Irène Langlet : « Dans la science-fiction, les enjeux climatiques sont présents depuis longtemps »

Par Marceau Foret

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
20 min readMay 27, 2021

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Dans cet entretien, la chercheuse Irène Langlet défend l’importance de ne pas limiter les fictions climatiques à un rôle documentaire face au changement global, afin de préserver la puissance évocatrice de la littérature.

© Bablet, Carbone et Silicium, 2020

Irène Langlet est professeure de littérature contemporaine à l’Université Gustave Eiffel. Spécialiste de science-fiction et des écrits non-fictionnels, elle a publié La science-fiction : Lecture et poétique d’un genre littéraire (Armand Colin, 2006) et plus récemment Le temps rapaillé. Science-fiction et présentisme (Presses Universitaires de Limoges, 2020). Elle est la directrice de ReS Futurae, revue universitaire francophone à comité de lecture consacrée à la science-fiction et pilote le projet PARVIS — Paroles de villes de l’I-SITE Future qui s’intéresse à la ville du futur de façon interdisciplinaire. Elle a également publié plusieurs articles consacrés à la climate fiction et a organisé, avec la doctorante Nadège Pérelle, le colloque international « La ville dans la fiction climatique » les 5 et 6 mai 2021 derniers.

Qu’est-ce que la fiction climatique ?

La fiction climatique c’est d’abord un discours social, il n’y a pas d’auteur ou d’autrice qui ait déclaré « j’écris de la fiction climatique » ou qui ait publié un manifeste de la fiction climatique. Ce n’est donc pas un genre fictionnel comparable à la science-fiction, le fantastique ou le surréalisme, dans la mesure où il n’y a pas eu de déclaration d’intention. Je crois que l’étiquette climate fiction date de 2012, mais Dan Bloom, dont je pensais qu’il était le responsable de cette appellation m’a dit récemment l’avoir rencontré auparavant. Cli-fi c’est donc d’abord un terme lié à la réception des œuvres et non pas à la production de celles-ci.

Justement, quel moment fort pourrait-on souligner dans la production des fictions climatiques ?

Sans hésiter 2012–2013, avec l’arrivée de l’ouragan Sandy sur New York à l’automne 2012. La psychose connaît alors un pic que l’on constate dans l’espace médiatique, mais la catastrophe est finalement traversée sans destruction majeure. Lorsque l’on compare l’ouragan Sandy à l’ouragan Katrina en 2005, en termes de récit médiatique et d’impact dans l’imaginaire par rapport à l’impact réel dans la vie de la population, il n’y a aucune commune mesure, alors même que Katrina a été plus destructeur.

Mais c’est pourtant l’ouragan Sandy qui fait apparaître le terme de Cli-fi dans le discours médiatique. En effet, début 2013, Nathaniel Rich et son éditeur sont interrogés par la radio publique d’Etat[1] pour commenter la sortie du livre Odds Against Tomorrow[2] de l’écrivain, fiction catastrophe dans laquelle un passage est consacré à la description d’une inondation fictive de New York. L’éditeur et l’auteur racontent leur étonnement concernant la manière dont fiction et réalité se rapprochent soudainement : “on aurait dit qu’on entrait dans la quatrième dimension”. À travers cette fable médiatique, l’éditeur joue alors sur la fusion entre fiction et réalité de la fiction climatique. C’est ainsi qu’à partir de 2012 le mot Cli-fi circule dans la sphère médiatique de façon reconnue.

© Farrar, Strauss and Giroux, 2013

C’est donc à ce moment là que les enjeux climatiques apparaissent dans la fiction ?

Depuis bien plus longtemps bien sûr ! La science-fiction occupe une place particulière dans cette histoire des fictions qui mettent en scène des phénomènes climatiques. En effet, pendant une centaine d’années ce sont les fictions d’anticipation à la fin du XIXème siècle avec Flammarion, Jules Verne ou Robida et la science-fiction qui ont été les littératures de genre où s’exerçaient ces imaginaires d’anticipation de la catastrophe, du futur, et de réaction au développement technoscientifique. C’est d’ailleurs trois éléments qui sont au fondement de la science-fiction.

Dans votre ouvrage vous traitez majoritairement de science-fiction francophone, quelle est la spécificité de celle-ci ?

J’ai choisi de traiter du corpus francophone[3] parce que le corpus anglophone est déjà largement traité, j’ai donc préféré m’intéresser à un corpus assez peu exploré. A quoi bon faire une recherche sur quelque chose qui a déjà été étudié ? Je suis fonctionnaire de la recherche publique, payée par les impôts pour faire des recherches, ce n’est pas pour étudier ce qui l’est déjà. L’histoire des littératures de science-fiction en langue française, c’est l’histoire d’une littérature non seulement reléguée en tant que littérature de genre, mais également mineure en tant que littérature française dans un corpus où la science-fiction est majoritairement anglophone. Cette double relégation, c’est une aubaine pour observer des phénomènes de positionnement, de rejet, de refus. Les littératures de science-fiction politique française se sont donc positionnées contre une certaine conception moderniste du futur, en assumant d’ailleurs parfois le risque réactionnaire qui allait avec leur geste créatif. Chez Barjavel, par exemple la fascination pétainiste est sous-jacente dans Ravage[4], qui est écrit pendant l’Occupation.

Mais vous montrez aussi que ce n’est pas une position unilatéralement technophobe ou réactionnaire…

Oui je parle de Slow SF. Avec ce terme je voulais insister sur la liaison entre le rapport au futur et à la technique au sein de la science-fiction. Dans la science-fiction, temps et technique sont évidemment liés. La SF est une littérature de la technoscience. J’assume ce terme et les débats qui l’entourent.

Lorsque l’on parle de science-fiction ou de climate fiction on mentionne souvent Kim Stanley Robinson, Ursula K. Le Guin, mais est ce qu’il existe une science-fiction non occidentale, une science-fiction des suds, et quelle serait sa particularité ?

On vit dans un monde globalisé, c’est vrai pour l’économie, mais ça l’est également pour la culture, et en particulier pour la culture industrielle. Je ne crois pas en une logique selon laquelle on trouverait dans les pays où il fait plus chaud des fictions qui auraient parlé avant nous du réchauffement climatique. Cependant, ce qui semble clair, c’est que l’on trouve une logique de positionnement similaire à celle dont on vient de parler pour la science-fiction française. Je vois ainsi fleurir des modulations de la science-fiction, de la fiction climatique, qui vont un peu dans le même sens. Celles-ci produisent ainsi un discours de critique du « vieux monde occidental » en proposant de nouvelles alternatives. Cette démarche elle se trouve au sein de l’afrofuturisme[5], mais aussi au sein du solarpunk[6]. Ce n’est d’ailleurs pas un hasard si la première anthologie de solarpunk est brésilienne[7].

Il faudrait en fait parler ici de toutes les fictions mineures, au sens de Deleuze et Guattari[8], toutes les science-fiction déterritorialisées et qui ne sont donc pas embrassées d’emblée dans la cartographie officielle de la science-fiction et qui y trouvent finalement leur place par positionnement stratégique. C’est ce qui s’est passé avec la science-fiction française dans les années 1970, et c’est ce qui peut être éventuellement en train de se passer sous nos yeux pour les science-fiction utopiques, les fictions climatiques utopiques et bricolées. Les Slow SF, les SF de braconnage technologiques sont à l’évidence en action dans ces corpus-là. Au cinéma également, je pense par exemple à District 9 [9] de Neill Blomkamp qui met en scène l’habitat précaire et dans lequel on assiste à une espèce de recherche du réenchantement du bidonville, puisque c’est ici que la solidarité entre les peuples, l’altérité non galvaudée, la véritable révélation d’autrui ont lieu.

© Schuiten Luc, Vers une ville végétale, 2010

Dans ce sens, et plus globalement quelles sont les typologies de l’imaginaire urbain au sein de la Climate Fiction face à l’Anthropocène ?

Si on en croit Mike Davis dont j’ai énormément utilisé les travaux [10], l’imaginaire qu’il faudrait développer c’est celui du bidonville, et l’imaginaire qui, hélas, continue d’être développé c’est celui de Métropolis[11]. Par conséquent, on va faire face à un phénomène de clash culturel. Davis explique, déjà dans les années 1980, que Métropolis, la Fritz Lang ville, New York, la métropole moderniste est finie depuis longtemps, elle a montré ses limites. On assiste à très peu de développement autour de l’imaginaire de la ville nomade, de la ville précaire, de la ville de banlieue. On assiste ainsi soit à des restes de notre époque qui se poursuivent dans le futur, soit à des villes géantes et formidables avec tous les superlatifs visuels, chromatiques imaginables. Mais dans la SF je ne vois nulle part des imaginaires de banlieues.

Lang Fritz, Metropolis, 1927

L’auteur de bande dessinée Mathieu Bablet essaye peut-être justement de développer de nouveaux imaginaires de la ville dans son récent Carbone et Silicium[12] ?

J’aime énormément Mathieu Bablet. Personnellement, l’imaginaire qui me plaît pour son inspiration positive, c’est celui de Kim Stanley Robinson. Or, l’affiche des Utopiales 2019[13] de Mathieu Bablet c’est quasiment Nantes 2140 pour détourner un titre de Robinson [14]! C’est un imaginaire commun qui commence à se développer. On retrouve ainsi la ville imaginaire idéale du futur, avec de la végétation, dans des immeubles en verre. Je pense que c’est une ville superlative, mais impossible aussi, qui relève du fantasme. On ne s’interroge pas sur la faisabilité, ou du moins on n’explicite pas la construction de ces bâtiments. Comment fait-on pour équiper le béton ? Le verre ?

© Bablet Mathieu, Utopiales 2019

De manière plus générale, comment la science-fiction aborde-t-elle ce rapport nouveau au temps induit par la catastrophe écologique ?

La science-fiction a toujours été capable de développer des imaginaires futuristes positifs, y compris dans le temps de l’urgence climatique et de notre rapport à des temps très longs potentiellement destructeurs. C’est d’ailleurs pour cela que j’ai cité dans l’ouvrage Paul Valéry[15], lorsqu’en tant qu’être humain on est mis en face de temps très long, on fait face à notre infinitésimalité, de notre extinction certaine. Mais il m’a paru important de rappeler qu’il y a à peine cent ans, notre rapport à des temps très longs n’était pas du tout été vécu comme une fin des temps.

La science-fiction a été une culture classique du XXème siècle, à la fois moderniste, techno-scientifique et futuriste. Si elle peut servir à quelque chose au XXIe siècle, c’est en poursuivant dans cette veine. Avec d’autres procédures et d’autres objets que des énormes vaisseaux spatiaux, des armes de destruction massive et planétaire ou des super-héros. Mais sur le plan des procédés, je continue de penser que ce qui a fait de la science-fiction un genre puissant et un architexte[16] culturel majeur du XXIème siècle, c’est le fait que c’est une culture du raisonnement techno-scientifique, du sublime technologique, des amoureux des machines. Des fictions du raisonnement et de la créativité technologique et scientifique sont plus que jamais utiles Elles l’ont été au XXème siècle et elles peuvent l’être au XXIème.

À propos de ce rapport à la technique, la terraformation, la géo-ingénierie sont des questions centrales aujourd’hui, mais qui sont au cœur de la science-fiction depuis de nombreuses années…

Dans l’imaginaire de la géo-ingénierie, il y a surtout une réflexion sur la terraformation, une mise en œuvre de cette fascination pour le faire, l’homo faber, l’inventeur de machines, le bidouilleur. Les hackers de la science-fiction cyberpunk[17] ne sont pas du tout distincts des terraformeurs de Kim Stanley Robinson[18], ce sont avant tout des inventeurs. On peut aussi penser à l’informaticienne dans Zendegi[19] de Greg Egan qui parvient à faire une simulation du cerveau de son ami. C’est la hard science-fiction[20] et donc le rapport à la science qui est finalement le plus caractéristique de ce que la SF a en propre par rapport aux autres genres. Et Zendegi est un très bon roman de hard SF, par l’un des meilleurs des écrivains de hard SF qui soit, où il faut 600 pages pour mettre en scène le fait de réussir ou non à faire une simulation cérébrale. Le roman est donc constitué de tâtonnements, d’hésitations, de recours aux raisonnements.

Justement, quel rapport la Climate-Fiction entretient-elle avec l’évolution des connaissances scientifiques ?

Je ne crois pas que la Climate Fiction apparaisse à la suite d’une « soudaine prise de conscience » des problématiques environnementales. Je me permets de faire une petite digression pour répondre à cette question. Pierre Schoentjes[21], présentait l’an dernier au programme Parvis[22] son ouvrage Littérature et écologie. Le Mur des abeilles[23]. Il expliquait que la littérature ne s’était jamais intéressée aux problématiques écologiques et maintenant que nous faisons frontalement face à celles-ci, la littérature s’y intéresse enfin. C’est une énorme contre-vérité, on ne peut pas dire que la littérature ne s’est jamais intéressée à l’environnement avant ces dernières années, c’est totalement faux ! La littérature a traité ces sujets, mais c’est une littérature de genre, dans un système littéraire dans lequel on s’intéresse aux littératures seulement si elles ne sont pas de genre.

C’est tout bonnement incroyable de constater que depuis presque vingt ans[24] des dizaines de penseurs abordent la question du temps et s’interrogent sur « le futur a disparu », « qu’avons-nous fait de notre futur ? » « comment allons-nous sauver le futur ? », mais pas un d’entre eux, dont la puissance de réflexion ne fait pourtant aucun doute, n’évoque la science-fiction. C’est cette absence qui m’a animée pour l’écriture de cet ouvrage.

Les fictions climatiques sont donc apparues avant que l’on connaisse la gravité de la situation écologique. Il y a en revanche un phénomène de réception du le public qui consiste à chercher et reconnaître les fictions qui traitent de ce qui nous arrive. On parle désormais beaucoup du problème climatique, peut-être pas toujours très bien, ce qui génère une certaine attente littéraire.

Vous parlez justement dans l’un des chapitres de votre ouvrage d’un usage de la science-fiction qui constitue pour vous en une appropriation des idées de celles-ci sans s’intéresser à sa forme ?

Je me suis permis de faire ce chapitre en prenant un peu à partie notamment deux chercheurs, Yannick Rumpala et Jean-Paul Engélibert, ce sont des chercheurs dont je respecte le travail, ce sont des amis et je les ai prévenus, c’était de fait aussi une façon d’entretenir la discussion entre nous. Jean-Paul Engélibert de son côté en strict littéraire, qui essaye de montrer que les littératures ne sont pas que de la littérature[25]. Et Yannick Rumpala qui tente de montrer que la littérature peut aussi aider les personnes qui ne sont pas des littéraires[26]. Tous deux ont pris ces corpus d’une façon qui me paraît significative non seulement d’une appropriation, mais aussi d’une forte déperdition de la puissance spéculative de ces fictions. En réduisant les œuvres à des listes d’idées, et en réduisant la notion de genre à une sorte d’homogénéisation mutilante des œuvres, ils se privent de toute la puissance critique du genre. Il est nécessaire de considérer la question du genre littéraire, tant dans l’analyse de l’intention d’écriture, que de sa réception par les lecteurs. On lit dans le genre, on reçoit les œuvres dans le genre et on participe à une culture de genre. Et dans cette culture de genre, les enjeux climatiques sont présents depuis longtemps. On a fait des fictions tectoniques bien avant que la théorie de la dérive des continents soit définitivement adoptée, on a fait des fictions sur les glaciations, sur les grands cycles astronomiques, en particulier solaires, bien avant que ces sujets rentrent dans les paramètres et modèles de calculs.

Je partage complètement l’idée de Jean-Paul Engélibert selon laquelle les dystopies de fins du monde développent une puissance critique. Je partage également l’idée défendue par Yannick Rumpala selon laquelle les fictions de genre invitent à explorer des mondes imaginaires, leurs livres sont très utiles. Ce que je ne partage pas avec eux c’est une manière partielle de le faire qui annule ce qui me semble caractéristique de la science-fiction et de la culture de science-fiction qui est avant tout de la culture scientifique. Parce que la science-fiction c’est avant tout de la fiction scientifique, elle contient des scénarios, des histoires, des personnages qui sont en lien avec la science et l’ingénierie. Avec de fait, les solutions, les découvertes et la créativité des scientifiques. Cette créativité elle est partagée avec le lecteur dans une culture de la lecture abductive[27]. C’est-à-dire qu’il est nécessaire d’accepter de ne pas comprendre au début de la lecture, et que c’est en adoptant un mode de raisonnement qui consiste à faire des hypothèses, à accepter de s’interroger sur la plausibilité du récit et puis être régulièrement conforté ou non par ce récit dans nos hypothèses.

La science-fiction peut être d’un bénéfice majeur pour ceux qui cherchent des fictions pour la crise climatique dans le sens où les fictions sont destiné à élever le niveau de connaissance, modifier les comportements, transformer les façons de penser, articuler l’angoisse du réchauffement à une adaptation de notre réflexion. Cette culture du raisonnement logique, méthodique serait ainsi d’un grand bénéfice pour les fictions de l’Anthropocène, pour les fictions de l’ère anthropocènique.

Comment expliquez-vous ce manque d’attention universitaire à la SF et à son lien avec les problématiques environnementales ?

On se réfère à l’université d’une définition très restreinte de la littérature et de sa pratique, dont nous souffrons depuis environ 250 ans. Il existe un fossé phénoménal entre la culture ordinaire de la population, et ce qui s’enseigne dans les études littéraires. C’est un paradoxe culturel, un scandale de la sélection sociale, de la définition élitiste de la culture.

Pour déconstruire cette structuration du fait littéraire en France, je suis convaincue qu’il existe un levier au niveau des concours de recrutement d’enseignement. C’est non seulement le lieu de recrutement massif, annuel, régulier des futurs prescripteurs de la lecture scolaire et universitaire. Mais c’est aussi le lieu du grand affrontement entre les cultures ordinaires des professeurs, au sens où même les grands professeurs qui posent une définition intenable de la littérature comme fait restreint, discutent et lisent les derniers polars, romans sentimentaux et science-fiction. Mais lorsqu’ils enseignent, il n’en reste plus rien. Le moment du grand clivage c’est celui où l’on fabrique les professeurs. En 30 ans de carrière, j’ai vu un nombre considérable d’étudiants arriver aux concours et mettre leur culture au placard, se couler dans un moule obligeant chaque personne à se débarrasser de sa culture personnelle.

Je suis d’autant plus convaincue de ce levier au niveau des concours que la récente réforme du CAPES transforme ce dernier en concours sur programme. Cela peut devenir un lieu d’action, les littératures de genre sont l’une des grandes pratiques littéraires massives qu’il conviendrait de faire entrer dans les concours.

Pour poursuivre sur l’étude de la SF à l’université, on remarque par exemple une certaine sous-représentation de la bande dessinée dans ces études, en décalage avec une production particulièrement féconde…

Dans le numéro de ReS Futurae sur la bande dessinée[28] que nous avons publié, ce qu’il manque encore c’est une étude des bandes dessinées industrielles. Prenons l’exemple de l’enquête sur les pratiques culturelles des Français[29] qui interroge ces derniers sur les genres qu’ils lisent. Dans cette étude la science-fiction n’apparaît pas dans les genres littéraires, mais elle apparaît dans les genres bédéistiques. Cela signifie que l’on a reconnu à la science-fiction une place culturelle majeure en tant que pratique collective, partagée, mais seulement sous le prisme de la bande dessinée et pas sous la forme romanesque. Là encore, c’est le phénomène dont je parlais qui crée les mêmes effets : une certaine définition de ce qu’est la BD, une certaine définition de ce qu’est du grand cinéma, et un certain rejet de la pratique de tout ce qui relève du commercial et de l’industriel. Pour le dire autrement, on trouve une définition qui met l’esthétique au premier plan de la pratique artistique, dès lors la production industrielle ne rentre pas spontanément dedans.

C’est aussi un problème générationnel et il faut ainsi aussi tenir compte de la lenteur du renouvellement des enseignants-chercheurs à l’université, et donc de la lenteur du renouvellement des pratiques culturelles. La science-fiction est née il y a une centaine d’années, et l’on s’en occupe maintenant, ce n’est peut-être pas un si grand retard que cela en comptant les glissements générationnels.

Je termine par une question un peu plus personnelle et subjective, si vous deviez choisir une climate fiction, laquelle serait-ce ?

Je n’ai aucun mal à vous dire que ma fiction climatique préférée à l’heure actuelle est Dans la lumière[30] (Flight Behavior), de Barbara Kingsolver. C’est le roman que je trouve le plus intelligent sur l’appropriation des savoirs climatiques par un personnage qui ne correspond en rien aux stéréotypes et aux archétypes de la scientifique. C’est une mère de famille du Midwest. Dans ce roman l’héroïne a tout pour ressembler à des personnes qui auraient entendu parler de la crise climatique, mais n’y prêtent pas attention et y accordent peu d’importance, ou du moins ont tellement d’autres problèmes qu’elles n’ont pas le temps de s’y intéresser. Et l’intelligence majeure de ce roman, c’est d’avoir inscrit les conséquences du réchauffement global dans le quotidien des gens. Et il ne s’agit pas du tout de dire qu’ils sont atteints de mort violente, c’est là que ce roman est intelligent. Les fictions climatiques qui se développent comme des fictions catastrophes sont moins pertinentes puisqu’elles continuent de présenter le réchauffement global comme un phénomène isolé et extrême qui invitent à prier pour que cela ne nous arrive pas et que cela arrive aux autres

Au contraire, c’est le temps long qui pourrait caractériser le réchauffement dit « global », et en français on a tort de ne pas parler de réchauffement global[31]. Tant que parle de crise climatique, la population s’attend à ce que cela passe puisque la caractéristique d’une crise c’est son aspect éphémère. Dans le roman de Barbara Kingsolver, la crise climatique c’est même joli au départ, elle se caractérise par la présence de papillons qui ne sont pas là d’habitude et qui produisent de fait une vision spectaculaire et qui a un effet si frappant sur le personnage principal que sa vie en est déviée. Cela se poursuit par les récoltes qui pourrissent parce qu’il pleut trop, puis la déchéance des petits producteurs à la suite de la spéculation sur leurs terrains. Mais tout cela se produit dans un temps très long, et le roman est beaucoup plus préoccupé par le cadre intime et familial.

En plus de cela, c’est une fiction que j’aime beaucoup parce qu’on en a marre des fictions masculines, et d’ailleurs quand on étudie la science-fiction, on est plutôt trop exposée que pas assez à la masculinité. La masculinité c’est très bien en soi, mais à ce stade de saturation cela en devient toxique. Donc dans les fictions climatiques j’apprécie qu’il y ait d’emblée une certaine mixité. La fiction de Barbara Kingsolver est plutôt féminine au sens des assignations littéraires, c’est un roman sentimental, dans lequel les personnages masculins sont vus avec le filtre d’une vision féminine, et la science y compris est vue sous le regard féminin. Je trouve ça remarquable et plein de justesse, ce n’est pas une vision d’une science plaquée sur la réalité, c’est une science qui se construit au fur et à mesure des relations qu’on entretient avec. Ce ne sont pas forcément des relations positives, mais des relations de jalousie, de dédain, d’envie, de curiosité.

© Presses universitaires de Limoges, 2021

Pour aller plus loin :

Langlet Irène, Le temps rapaillé. Science-fiction et présentisme, PULIM, 2020, Coll. Médiatextes, 324 p.

Langlet Irène, La science-fiction: lecture et poétique d’un genre littéraire, Armand Colin, 2006, Coll. Collection U, 303 p.

ReS Futurae Revue d’étude sur la science-fiction, Portail open édition depuis 2012. URL : https://journals.openedition.org/resf/

PARVIS Paroles de villes, programme de recherche de l’I-SITE Future, 2019–2022, université Gustave Eiffel. URL : https://parvis.hypotheses.org/

[1] Evancie Angela, « So Hot Right Now : Has Climate Change Created a New Literary Genre », NPR, 20 avril 2013. URL : https://www.npr.org/2013/04/20/176713022/so-hot-right-now-has-climate-change-created-a-new-literary-genre?t=1619516020366

[2] Rich Nathaniel, Paris sur l’avenir, Editions du Sous-Sol, 2015, 352 p.

[3] Sur la science-fiction francophone, voir les travaux de Simon Bréan, et notamment l’ouvrage issus de sa thèse : Bréan Simon, La science-fiction en France: théorie et histoire d’une littérature, PUPS, 2012, 501 p.

[4] Barjavel imagine une société urbanisée en 2052 subitement privée d’énergie. Barjavel René, Ravage, Paris, France, Denoël, 1943, 288 p.

[5] L’afrofuturisme est un courant artistique apparu dans la seconde moitié du XXème siècle au sein duquel s’entremêlent symboles de la « communauté noire », arts spéculatifs et imaginaires technologiques. On retrouve notamment au sein de ce courant les auteurs de science-fiction Octavia Butler et Samuel R. Delany.

[6] Courant artistique spéculatif et multimédiatique, le solarpunk promeut une vision optimiste de l’avenir, au sein duquel les problématiques environnementales et sociales actuelles ont été réglées par la technologie, les énergies renouvelables…

[7] Lodi-Ribeiro Gerson, Solarpunk : Histórias ecológicas e fantásticas em um mundo sustentável, Brésil, Editora Draco, 2012. Traduit en anglais en 2018.

[8] Pour Gilles Deleuze et Félix Guattari, une littérature mineure représente la littérature qui ne se tient pas dans l’étroitesse des canons traditionnels. Elle est vectrice de créativité, d’expérimentation, de subversivité, de puissance politique et collective. « Une littérature mineure n’est pas celle d’une langue mineure, plutôt celle qu’une minorité fait dans une langue majeure ». Voir Deleuze Gilles et Guattari Félix, Kafka Pour une littérature mineure, Les éditions de minuit, 1975, Coll. Critique, 160 p.

[9] Blomkamp Neill, District 9, 2009, 112 min.

[10] Davis Mike, City of Quartz. Los Angeles, capitale du futur, La Découverte, 2006, 406 p. ; Davis Mike, Le pire des mondes possibles. De l’explosion urbaine au bidonville global, La Découverte, 2007, 254 p. ; Davis Mike, Au-delà de Blade Runner : Los Angeles et l’imagination du désastre, Editions Allia, 1998, 160 p.

[11] Lang Fritz, Metropolis, 1927, 153 min.

[12] Bablet Mathieu, Carbonne & Silicium, Ankama, 2020, Coll. Label 619, 272 p.

[13] https://www.utopiales.org/affiche2019/

[14] Irène Langlet fait ici référence à l’ouvrage Robinson Kim Stanley, New York 2140, Bragelonne, 2020, 672 p.

[15] Voir Valéry Paul, « La crise de l’esprit » dans Œuvres, vol. 1, « Bibliothèque de la Pléiade », Gallimard, 1957, p. 988. [1919]

[16] Ensemble des lieux d’énonciations, comprenant de fait le genre littéraire, mais également toutes les catégories discursives qui peuvent y être associées. Voir Genette Gérard, Introduction à l’architexte, Seuil, 1979, Coll. Poétique, 96 p.

[17] Le genre artistique cyberpunk met en scène d’immenses mégalopoles technologiquement avancées au sein desquelles règnent les technologies de l’information et la cybernétique. Ce sont généralement des mondes sombres et dystopiques. Le roman symbolique du genre est Gibson William, Neuromancien, La Découverte, 1985, Coll. Fictions, 300 p.

[18] Irène Langlet fait ici référence à La Trilogie de Mars (Mars la rouge, Mars la verte et Mars la bleue) publié entre 1992 et 1996 dans laquelle Kim Stanley Robinson décrit la terraformation de la planète Mars.

[19] Egan Greg, Zendegi, Le Bélial, 2012, 400 p.

[20] La hard science-fiction se caractérise par sa volonté de vraisemblance à l’égard des connaissances scientifiques contemporaines à l’auteur.

[21] A la tête du programme d’écocritique https://www.literature.green/

[22] Le programme Parvis Parole de ville est un projet mêlant recherche fondamentale, recherches appliquées, et recherche-action, qui consiste à étudier les représentations de la ville du future, les facettes des imaginaires futuristes urbains notamment en matière de changement climatique.

[23] Schoentjes Pierre, Littérature et écologie. Le Mur des abeilles, Paris, Editions Corti, 2020, Coll. Les Essais, 464 p.

[24] Ce qui correspond à la publication de l’ouvrage Hartog François, Régime d’historicité. Présentisme et expériences du temps, Seuil, 2003, 272 p.

[25] Irène Langlet fait ici référence à l’ouvrage Engélibert Jean-Paul, Fabuler la fin du monde: la puissance critique des fictions d’apocalypse, La Découverte, 2019, Coll. L’horizon des possibles, 239 p. Dans ce dernier, Jean-Paul Engélibert, professeur de littérature comparée à l’Université Bordeaux Montaigne, démontre que les fictions d’apocalypses peuvent incarner une puissance critique du monde, conjurant le temps du présentisme, et devenant alors une véritable pratique politique du temps.

[26] Irène Langlet fait ici référence à l’ouvrage Rumpala Yannick, Hors des décombres du monde: écologie, science-fiction et éthique du futur, Champ Vallon, 2018, Coll. L’environnement a une histoire, 263 p. Dans ce dernier, Yannick Rumpala, maître de conférences en science politique à l’Université de Nice, démontre la façon dont la science-fiction peut devenir un outil de réflexion pour la pensée politique.

[27] Langlet Irène, La science-fiction: lecture et poétique d’un genre littéraire, Armand Colin, 2006, 303 p.

[28] ReSFuturae est une revue universitaire francophone internationale à comité de lecture dédiée à l’étude de la science-fiction sous toutes ses formes. Elle est dirigée par Irène Langlet. En 2019, la revue a publié un numéro consacré à la bande dessinée, sous la direction d’Alain Boillat. « Présence de la science-fiction dans la bande dessinée d’expression française », ReSFuturae, n°14, 2019. URL : https://journals.openedition.org/resf/1193

[29] https://www.culture.gouv.fr/Sites-thematiques/Etudes-et-statistiques/L-enquete-pratiques-culturelles

[30] Kingsolver Barabara, Dans la lumière, Payot et Rivages, 2013, 560 p.

[31] L’expression global warming est couramment utilisée en anglais.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.