscrit et sécurisé et un dehors sans limites qui devient le royaume des zombies. Dans l’ordre : Night of the Living Dead (1968) situe toute son action dans une petite maison de campagne du nord-est des États-Unis. Le fameux Dawn of the dead (1978) consacre quant à lui l’icône du grand centre-commercial, lieu de refuge d’un petit groupe de personnes qui a quitté la ville de Philadelphie désormais envahie par les zombies. Les morts-vivants, comme dans une sorte de réminiscence, entourent le Mall, symbole d’une Amérique périurbaine et consumériste. Le troisième chapitre, Day of the dead (1985), est marqué par une forte critique antimilitariste (c’est l’âge de Reagan et de la recrudescence des tensions avec l’Union Soviétique). Dans ce cas, le refuge est une installation militaire souterraine, tandis que la surface est désormais un espace mort, totalement aux mains des zombies. Le quatrième opus, Land of the dead (2004) est sans doute l’œuvre de la maturité dans laquelle la lucidité critique du réalisateur touche à son apogée. Il démontre le spatial turn effectué par Romero. Un groupe de survivants occupe le downtown de la ville de Pittsburgh qui nous est présentée sous la forme d’une citadelle fortifiée. Barricades, barbelés électriques, tours d’observations, murailles, etc. Ce que Romero met en image est donc un espace urbain qui régresse à un état prémoderne, en revenant à nouveau au sein des murailles que la modernité, on le sait bien, avait franchies. En revanche, plusieurs lectures sont bien possibles. Ici, on a privilégié l’idée d’un espace médiéval, ou plutôt haut-médiéval, caractérisé par la citadelle fortifiée qui sépare deux réalités profondément différentes : un dedans sécurisé, où règne la loi et le contrôle du seigneur, s’oppose à un dehors dangereux, mystérieux, sans loi. Tout de même, cette spatialité se prête bien à d’autres interprétations, comme celle effectuée par le chercheur Manouk Borzakian qui insiste sur la wilderness et sa longue tradition incarnée par le cinéma western (spontanée serait alors la référence à l’analyse de Michel Foucher).

La lecture médiévale a en revanche le mérite de mieux incarner une référence précise à l’actualité et en particulier aux dynamiques de privatisation de l’espace public qui trouvent leur réalisation plus évidente dans le phénomène des gated communities. Selon Thierry Paquot[8], ce phénomène peut être interprété comme une sorte de ghetto inversé, un « ghetto de riches » qui repose sur une séparation tant spatiale que sociale. Dans ce cas, en revanche, ce ne sont pas des minorités indésirables enfermées contre leur volonté. La minorité en question souhaite s’auto-exclure, se séparer des indésirables, qui, au contraire sont la majorité. Dans le détail, les gated communities sont des « lotissements privés, enclos et sécurisés, dont on suppose qu’il s’agit d’un phénomène nouveau, signe d’une crise de l’urbanité et de la disparition des espaces publics »[9]. La question est donc à inscrire dans le phénomène plus général de fragmentation de l’urbain en segments homogènes, une sorte de contre-sens de l’urbain qui devrait plutôt reposer sur l’hétérogénéité de ses espaces, sur l’ouverture, sur la coprésence au sein d’un même lieu de catégories sociales et culturelles différentes.

Plus généralement, ces quatre films indiquent tous un fait de grand intérêt : la mise en minorité de l’Homme en tant qu’espèce dominante de la planète. Si les zombies se répandent dans le territoire, en assumant de facto le contrôle des grandes agglomérations urbaines, au contraire les humains se voient obligés à l’enfermement. Ils fuient la ville en faveur d’une collocation qui puisse mieux assurer leur survie ou ils réinventent l’urbain en altérant radicalement sa nature.

Une première conclusion, donc, vise à inscrire cet imaginaire au sein du complexe rapport que les États-Unis entretiennent avec le concept d’urbain. D’une certaine manière on assiste à une singulière mise en image de l’urbaphobie. Le fait est curieux, puisque l’un des grands clichés de la cinématographie d’horreur américaine montre au contraire une image assez négative de l’Amérique rurale[10], souvent peinte comme rétrograde, violente, conservatrice et s’opposant à une vision de l’urbain axée sur la modernité, le progrès et à une certaine idée de civilisation. C’est peut-être le reflet des divisions ancestrales remontant à la guerre de Sécession, dans laquelle la question de l’esclavage n’était que le signe évident d’un conflit entre le modèle du nord axé sur la ville, l’industrie et le commerce et celui du sud qui était incarné par l’économie rurale des champs de coton et par la ségrégation raciale. La dichotomie Nord-Sud pourrait alors se transformer dans le conflit entre urbain et rural.

Cependant, les choses sont plus complexes et révèlent l’ambivalence ontologique que la culture américaine a toujours exprimé vis-à-vis des grands espaces urbains. « Les États-Unis sont un pays fortement urbanisé, qui identifie la ville au progrès, à la modernité, mais qui en même temps exalte la nature et condamne les excès des grandes agglomérations. Cette ambivalence est peut-être pour partie à l’origine d’un paysage urbain singulier qui privilégie les vastes banlieues résidentielles, les maisons unifamiliales, au détriment des concentrations urbaines denses, réservées souvent aux classes plus défavorisées »[11].

L’évidente « géographicité » des films de Romero réside peut-être dans la mise en image de cette ambiguïté, dans le fait de proposer des réalités socio-spatiales profondément nuancées qui sont porteuses d’une réflexion plus approfondie. L’urbain romerien[L11] apparaît comme un espace mort, en putréfaction, « sans vie, dont l’essence vitale, ses habitants, ont disparu ou sont devenus quelque chose d’autre. Les zombies, les nouveaux citoyens, anthropophages, violents, irrationnels, morts, sont peut-être l’incarnation la plus pessimiste de la nouvelle condition urbaine, des nouvelles inquiétudes d’une société qui a fait de la ville son territoire »[12].

Il ne faut pas en revanche s’arrêter à une simple opposition entre un dehors et un dedans. Romero met également en image et en fiction une division interne qui intéresse exclusivement les espaces des hommes, le dedans. Au contrarie les zombies, en tant que meute, en tant que masse, profitent de l’homogénéité tout autant spatiale. On ne peut pas dire autant pour les forteresses humaines. Si le manque d’happy end correspond toujours à l’invasion, à la violation de la part des morts de l’espace sécurisé, la raison est à rechercher avant tout dans les conflits intérieurs qui opposent les survivants entre eux. L’espace du dedans est toujours ultérieurement fragmenté, divisé en raison des conflits à la nature différente. Et la division implique toujours la victoire des zombies.

La petite maison de campagne de Night of the living dead est en effet partagée en deux différentes zones. La cave et le rez-de-chaussée incarnent la lutte pour la leadership entre deux personnages. Même le centre commercial du deuxième chapitre apparaît fragmenté à son intérieur. D’un côté les bureaux qui sont le véritable refuge, de l’autre les couloirs entourés de magasins. Emblématique est l’invasion des morts à la fin du film. Leur pénétration est possible uniquement en raison d’un groupe des pillards qui, de l’extérieur, détruisent les barricades. Day of the dead propose un conflit entre la violence et l’arrogance des militaires et les civils. Le résultat ne change guère. Les désaccords porteront à la violation de cet espace. Encore une fois, c’est Land of the dead qui offre le portrait le plus significatif d’un point de vue urbain. Comme une citadelle médiévale, le downtown de Pittsburgh est partagé en deux zones distinctes. Au milieu du downtown, la tour du Fiddler’s Green héberge les survivants les plus riches qui profitent d’une ambiance aisée, rappelant la vie avant l’épidémie. Tandis que près des murailles se trouvent les pauvres, les survivants les moins favorisés qui luttent contre la pénurie de médicaments et de nourriture en rêvant une société plus égalitaire. Le résultat est paradoxalement ironique. Les zombies pénètrent l’enceinte mais ce sont surtout les riches, qui en raison de leur enfermement dans la tour, tombent dans le piège en devenant le succulent repas de morts. Les survivants à l’attaque sont pour la plupart les habitants défavorisés, qui, une fois la meute passée, se réorganisent avec l’intention de fonder une nouvelle organisation plus juste. « On voit bien l’ironie que Romero ne cesse jamais d’employer. L’émancipation d’une condition marginale, subalterne se fera (en revanche le film se limite à nous suggérer cette idée), uniquement grâce à une intervention externe, celle des “exclus” par excellence : les zombies. Les morts-vivants, guidés par leur leader, une fois qu’ils auront “libéré” la citadelle partiront pour ailleurs et cela constitue une sorte de trêve. Trouveront-ils un endroit où s’installer ? S’agit-il du début d’une sorte de cohabitation entre hommes et zombies ? »[13].

L’individualisme et l’égoïsme sont donc une faiblesse qui coute chère. La cohésion des zombies au contraire est toujours gagnante face à une humanité plus intéressée par la préservation de ses différences que la reconstruction d’un nouveau monde. Comme l’affirme Adrian Martin « Land of the dead fait partie des grands films traitant l’architecture sociale de la métropole moderne. Observez par exemple comment le centre de Pittsburgh nous est présenté comme une forteresse : il empêche les zombies d’entrer, mais de plus maintient son énorme population à un statut inférieur — en la distrayant grâce aux “jeux et vices” […]. Enfin et par-dessus tout, elle sert de prison, aussi bien pour les riches que pour les pauvres. Et c’est le cheminement même des zombies qui finissent par percer une brèche dans l’enceinte de cet univers effroyable qui ébranle l’équilibre des pouvoirs »[14].

L’imaginaire de la ville abandonnée et contaminée semble donc toucher à son apogée dans cette petite filmographie, qui, en reprenant certains éléments spatiaux liés aux épidémies (l’évacuation, la fuite de l’urbain, la fermeture, etc.), assume un caractère profondément symbolique. Tout comme la créature anthropophage est susceptible d’incarner différentes conditions de l’homme à l’âge du capitalisme tardif, de même, ses espaces représentent la profonde crise d’un urbain qui semble nous échapper de main. Paradoxalement le manque de réalisme dans les traits du mort-vivant permet un ancrage au contemporain d’une lucidité critique bouleversante.

« Le zombie représente avec une lucidité parfois troublante les perversions du capitalisme, des politiques néolibérales et de l’idéologie assumée à dogme. Les morts-vivants interprètent la monstruosité des dynamiques sociales du capital, de ses transformations vers la précarité, vers la flexibilité et vers toutes les variations d’une logique qui change ses formes mais jamais son contenu : l’exploitation. Le monstre n’est plus quelque chose de “autre ”, de “extra”, il cesse de se situer en opposition dialectique avec l’homme, et il s’insère en nous-mêmes, au centre de nos espaces de vie, dans les structures et les formes du monde occidental […]. Le zombie fabrique des imaginaires spatiaux inquiétants qui participent de notre vécu contemporain comme les gated communities, les favelas, les ghettos, les murailles, l’aliénation, le consumérisme, etc. »[15].

[1] PINTO, Alfonso, « Espace et Société dans le cinéma des Zombies », Annales de Géographie, n°695–696, 2014, p. 708.

[2] THORET, Jean-Baptiste, (dir.) Politiques des Zombies. L’Amérique selon George. A. Romero, Paris, Ellipses, 2007, p.11.

[3] ANGELIER, François, “À leur corps défendant”, in Thoret, J.-B., (dir.), cit., p. 22.

[4] PINTO, Alfonso, op. cit., p.712.

[5] Cfr. BORZAKIAN, Manouk, « Géographie morte-vivante. Les espaces indéterminés des zombies », Annales de Géographie n°695–696, p. 687–705.

[6] PINTO, Alfonso, op. cit., p. 712–713.

[7] Night of the Living Dead (1968), Dawn of the Dead (1978), Day of the Dead (1985), Land of the Dead (2004).

[8] PAQUOT, Thierry, (dir.), Ghettos de Riches. Tour du monde des enclaves résidentielles sécurisées, Paris, Perrin, 2009.

[9] LE GOIX, Renaud, « Villes Privés à la carte » in Paquot, T., cit., p.29.

[10] Il nous suffit de penser à des films qui ont marqué l’histoire du genre comme par exemple Texas chainsaw massacre de Tobe Hooper (1974) ou The hills have eyes de Wes Craven (1977) ou encore The evil dead de Sam Raimi (1981), qui propose le cliché de jeunes habitants naïfs de la grande ville qui en voyageant dans la campagne américaine subissent diverses formes de violence. Mais au-delà du genre d’horreur, d’autres films, inspirés par des faits réels, renforcent cette vision. Pour en citer deux, Mississipi burning de Alan Parker (1988) et Boys don’t cry de Kimberly Peirce (1999), qui décrivent l’Amérique rurale comme violente, intolérante et profondément conservatrice.

[11] PINTO, Alfonso, op. cit., p. 717–718.

[12] Ibidem.

[13] Ivi, p.720.

[14] MARTIN, Adrien, « The Turning Point : Le moment décisif », in Thoret, J.-B., (dir.), op. cit., p.126.

[15] PINTO, Alfonso, op. cit., p.722.

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