IMAGINAIRES URBAINS DES ÉPIDÉMIES #2 : Le cinéma : de l’anticipation à la métaphore

Alfonso Pinto
Anthropocene 2050
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17 min readMar 31, 2020

Par Alfonso Pinto, chercheur post-doctoral à l’École urbaine de Lyon

Plan du film Contagion

Épidémies, contaminations et contagions, sont des phénomènes récurrents dans le cinéma, et pas uniquement dans le genre de l’anticipation. La meilleure manière d’explorer cet imaginaire consiste à distinguer préalablement les différentes formes de réalisme, ou mieux, les différents rapports qui s’instaurent entre ce qui est plausible, crédible et ce qui au contraire ne relève que des licences purement cinématographiques. La construction des imaginaires passe aussi à travers des situations fictionnelles qui ne sont pas du tout crédibles, mais dont les effets sur nos manières de concevoir nos espaces et nos temporalités sont tout de même importants. Dans le cadre d’un corpus cinématographique qui traverse différents genres (du drame jusqu’à la pure science-fiction), parler de réalisme pourrait sembler un paradoxe. Des films qui proposent des situations très peu crédibles peuvent tout de même mettre en place une narration plausible et vice-versa. Le souci de crédibilité des scénarios cinématographiques prend toute son importance en relation aux événements récents liés à la diffusion du Covid-19. Cette crise sanitaire, dont l’issue est encore incertaine, propose un terrain de réflexion très intéressant à propos des rapports entre nos imaginaires culturels et notre réalité matérielle.

Crédibles ou pas, plausibles ou pas, les imaginaires épidémiques restent néanmoins un instrument très précieux pour saisir la portée d’une crise qui probablement marquera les années à venir. Plutôt que de parler d’adhérence à la réalité, on pourrait raisonner en termes de registres narratifs, qui, comme on verra, alternent des véritables essais d’anticipations (réussis ou non) et des situations de mise en fiction axées sur le métaphorique et le symbolique.

Outbreak, (W. Petersen, 1994) est tiré du roman The Hot Zone de Richard Preston et raconte l’arrivée d’un virus (vaguement inspiré d’Ebola) aux États-Unis et en particulier dans une petite ville de la Californie. Les protagonistes sont essentiellement des médecins de l’armée états-unienne. Le scénario cherche à anticiper une situation somme toute crédible, et en effet, pendant une longue partie du film, celui-ci est dramatiquement efficace et crédible. Le virus, de l’Afrique, parvient à atteindre la petite ville de Cedar Creek. Pendant la nuit, le petit hôpital est envahi par des dizaines de personnes souffrant de fortes fièvres et de convulsions. Une fois les autorités prévenues, on décide la mise en place d’une quarantaine forcée avec l’intervention immédiate de l’armée : barbelés, postes de contrôle, militaires avec masques, couvre-feu, installation de zones d’isolement, etc. Un groupe de personnes tente la fuite en voiture, jusqu’à provoquer la réaction meurtrière des militaires qui mitraillent les fuyards. L’efficacité dramatique touche à son comble dans une séquence montrant des soldats qui, pendant la nuit, brûlent des centaines de corps. Toutefois, le dénouement de l’histoire transforme la lutte contre le virus en une sorte de course poursuite en hélicoptère avec des spectaculaires libertés poétiques — en plein style blockbuster -, qui n’ont absolument rien de crédible. Malgré ce final décevant, le film eut un discret succès, dû à une bonne mise en scène, mais surtout à un casting de premier rang : Dustin Hoffmann, Morgan Freeman, Donald Sutherland et un jeune Kevin Spacey.

Un décalage similaire entre première et deuxième partie de la narration peut être retrouvé dans le film britannique Doomsday (N. Marshall, 2008). Le film met en scène une mystérieuse épidémie qui touche l’Écosse de nos jours. Les autorités décident de mettre en place une quarantaine radicale avec la construction d’une gigantesque muraille qui retrace le parcours de l’ancien Mur d’Hadrien, le système de remparts construit au IIème siècle après J.C. par les romains afin de stopper les incursions des barbares. La première séquence montre l’achèvement de la barrière et la fuite vers le sud des habitants : panique, violence, soldats qui tirent sur les civils pour les éloigner de la muraille et enfin la fermeture de cette dernière avec la marque « R.I.P. » sur un gigantesque portail. Trente ans plus tard, suite à la réapparition du virus, le gouvernement décide d’envoyer un corps spécial de militaires pour chercher des survivants immunisés à la maladie. Le portail s’ouvre et le convoi militaire rentre dans le règne de la mort. Le paysage est dominé par voitures abandonnées et des squelettes tandis que la faune sauvage est redevenue maître. Le convoi arrive enfin dans la ville de Glasgow qui affiche les traces de ce qui fut : maisons abandonnées et marquées en blanc pour indiquer la présence de malades, routes encombrées de détritus et de végétation, etc. À partir de ce moment, l’histoire prend une tournure caricaturale et parfois même ridicule en montrant un monde qui semble être retourné à une sorte de de Moyen-âge et qui n’a rien de crédible.

Plan du film Doomsday

Une place à part est occupée par Contagion de Steven Soderberg (2011), le film où le mauvais cochon rencontre la mauvaise chauve-souris. Le résultat de cette rencontre est une pandémie de grippe à l’échelle planétaire. Déjà à sa sortie, le film avait été jugé suffisamment réaliste et crédible par des nombreux experts, au point de pouvoir être considéré comme une sorte de scénario de simulation. À la lumière des événements récents liés au Covid-19, l’anticipation de Soderberg est choquante et témoigne l’existence d’une véritable culture du risque pandémique en liaison directe avec les excès de la mondialisation. Il est dommage que cette perception soit restée confinée au domaine des imaginaires fictionnels. En effet, Contagion avait déjà attiré l’attention bien avant l’hiver 2020. Le géographe Michel Lussault avait utilisé l’œuvre de Soderberg en 2013 pour mettre en exergue les nouvelles dynamiques d’une globalisation toujours plus poussée à l’extrême.

« Le film Contagion, de Steven Soderberg (2011), est un exemple remarquable d’une fiction qui décrit de manière clinique et réaliste une diffusion épidémique mondiale dévastatrice. On y suit, à partir d’un centre de contrôle qui tente d’endiguer la maladie, comment les réseaux topologiques permettent la circulation rapide du virus, à partir du cas initial (dont la traque est documentée comme une enquête scientifique). On comprend alors parfaitement sa globalisation à l’échelle terrestre selon une loi de progression géométrique du nombre de personnes exposées. La proximité de contact topographique et l’automobilité des personnes contribuent à l’extension en aires locales de l’agent pathogène. Il s’agit sans doute de l’un des premiers films qui prend la mondialisation et la mobilisation comme sujets centraux »[2].

Le film raconte donc la diffusion d’un virus grippal à l’échelle planétaire en essayant de simuler narrativement un scénario qui soit le plus possible crédible. En termes cinématographiques, le récit s’éloigne radicalement des codes hollywoodiens, des effets spéciaux, des courses poursuites et des héros solitaires qui sauvent l’humanité. Les protagonistes de Soderberg sont un dirigeant du CDC, un médecin envoyé en première ligne, une responsable de l’OMS, un bloggeur, un citoyen commun et une chercheuse en virologie. D’abord on essaie de circonscrire, de limiter, mais bientôt ce sera la fermeture, la quarantaine, le confinement. Comme dans nos jours, le film met en image un monde qui soudainement se ferme : salles de sports, monuments, places, aéroports, routes, bar, restaurants…tous fermés, vides, privés de toute présence humaine. Mais l’imaginaire proposé s’enrichit par des scènes qui décrivent de moments de violence dus à la panique ; et encore les fosses communes, l’armée qui surveille les routes, la diffusion de fake-news, la spéculation, le confinement du quotidien, etc., jusqu’à la découverte d’un vaccin.

Plan du film Contagion

Comme on a déjà dit, si le scénario de Contagion apparaissait crédible il y a dix ans, aujourd’hui, en pleine urgence sanitaire, ce film assume une signification encore plus marquée. Certainement le virus de Soderberg est bien plus meurtrier et dévastateur que l’actuel COVID-19, mais pour le reste nous assistons en ces jours à la « mise en réalité » d’un imaginaire cinématographique : les restrictions individuelles, les ruées aux supermarchés, le confinement, les fake-news, les erreurs et les superficialités de la majorité des gouvernements de la planète, les différents essais de la science pour trouver des remèdes, etc. Si aujourd’hui Contagion a assumé le statut d’une quasi-prophétie, sa valeur en revanche n’est pas limitée aux seules circonstances de ce début d’année 2020. Le film met en place une réflexion profonde à propos des dynamiques de l’urbain anthropocène et à propos des vulnérabilités intrinsèques de notre société urbaine dans laquelle l’interconnexion et l’hyper-mobilité des hommes, des informations et des marchandises sont devenus des phénomènes dont l’ampleur n’a jamais été si important dans l’histoire. David Harvey, dans son célèbre The Condition of Postmodernity (1990), avait élaboré le concept de « compression spatio-temporelle » pour désigner les effets des améliorations des transports sur nos perceptions de l’espace et du temps. Les deux premières décades du nouveau millénaire ont sans doute poussé les choses encore plus loin, en faisant de notre planète un système dont la fragilité s’est cachée jusqu’ici derrière la complexité de nos modes de fonctionnement en tant que société. En ce sens Contagion, comme l’écrit Michel Lussault, propose un scénario qui fait de ce système-monde le noyau de son fil narratif. Ce qui est intéressant est le fait que l’élément révélateur de la faiblesse de ce réseau d’interconnexion soit un virus, un petit organisme qui dans le film résulte d’une interaction mutagène entre la biologie du cochon et celle de la chauve-souris. Aujourd’hui, le désagréable rôle de Cassandre endossé par le film de Soderberg ne peut pas être nié, notamment quand on sait que le Covid-19 résulte d’une fusion entre les virus des chauve-souris et des pangolins. Mais il serait injuste pour le film de lui attribuer un rôle si lourd. Les signes d’un risque élevé de pandémie ne sont pas l’exclusivité de quelques cinéastes. Les grippes aviaires, les grippes porcines, les précédents virus SRAS, le H1N1, ont été des signaux d’alarme qu’à la lumière de ces jours nous avons sous-estimé, voire de facto ignoré.

Plan du film Contagion

En termes d’imaginaire, Contagion actualise les codes narratifs et iconographiques des épidémies. Si dans l’histoire épidémique les ports et les quartiers de commerce ont été les lieux-symbole par excellence de la contagion (voir par exemple les récits des pestilences londoniennes dans le texte précédent), aujourd’hui l’ambiance parfois froide et hypermoderne des structures aéroportuaires, des gigantesques HUB planétaires, devient le noyau viral de la pandémie. L’avion se substitue donc au navire au sein de notre imaginaire et en ce sens le film de Soderberg, non par hasard, accorde un rôle premier à ces espaces qui deviennent la nouvelle icône du fléau pandémique.

En ces jours de fin mars 2020, la pandémie du Covid-19 ravage l’Europe et dans le monde entier on estime à environ 3 milliards le nombre de personnes confinées ou en état de quarantaine. Que cette pandémie soit une crise systémique il ne devrait pas y avoir de doutes. Les seuls doutes concernent les issues possibles et les conséquences. Nous avons à espérer que ces moments puissent constituer un tournant épistémologique et porter à l’affirmation d’une nouvelle manière de gérer le rapport entre nature, politique et économie. Soderberg était, malgré tout, relativement optimiste, en évitant toute dérive trop catastrophique ou apocalyptique. Un vaccin est découvert et au fur et à mesure la planète se redresse. La narration s’arrête là et le futur de l’univers diégétique de Contagion reste donc incertain mais il est somme toute optimiste. Un peu comme le nôtre. Mais pour le moment nous ne pouvons qu’attendre en flânant entre les écrans cinématographiques et les routes vides de nos villes qui, en ce moment dramatique, font un inquiétant clin d’œil à nos imaginaires.

Plan du film Pandémie.

Au sein d’une longue liste d’anticipations épidémiques, nous pouvons mentionner le coréen Pandémie de Kim Seong Su qui simule l’arrivée d’une grippe particulièrement virulente à Seoul. Très intéressant est le film américain The Bay de Barry Levinson (2013). Le film se présente comme un faux documentaire composé par différents extraits vidéo (vidéo amateurs, interviews, presse télévisée locale) qui retrace l’histoire d’une mystérieuse épidémie parasitaire qui pourrait résulter d’une mutation génétique due à la pollution de la baie de Chesapeake. La référence directe à la pollution et à ses effets constitue un registre narratif somme toute original dans le cadre des imaginaires des épidémies et des contaminations qui ont souvent préféré mettre en scène soit des virus existant dans la nature, soit des contaminations dues à l’usage des armes bactériologiques.

Le dernier titre qui mérite d’être mentionné et le fruit d’une adaptation littéraire de très haut niveau. Il s’agit de Blindness qui met en scène le roman Aveuglement du portugais José Saramago. Le film a été réalisé en 2008 par le brésilien Fernando Meirelles, auteur entre autres du fameux Ciudade des Deus (2002), qui raconte de manière diachronique la naissance et les transformations d’une favela de Rio de Janeiro.

Comme le roman, le film raconte la diffusion d’une mystérieuse épidémie de cécité qui plonge les victimes non dans le noir, comme on imagine généralement la perte de la vue, mais dans le blanc. L’histoire de la réalisation de ce film est intéressante, notamment les rapports avec le roman de Saramago. Ce dernier, avant d’accorder les droits cinématographiques, exigea des conditions très précises. L’une de ces conditions concernait la géographie de la narration. Tous les lieux dans lesquels l’histoire se déroule devraient rester inconnus, anonymes[3]. Le film fut en effet tourné dans différents endroits et en particulier dans le downtown de Sao Paulo, sans en revanche fournir au spectateur le moindre indice. Le but était celui de généraliser le plus possible l’histoire, d’en faire autant que possible le portrait de la condition humaine universelle. Le résultat est que les personnages, les décors, les extérieurs mais aussi les intérieurs, ne permettent pas les localisations et c’est seulement l’apport d’informations extra-diégétiques qui nous ont permis de repérer les lieux. S’il y a bien un ouvrage qui se prête à une analyse axée sur l’imaginaire urbain, c’est Blindness. L’espace mis en scène est celui d’une métropole contemporaine qui pourrait se situer plus ou moins n’importe où. Le film s’ouvre sur un homme au volant, qui, soudainement, devient aveugle devant un feu rouge. De manière cohérent avec l’enjeu universaliste, les personnages n’offrent non plus d’indices permettant d’identifier une réalité spatiale précise : blancs, noirs, asiatiques, sud-américains etc. Les protagonistes sont le portrait d’un monde métropolitain multiforme, global, incarné par une spatialité de substitution visant à créer des catégories plutôt qu’à offrir de véritables localisations.

Blindness peut être considéré aussi comme une parabole sur le visible, ou mieux sur la civilisation du visible en tant qu’expérience sensorielle dominante. Cela peut apparaître comme une évidence, mais on assiste au contraire à une réflexion subtile et approfondie à propos des instances relationnelles et sensorielles de notre mode de vie. La nature et la forme de l’épidémie racontée transcendent le souci réaliste. En revanche très réalistes sont les conséquences de l’épidémie sur le plan social et humain.

Le fléau se répand et la science ne trouve pas d’explications. Bientôt les accidents isolés (comme par exemple un homme qui perd la vue au milieu d’un embouteillage) tournent à la catastrophe. Avions qui s’écrasent, accidents routiers, etc. Les autorités, manquant de toute autre solution, optent pour l’isolement des malades. Les protagonistes, dont on ne connaîtra jamais les prénoms, sont parmi les premiers infectés à être isolés dans un ancien hôpital psychiatrique reconverti en lieu de quarantaine. Les personnages principaux sont un médecin ophtalmologue (Mark Ruffalo) et sa femme (Julianne Moore). Cette dernière semble mystérieusement immunisée, mais malgré cela décide de simuler l’aveuglement pour pouvoir rester à côté de son mari.

En dépit des difficultés évidentes, les premiers occupants du site commencent à s’organiser. Entourés par les militaires, ils reçoivent de la nourriture et mettent en place un système de cordes leur permettant de bouger entre une chambre et une autre. Mais le nombre d’infectés augmente de jour en jour, jusqu’au moment où les choses précipitent. Les occupants d’une autre salle, guidés par un vrai aveugle (c’est-à-dire par une personne qui souffre de cécité depuis la naissance et qui est donc parfaitement habituée à gérer cette condition), décident de s’emparer de toute la nourriture et d’installer leur pouvoir. Ce que le réalisateur nous donne à voir est une profonde régression dans la barbarie. La collaboration entre les aveugles se transforme en une loi du plus fort. La civilisation cesse de définir les rapports entre les hommes. Premièrement les nouveaux maîtres commencent par exiger tous les objets de valeurs en échange de nourriture. Peu après, une fois avoir compris l’inutilité de ces biens, la barbarie monte en puissance. La nourriture sera livrée, mais en échange les femmes des autres salles devront entretenir des rapports sexuels avec les usurpateurs. Pendant un viol, une femme est battue à mort. À ce point, la femme du médecin, qui continue, dans le secret, à voir, décide de guider la révolte contre les violeurs. Dans la confusion générée par la lutte entre les aveugles, un incendie éclate et seulement un petit groupe — dont le médecin et sa femme — parvient à s’échapper. Une fois dehors, les malheureux découvrent qu’il n’y a plus de militaires pour surveiller le périmètre de l’enceinte de confinement. En suivant leur guide, ils sortent du complexe, mais bien évidemment ils ne sont pas en mesure de voir la dévastation qui les entoure.

« L’on dit à un aveugle, Tu es libre, la porte qui le séparait du monde s’ouvre, Va, tu es libre, lui dit-on de nouveau, et il ne bouge pas, il reste immobile au milieu de la rue, lui et tous les autres, ils sont effrayés, ils ne savent pas où aller, et c’est parce qu’il n’y a aucune comparaison entre vivre dans un labyrinthe rationnel comme l’est par définition un hospice de fous et s’aventurer sans la main d’un guide ou sans laisse de chien dans le labyrinthe dément de la ville où la mémoire ne sera d’aucun secours puisqu’elle sera tout juste capable de montrer l’image des lieux et non le chemin pour y parvenir. Plantés devant l’édifice maintenant en flammes d’une extrémité à l’autre, les aveugles sentent sur leur visage les ondes vives de la chaleur de l’incendie, pour eux elles sont une sorte de protection, comme les murs auparavant, à la fois prison et abri » (José Saramago, Aveuglement, p. 204)[4].

Le monde tel qu’on le connaissait n’existe plus, ou mieux, malgré une matérialité parfaitement intacte, il ne fonctionne plus. Les routes sont sales et les aveugles flânent à la recherche de nourriture. Parfois des petits groupes parviennent à voler aux autres malheureux. Corps nus, sales, affamés et désespérés. Toute forme d’organisation, de gestion du pouvoir, d’autorité, a disparu, en laissant la place à un univers angoissant fait d’une barbarie qui n’est plus la résultante d’un instinct pervers et malsain, mais tout simplement de l’impossibilité de garder une organisation sociale qui se fonde sur un rapport direct au visible. L’homme est ce qu’il est grâce à sa vue et la perte de ce sens marque clairement l’impossibilité d’une alternative. Cette excellente séquence « urbaine » semble montrer la correspondance étymologique entre les mots « cité » et « civilisation », qui dérivent du latin civitas. Derrière un élément spatial, purement géographique, se cache un ensemble de relations, une série de rapports immatériels, qui sont au cœur du fonctionnement de notre vie collective et dont la forme urbaine n’est que la réalisation matérielle et spatiale.

plan du film Blindness

Encore plus significative est l’étymologie de l’adjectif « urbain », dérivant encore du latin urbanus, c’est-à-dire « qui relève de l’urbs », non seulement en raison d’un fait purement spatial, mais aussi et surtout pour dénoter la capacité de vivre en société, en respectant les usages de la vie collective, civilisée. Urbanus devient alors synonyme de « poli », « civilisé », « apte à la vie en communauté ».

La régression à la barbarie qui se déroule dans l’enceinte de l’hôpital, donc, n’est qu’un prélude à ce qui se passe à l’extérieur et qui se manifeste à travers la mise en image d’un espace urbain totalement dysfonctionnel, un véritable oxymore de ce qui, en temps normal, constitue l’essence même de l’urbain : la vie en société. Le seul refuge est le petit groupe de protagonistes qui se rassemble autour de leur « guide », la femme du médecin dont le sacrifice parvient à maintenir une humanité que le reste du monde semble avoir perdu.

L’histoire de cette épidémie, tant dans le film que dans le roman, ouvre la porte à un autre registre interprétatif axé sur la métaphore et sur le symbolique. La contagion devient un événement « révélateur », une occasion pour proposer une réflexion sur la condition humaine et sociale. Du point de vue littéraire, la référence est certainement La Peste d’Albert Camus, qui, on le sait bien, utilise la pestilence en guise de métaphore du nazisme. C’est la solidarité collective qui permettra aux habitants de la ville d’Oran de résister au fléau et d’en venir au bout. Pour ce qui concerne le roman de Saramago, le discours pourrait être similaire. L’écrivain portugais utilise une épidémie inconnue pour réfléchir sur la nature des rapports entre les êtres humains. En revanche, contrairement à Camus, Saramago, comme le témoigne aussi l’adaptation de Meirelles, limite l’univers solidaire à un petit groupe d’individus, à un microcosme qui rappelle plus l’idée d’une famille plutôt que celle d’une société. Cette idée de solidarité familiale se manifeste dans la profonde intimité qui s’instaure parmi les protagonistes qui parviennent à la développer au travers d’une expérience sensorielle qui n’est pas celle de la vue. Le registre social de Camus, parfaitement incarné par la métaphore urbaine (la ville d’Oran et ses citoyens unis par cette appartenance commune), assume donc une autre signification chez Saramago. Pour Camus, la pestilence est une métaphore directe qui pousse une société à retrouver certaines valeurs inscrites dans le registre d’une communauté sociale et politique. Au contraire, Aveuglement et Blindness, font de l’épidémie un phénomène qui relève quelque chose qui existe déjà, mais dont les hommes n’ont pas conscience : l’indifférence, l’absence de solidarité, non comme événement, mais comme état de la condition humaine du contemporain. L’épidémie de cécité n’est alors que la métaphore d’une condition qui se manifeste dans le fait de ne plus voir les autres et le monde qui nous entoure. La cécité n’est alors qu’une matérialisation d’un égoïsme généralisé.

La différence, pourtant subtile, entre Camus et Saramago reste néanmoins dense d’implication, car, si pour le premier le nazisme est un fléau qui « tombe » sur l’humanité, pour le deuxième la catastrophe réside au sein de cette condition humaine que l’anonymat de la métropole contemporaine exprime parfaitement.

En conclusion Blindness et son inspiration littéraire, semblent reprendre les paroles de Maurice Godelier qui affirmait que le réel est plus grand que la matière (1984). Cette phrase, en revanche, ne doit pas tomber dans le piège de l’antimatérialisme ou du pur idéalisme. Il s’agit tout simplement de prendre conscience de la coprésence, au sein de notre expérience du réel, d’instances profondément différentes mais souvent indissociables les unes des autres. Si le visible demeure crucial, s’il est ontologiquement indispensable, en revanche, ce qui échappe à nos yeux est tout de même réel et prégnant, tout comme l’urbain, dont les formes et les structures matérielles ne sont rien sans les relation collectives et immatérielles qui régissent son fonctionnement.

…continue…

[1] À titre d’exemple on peut mentionner le document audiovisuel réalisé par l’IRMA de Grenoble qui enquête justement le degré de crédibilité du film en faisant recours à des experts : http://www.risques.tv/video.php?id_DTvideo=304

[2] Lussault, M., 2013, L’Avènement du Monde. Essai sur l’habitation humaine de la Terre, Paris, Seuil, 2013, p.185.

[3]Cfr. Reed Johnson, Eyes wide open to a grim vision, in Los Angeles Times, 27/1/2008 ; Martin Knelman, Even non-TIFF movies got deals, in Toronto Star, 17/9/2007. Cannes Q et A: Fernando Meirelles , in The Hollywood Reporter, 5/2008. Consultés le 10/7/2016.

[4] Citation tirée de l’édition française du livre de Saramago, Aveuglement, traduit par G. Leibrigh, Paris, Seuil, 2007.

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