IMAGINAIRES DES ÉPIDÉMIES #4 Variations sur le thème et autres imaginaires

Par Alfonso Pinto, chercheur post-doctoral à l’École urbaine de Lyon

Alfonso Pinto
Anthropocene 2050
16 min readMay 7, 2020

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Les zombies de Romero ont donné naissance à une cinématographie nouvelle, qui traverse différents genres et codes comme le film d’horreur, le gore, la science-fiction, les b-movies et même parfois les comédies, etc. Le film 28 Days Later (Danny Boyle, 2003) peut être considéré comme une variation sur le thème des zombies. Ce qui rend ce film particulièrement intéressant du point de vue des imaginaires urbains est le fonctionnement narratif qui repose justement sur ces imaginaires.

Le scénario de Boyle est axé en effet sur une dialectique entre le visible et le non visible, entre ce qui est montré et ce qui est uniquement évoqué. 28 Days Later, à travers l’emploi d’une rhétorique axée sur la synecdoque et l’ellipse[1], se fonde sur un imaginaire préalable suffisamment ancré et condition essentielle pour sa réussite.

Le film met en scène une étrange épidémie de rage qui se propage en Angleterre et qui transforme les victimes en créatures hyper-violentes et hyper-contagieuse. Par rapport au zombie de Romero, l’infecté de Boyle est rapide, frénétique et mû non plus par un instinct de consommation anthropophage mais par une violence inexpliquée. Le film s’ouvre sur des images de violence : émeutes urbaines (parmi lesquelles nous avons reconnu un extrait d’archive des violences au G8 de Gênes en 2001), scènes de panique, guerres, exécutions, etc. La caméra fait un travelling arrière et on se rend compte que ces images sont projetées sur des écrans devant lesquels un singe gît immobilisé. Nous sommes à l’intérieur du « Cambridge Primate Research Center ». Les images bougent vers un groupe d’activistes pour les droits des animaux qui, en violant la sécurité, parvient à pénétrer le laboratoire afin de libérer les animaux. Un employé essaye de s’opposer en informant les militants que les singes sont infectés… de rage… d’une rage particulièrement contagieuse. Les militants ne lui prêtent pas d’attention et l’ouverture d’une cage provoque la contagion : convulsion, douleurs, vomissement de sang… une jeune militante cesse d’être ce qu’elle était avant. Elle est devenue une bête hyper-agressive et très contagieuse et finit par attaquer (et infecter) les autres occupants de la salle. À suivre, un écran noir affiche le titre : « 28 Days Later ».

La séquence qui suit le générique du début est particulièrement connue : un jeune homme ouvre les yeux. Il est dans une chambre d’hôpital, visiblement surpris. Il ne sait pas ce qui lui est arrivé. Il est seul. En sortant de la pièce, les couloirs sont déserts et encombrés d’objets les plus variés. Le hall de l’immeuble apparaît de la même façon. Il n’y a personne. À l’extérieur, les rues sont vides. Bus, voitures, ambulances gisent abandonnés avec les portes ouvertes… comme des cadavres éventrés. Aucun être humain… qu’il soit mort ou vivant. Ensuite, le jeune homme se retrouve au milieu des grandes avenues, des places, des parcs, des ponts sur la Tamise. Le Big Ben se lève sur une ville fantôme, sur un désert de béton. Il continue de flâner dans la métropole anglaise avec un regard qui révèle un sentiment de stupeur, mais aussi d’angoisse. Il est seul au milieu de ce grand corps intact, embaumé, mort. Il cherche des signes, des traces, des indices qui puissent donner un sens cet inédit paysage de désolation. Pourtant aucun signe n’est visible. Aucune destruction, aucun incendie. Tout est là devant ses yeux, sauf la vie… celle de ses semblables… celle des habitants, des citoyens.

La ville est un cadavre embaumé. Le territoire urbain, le territoire humain par excellence, cet espace créé par et pour l’homme, matière et symbole d’une société, d’une civilisation, se présente à lui dans sa forme la plus paradoxale, comme un oxymore. Que reste-t-il d’une ville privée de ses habitants ? Un corps sans sang, sans fluides, sans chaleur. Que reste-t-il de l’urbain après nous ? Ce climax particulièrement réussi s’enrichit grâce à la musique qui l’accompagne en crescendo. Le morceau en question s’appelle East Hastings du groupe de musique expérimental canadien Godspeed You Black Emperor (1997). Dans une interview au journal The Guardian[2] Danny Boyle affirme : « I always try to have a soundtrack in my mind [when creating a film]. Like when we did Trainspotting, it was Underworld. For me, the soundtrack to 28 Days Later was Godspeed. The whole film was cut to Godspeed in my head ».

Le générique du début joue dans l’économie du film un rôle important en fournissant au spectateur non seulement le titre, mais surtout une indication temporelle fondamentale pour structurer toute l’action : vingt-huit jours se sont écoulés entre l’intrusion qui a engendré l’épidémie et le réveil du protagoniste, le jeune Jim (Cillian Muprhy). Cet écart temporel ne sera jamais montré au spectateur, tout en étant constamment évoqué.

Les vingt-huit jours sont donc une ellipse, un non-dit et un non-vu. Ce temps sépare la normalité de notre monde urbain contemporain de l’effrayant paysage devant lequel se trouve Jim et qui ne peut que rappeler les images des métropoles mondiales en ce début de printemps 2020, pendant l’épidémie du COVID-19.

Le choix narratif de Boyle est réussi. En choisissant un protagoniste qui ignore ce qui s’est passé, qui sort du coma et qui donc n’a pas assisté aux évènements qui ont dévasté la Grande-Bretagne, le réalisateur met en place une analogie transdiégétique entre le spectateur et le personnage. Les deux n’ont pas assisté à ce qui s’est passé et, sauf pour le prologue (l’intrusion des militants et le début de la contagion), ils ignorent ces fameux vingt-huit jours et leurs conséquences. Depuis le début, donc, le film construit une trame narrative double : d’un côté l’histoire de Jim et des autres personnages à la recherche d’un refuge au milieu d’un territoire peuplé par des infectés ; de l’autre, l’ellipse des vingt-huit jours qui marquent le destin du Royaume-Uni. La diffusion de l’épidémie, la panique, l’armée, l’évacuation, l’effondrement du gouvernement et des toutes les structures de contrôle, la fin de la société anglaise débouchant sur le paysage mort, désert, vidé de Londres, sont tous des éléments évoqués, mais jamais montrés. Quand Jim parvient à rencontrer d’autres rescapés, ces derniers essayent de lui expliquer ce qui s’est passé pendant son coma :

« Ça a commencé dans les journaux. Dès le début c’était clair… On n’avait jamais vu ça. Parce que ça touchait les villages, des petites villes. Et puis on n’a plus rien vu là-dessus à la télé… On voyait ça dans la rue, là dehors… ça commençait à rentrer par les fenêtres. C’était un virus… une épidémie. On n’a pas besoin de l’avis d’un médecin pour le savoir. Ça passait par le sang. Il y avait quelque chose dans le sang. À peine qu’ils avaient commencé à évacuer les villes qu’il a été trop tard : la contamination était partout. Les barrages de l’armée étaient submergés. C’est après ça qu’il y a eu l’exode. La veille du jour où la télé et la radio ont cessé d’émettre, on signalait des foyers d’épidémie à Paris et à New York. On n’a plus rien entendu après ça… »

Le fonctionnement de cette ellipse, en revanche, n’est pas dû uniquement à l’usage d’un régime discursif. Visuellement Boyle fait un large recours aux décors, à des éléments paysagers qui agissent comme des synecdoques audiovisuelles exprimant le tout au travers d’une de ses parties. La synecdoque, du point de vue visuel, permet d’exploiter les rapports entre le cadre et le hors-cadre, entre ce que l’on montre et ce que l’on évoque. Ce processus se manifeste par exemple dans la fameuse séquence de la balade londonienne. Jim (tout comme le spectateur) n’a aucune idée de ce qui s’est passé. Il est visiblement perturbé par l’absence de tout être humain. C’est le décor qui permet de pouvoir « imaginer » les évènements et de donner corps donc à cette ellipse.

La balade commence de l’intérieur de l’hôpital qui affiche les signes d’une fuite très rapide.

Plan du film 28 Days Later de Danny Boyle

Par la suite, les extérieurs composent en crescendo une sorte de véritable oxymore de l’urbain : l’une des métropoles les plus denses de la planète, symbolisée par ses places et ses monuments célèbres, s’offre à la caméra comme une Pompéi contemporaine, ou encore comme la ville de Prypiat, évacuée en vitesse après la catastrophe de Tchernobyl en 1986. Le silence est au fur et à mesure remplacé par la musique extradiégétique qui marque le début d’un climax audiovisuel particulièrement efficace d’un point de vue dramatique. Le spectateur, on le rappelle, tout comme Jim, ignore ce qui s’est passé. Cette parfaite correspondance entre diégèse et extradiégèse provoque un effet encore plus bouleversant : le drame de Jim choque violemment le spectateur. Ce dernier trouve plusieurs centaines de billets abandonnés dans la rue. C’est un signe clair et efficace qui renvoie parfaitement à l’idée d’effondrement : l’argent ne vaut plus rien. Le chemin se poursuit et la musique change de registre en assumant une envergure encore plus intense. Gros plans et plans d’ensemble s’alternent, en faisant du cityscape londonien un espace inquiétant qui déroute le spectateur et qui produit un effet de profond dépaysement : la figure de Jim paraît véritablement disproportionnée par rapport à l’ampleur des architectures. Le crescendo augmente d’intensité. Jim s’arrête devant un kiosque à journaux. Il ramasse une copie qui affiche à grandes lettres « Blair Orders Evacuation ». La séquence s’achève sur des centaines de messages en papier collé sur un mur avant la fuite massive.

Plan du film 28 Days Later

Deux aspects sont ici à retenir. Le premier concerne les éléments formels : une analogie transdiégétique entre le personnage et le spectateur qui se manifeste dans le partage (à l’exception du prologue) des mêmes informations à propos de la situation ; le climax audiovisuel ; la structuration de l’ellipse à travers la présence de signes « synecdotiques » capables de fournir au spectateur des éléments aptes à la reconstitution de la catastrophe (la diffusion de l’épidémie, l’évacuation de masse et l’effondrement de l’Angleterre). Le deuxième aspect concerne la mise en scène de la ville de Londres. De manière cohérente avec les imaginaires épidémiques, les structures matérielles de la ville sont intactes. Toutefois, l’absence totale de figures humaines contribue à générer cet oxymore, ce paysage déroutant et dépaysant : une métropole abandonnée, vidée, désertée.

La suite du film porte les protagonistes à quitter la capitale. Ils ont capté un message radio, un enregistrement qui indique clairement l’existence d’un refuge militaire près de Manchester. Londres est devenu un espace marqué par l’insécurité et le seul espoir est peut-être celui de se joindre aux soldats. Le groupe part à bord d’un taxi. Les rues sont contournées de cadavres et les tunnels sont bloqués par les véhicules abandonnés. Mais cette ambiance effrayante cède la place à des séquences qui constituent une véritable pause narrative. Le voyage vers Manchester, au milieu de la campagne, nous est raconté avec un ton beaucoup plus détendu. L’arrivée à Manchester, en revanche, se caractérise par un brutal retour à la réalité.

Le taxi avance le long d’une autoroute déserte quand on commence à percevoir des flammes et une dense fumée noire. Le cadre montre à l’horizon la ville de Manchester ravagée par un énorme incendie. « Personne n’éteindra jamais ce feu » affirme un des protagonistes. Le petit groupe atteint finalement l’endroit indiqué par le message radio. Il s’agit d’un barrage routier des militaires. En revanche toute activité semble avoir cessé : seulement des cadavres ornent les restes de ce qui devait être un checkpoint. Le film se poursuit avec la malheureuse rencontre avec les soldats, qui n’aura pas le résultat espéré par les protagonistes…

En conclusion, pourquoi et comment ce film fonctionne ? La mise en scène de Boyle repose sur un jeu d’évocation qui vise à produire un espace et un temps diégétiques non visibles : la diffusion de l’épidémie et l’effondrement. Cette évocation fonctionne sur l’existence préalable d’un imaginaire collectif bien ancré. En laissant au spectateur la tâche de reconstruire le drame, Boyle parvient à créer un cauchemar dont la prégnance dépasse largement la simple mise en image. Nous sommes capables d’imaginer ce que l’on ne voit pas grâce à des indices visuels. Et si nous y parvenons, c’est aussi grâce à l’existence d’un imaginaire riche et puissant qui constitue notre savoir collectif. Villes évacuées, fuites désordonnées, panique généralisée, violence, contrôle militaire… jusqu’à l’apogée… la métropole par excellence nous est présentée sous la forme d’un oxymore effrayant et déroutant. On pourrait dire que 28 Days Later doit donc son existence cinématographique à un imaginaire qui se fonde sur une vision « nécrotique » de nos systèmes urbains.

D’ailleurs qu’est-ce qu’un infecté au final ? Ce n’est rien d’autre qu’une exagération gore de la condition métropolitaine contemporaine. Il est rapide, frénétique, dépourvu de toute rationalité et dont la portée violente ne répond à aucune raison. L’infecté est ontologiquement agressif, sans raison, sans distinction de sorte. Il agresse pour tuer ou bien pour se multiplier. La référence alors retourne à la toute première image du film, celle qui représente des écrans montrant des scènes de violence sans contexte, sans localisation, sans circonstances. L’infecté actualise le zombie romerien en fonction des évolutions sociales et urbaines du nouveau millénaire. Pour conclure, nous confions le dernier commentaire au critique cinématographique Matteo Bittanti qui bien saisit la véritable portée géographique de l’ouvrage.

« Visionnaire, lucide et impitoyable, 28 Days Later est le bon film au bon moment. B-movie qui s’approche de la perfection, l’œuvre de Boyle n’est pas simplement le Zombie du XXIe siècle revu et corrigé à travers le numérique, mais il est surtout une allégorie réussie sur la nécrose de la métropole et, surtout, sur ses habitants inhumains. Boyle a mis à jour la figure du Zombie en la renversant jusqu’à sa réinvention. Le résultat est l’infecté qui incarne de manière paradigmatique les inquiétudes et les angoisses de la contemporanéité ; ce qui le caractérise est la rage, la furie, la frénésie. Il est facile de repérer derrière l’infecté la figure du citadin, peut-être le monstre le plus effrayant de la planète. L’infecté est furieux, inquiet, mort à son intérieur. Intolérant et pathologiquement instable, il est mû par l’urgence de satisfaire ses pulsions les plus bestiales, insouciant des autres. Conclusion : 28 Days Later est une efficace parabole sur les processus de déshumanisation qui ont tué la métropole du contemporain »[3].

Pour rester dans le thème, d’autres films peuvent être signalés. Par exemple G.A. Romero, entre le premier et le deuxième chapitre de sa saga, avait dirigé en 1973 The Crazies dans lequel on raconte l’histoire d’une petite ville touchée par un produit toxique d’origine militaire qui transforme les contaminés en déments assassins. Le film fit l’objet d’un remake en 2010 dirigé par Breck Eisner et qui porte le même titre.

Un autre remake intéressant est Dawn of the Dead de Zack Snyder (2003) qui reprend l’homonyme romerien du 1978. L’histoire diffère sur certains points, mais le protagoniste principal — le Mall ou le centre commercial — reste le même. L’univers des zombies a inspiré également l’imaginaire de Resident Evil, jeu vidéo japonais qui a connu un grand succès et qui a donné naissance à un homonyme série de films. Une place à part mérite Zombieland, de Ruben Fleischer (2009), qui mélange la comédie avec le genre des morts-vivants avec un résultat surprenant et somme toute inédit. 28 Days Later a connu une suite dirigée par Juan-Carlos Fresnadillo en 2007. Le film raconte le retour des premiers réfugiés en Angleterre après la fin de l’épidémie. Dans un secteur de Londres sécurisé par l’armée américaine on commence à repeupler l’île britannique. Toutefois le virus réapparaîtra. Le film n’a pas eu le même impact que le premier, mais il reste quand même fidèle à l’univers diégétique créé par Boyle.

Plan du film Dawn of the Dead (Zack Snyder)

Nous souhaitons conclure ce paragraphe avec un petit regard sur deux films proposant un imaginaire vaguement hétérodoxe. 12 Monkeys (1995), dirigé par l’ancien membre de Monty Python Terry Gilliam, propose un intéressant mélange entre épidémie, apocalypse, voyage dans le temps et psychologie. Le film est vaguement inspiré de La Jétée de Chris Marker (1962) et transporte le spectateur en 2035. L’humanité a été quasiment anéantie par un virus inconnu et les survivants vivent confinés dans le sous-sol. Le monde de la surface est un paysage de ruines dominé par les animaux sauvages qui ont repris le contrôle sur la planète. Un détenu, James Cole, est envoyé dans le passé afin d’enquêter sur les origines du virus. Pleinement dans le style visionnaire et hétérodoxe de Gilliam, le film se déroule pour une grande partie dans les années 1990, qui, selon les schémas des scénarios du voyage dans le temps, constituent un passé voué à un inévitable anéantissement. Il s’agit d’un registre temporel similaire par exemple à celui employé par James Cameron dans la saga des Terminators. Le résultat est une ambiance de décadence marquée par un sentiment d’apocalypse imminente et inévitable dans lequel les eschatologies laïques et religieuses se confondent. Intéressants sont les paysages urbains. Si le présent diégétique affiche une ville morte, en ruine, traitée avec les codes de la post-apocalypse, en revanche la plupart des séquences se déroulent dans le présent du spectateur (le milieu des années 1990), dans les villes de Baltimore et Philadelphie. C’est la mise en image du présent qui participe activement à créer une ambiance préapocalyptique. Les deux villes du nord-est sont représentées souvent comme un espace pauvre, violent, notamment à travers la mise en scène de faubourgs délaissés. C’est un choix qui renforce un sentiment de décadence qui bien s’attache à l’idée d’un effondrement imminent.

Plan du film 12 Monkeys de Terry Gilliam

Le dernier film que l’on signale est The Happening (2008) de M. N. Shyamalan qui met en scène un désastre très original. Nous sommes toujours dans le nord-est des États-Unis, quand soudainement un étrange phénomène commence à se produire : certaines personnes commencent à se comporter bizarrement, elles semblent plonger dans un état de transe et peu après elles se suicident. Les séquences qui montrent ces vagues de suicides sont véritablement efficaces, notamment en raison du mystère qui accompagne ces comportements. Une maladie ? Une contamination ? Une attaque terroriste ? Comme l’affirme Michel Chion « Ici, par exemple, ce serait une vengeance ou une réaction des arbres lâchant contre les hommes une neurotoxine qui dérègle leur comportement. C’est pour cela que le phénomène commencerait dans les parcs des grandes villes. Pourquoi pas ? Mais l’intéressant ici est que la théorie n’est à la fin ni infirmée ni confirmée »[4]. Shyamalan, sans excès, nous livre un portrait déroutant : la fuite des grandes villes, la panique et une espèce d’urbaphobie, qui encore une foi fait des villes le lieu du danger.

Le film retrouve une actualité inédite au moment où le débat sur l’Anthropocène est en train de nous conduire vers une révolution épistémologique concernant les rapports entre l’Homme (en tant qu’espèce), la Société (l’organisation de cette espèce) et les équilibres des environnements planétaires. En 2008 le film de Shyamalan pose, selon les codes du genre des catastrophes, une question sommes toutes intéressante : et si la Nature serait douée d’une sorte de conscience, ne serait-ce qu’à un niveau de survie instinctuelle ? C’est un argument qui ne peut qu’être sous-tendu à l’idée d’une réaction meurtrière visant à se débarrasser de la menace humaine. The Happening pose alors les bases pour une réflexion cruciale à propos de la place de l’Homme dans la planète et que l’Anthropocène, presque dix ans après la sortie du film, a remis au centre du débat.

Plan du film The Happening

Le premier élément à signaler est l’idée d’une Nature qui cherche à nous éliminer en raison de notre « dangerosité ». Il s’agit d’un registre qui s’incruste aujourd’hui dans certains commentaires à propos de la pandémie due au COVID-19. Et si le virus serait une réponse que les systèmes biophysiques et chimiques de la planète élaborent pour se défendre de l’agressivité des sociétés humaines ? C’est un propos bien évidemment plus philosophique que scientifique à l’heure actuelle. Les éléments « naturels » de la biosphère sont considérés comme un macroorganisme capable d’élaborer une réaction d’auto-défense pour éliminer un agent pathogène, invasif et extrêmement nuisible : l’homme. La science nous dit sans doute que le COVID-19 est le résultat d’une rencontre entre la génétique de la chauve-souris et du pangolin. Les virus ont toujours existé. Ils sont inscrits dans l’histoire biologique des organismes vivants. Il serait en revanche trompeur d’attribuer le virus aux seuls registres impondérables des aléas de la Nature. Le rôle des activités humaines est, et doit être, indéniable, non seulement pour ce qui concerne la diffusion des agents pathogènes (la globalisation et la vitesse des transports), mais aussi pour la genèse même d’un nouvel organisme. L’expansion constante et incontrôlée des espaces anthropiques au profit des milieux naturels provoquent de rencontres et des cohabitations biologiques dont les effets se manifestent en ces jours.

Un autre élément intéressant du film est celui mis en exergue par Michel Chion à propos de l’incertitude quant à la vraie nature du phénomène. D’habitude, les films-catastrophe hollywoodiens manifestent une tendance technoscientifique souvent caricaturale. Un savant qui « sait » s’oppose à l’incrédulité ou à la myopie de l’économie et de la politique, en parvenant à sauver le monde. Il s’agit bien évidemment d’un registre qui attribue à la science les caractères d’un savoir fixe, immuable et infaillible et qui rappelle plus la foi. Au contraire, Shyamalan semblent rendre justice aux pratiques scientifiques qui, on le rappelle, produisent un savoir de manière progressive, par étapes, par erreurs, par débat, par l’apprentissage.

Les questions soulevées par le film sont donc nombreuses et encore une fois il serait injuste et incorrect d’attribuer au film un caractère prophétique. Le problème est toujours là et concerne le rôle que les scénarios d’anticipation jouent au sein de notre Zeitgeist. L’anticipation ce n’est pas une science du futur prédictive, mais un instrument d’analyse du réel et du contemporain. Anticiper un organisme pathogène qui transforme les êtres humains en créatures mortes-vivantes ou bien penser que des substances émises par les arbres puissent nous pousser au suicide collectif, n’est pas du tout une attitude à la Cassandre, ni une simple pratique artistico-fictionnelle. Il s’agit au contraire de mettre en place une forme d’analyse qui vise à démasquer les dysfonctionnements structurels, mais aussi les limites de nos horizons cognitifs et conceptuels, encore trop inaptes à accepter la fragilité de notre société.

[1] L’ellipse est une figure de style qui consiste à omettre un ou plusieurs éléments en principe nécessaires à la compréhension du texte, pour produire un effet de raccourci. Elle oblige le récepteur à rétablir mentalement ce que l’auteur passe sous silence. L’ellipse de Boyle n’est autre que les 28 jours qui passent entre le déclenchement de l’épidémie dans le laboratoire de recherche et le réveil de Jim. Le spectateur n’assiste pas aux événements qui dévastent toute l’Angleterre.

[2] L’interview a été publiée sur le journal The Guardian le 15/2/2009.

[3] BITTANTI, Matteo, « 28 Giorni Dopo » in Borroni, C., Girola, F., Invernici, A., et alii, Annuario del Cinema stagione 2002–2003, Bergamo, Federazione Italiana Cineforum, 2003, p. 19.

[4] CHION, Michel, Les Films de Science-Fiction, Paris, Cahiers du Cinéma, 2008, p. 375.

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