“Je me plais à réintroduire une dimension sauvage, non domestiquée dans la pensée.” Entretien avec l’essayiste Laurent de Sutter.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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8 min readJan 17, 2023

Un entretien avec le professeur de théorie du droit et essayiste Laurent de Sutter qui vient de publier Eloge du danger (Propositions, 2) aux Puf. Dans cet essai, il analyse la menace que fait peser sur la pensée une société avide de sécurité, qui transforme le danger en risque pour mieux l’assurer et le réguler.

L’entretien a été réalisé par Bérénice Gagne — Vigie de l’Anthropocène qui publie la veille de l’École urbaine de Lyon.

Bérénice Gagne — Dans Éloge du danger (Puf, 2022), vous évacuez d’emblée la dimension psychologique du danger pour inscrire votre réflexion dans le champ juridique. Quels liens votre enquête étymologique met-elle au jour entre le danger, la propriété et la souveraineté ?

Laurent de Sutter — La nécessité de me pencher sur l’archéologie politico-juridique d’un concept comme le danger est née de deux éléments : le premier, de l’ordre de l’intuition, est que tout ce qui nous concerne en tant qu’humain n’est jamais simplement donné mais fabriqué à des échelles plus ou moins vastes. Plutôt que m’intéresser à la dimension psychologique ou neuroscientifique du danger, j’ai voulu examiner la manière dont est structurée la fabrique atmosphérique du danger et la manière dont elle renvoie immédiatement à ce qui peut paraître trans-individuel ou méta-individuel, c’est-à-dire au fond à la politique. Le second élément — qui justifie peut-être le recours à des instruments philologiques — est le rôle considérable du langage parmi les instruments perceptifs codés par l’atmosphère politique dont nous disposons.

Un désir très étrange de mort hante notre volonté de sécurité.

“Danger” naît dans les langues indo-européennes de la racine *dem qui désigne à la fois la prise, l’emprise sur les choses mais aussi la maison comme le lieu d’une emprise. On voit se développer dans le droit romain la figure du dominus, propriétaire d’un dominium, c’est-à-dire qu’il possède une maison mais aussi tout ce qui y est inclus : les choses comme les êtres vivants. La domination — le fait de maîtriser sa maison et d’avoir l’emprise sur ce qu’elle contient — prend alors la forme d’une gestion du danger car la grande prérogative du propriétaire est de pouvoir détruire sa propriété — y compris les êtres qu’elle comprend. Le mot français “danger” (dongier ou dangier en vieux français) dérive du latin dominus en passant par la théorie politique de la souveraineté. Lorsque les théoriciens de la fin de Moyen-Age inventent la machinerie de la souveraineté moderne — celle du souverain et de l’Etat –, ils décident d’utiliser le même concept que les juristes romains pour désigner la propriété : le dominium qui non seulement justifie une emprise mais explique aussi jusqu’où cette emprise peut aller, à savoir jusqu’à la destruction. On est donc dans un espace menaçant, dans une machinerie de la prise et de la violence.

BG — Vous opérez une nette distinction entre les notions de danger et de risque, et conjointement entre les notions de possible et de probable, en remontant à l’invention du contrat d’assurance.

LdS — Très vite, les théoriciens de la souveraineté se rendent compte que sa violence intrinsèque pose problème. De telle sorte qu’elle est progressivement remplacée par la figure d’un souverain qui met ses sujets à l’abri du danger, en sécurité. La notion de danger est alors évacuée au profit de celle du risque. Elle apparaît tout d’abord dans les contrats d’assurance des armateurs génois confrontés à la “fortune de mer”. Pour gérer ce danger, on le transforme en risque : on calcule sur l’ensemble des trajets les probabilités de perte et on établit des protocoles permettant, le cas échéant, le versement d’indemnités.

La logique qui se déploie à travers la figure du risque conduit toujours à l’horizon de la sécurité. C’est une logique de forclusion du danger : on peut maîtriser le risque tandis que le danger est quelque chose qui nous arrive, le risque est calculable alors que le danger est aléatoire. Le risque permet donc d’établir des régularités et des règles, des formes de normativité du présent, ce qui conduit à la distinction d’Isabelle Stengers* entre les notions de possible et de probable. Le risque permet de transformer la singularité surprenante et incalculable du danger en une masse mesurable et calculable, c’est-à-dire de transformer le possible en probable.

Portrait de Laurent de Sutter — Wikipedia (CC 3.0)

BG — Que dit selon vous la quête de sécurité comme idéal absolu de ce que vous appelez une “civilisation anesthésiée”** ? Que peut l’expérience du danger contre l’édifice sécuritaire ?

LdS — Un désir très étrange de mort hante notre volonté de sécurité. Elle sous-entend la mise en place d’un système de régulation des mouvements, un système de lieux à l’intérieur desquels on ne bouge plus puisque les lieux cherchent à s’immuniser. Comme nous sommes nous-mêmes de grands courants d’air, cette immunisation étouffe ce que l’on est. L’expérience du danger est une forme de remise en mouvement ou, en tout cas, une acceptation de la mise en mouvement — car en réalité, la sécurité est une illusion et la vie parvient toujours à se déployer malgré nous, ce qui rend les gestionnaires hystériques ! Le danger est une ouverture existentielle qui en contient toute une série d’autres : des possibilités de dire donc des possibilités d’imaginer, donc des possibilités de possibilités et à travers elles des possibilités de penser. Le danger pour moi est le lieu du pensable en tant que tel, le lieu où s’opère le court-circuit entre la pensée et ce qui la nourrit, à savoir la rencontre avec les formes que prend la vie dans son déploiement propre. Ce que je propose dans ce livre est l’inverse de la tradition occidentale de la sagesse dans laquelle la quiétude est la condition nécessaire à la confrontation avec les grandes vérités immobiles du monde. La réintroduction du danger vient perturber cette idée que la pensée est une question de clairvoyance et d’éternité, possible dans des conditions de confort qui seraient également des conditions d’extériorité, d’exception par rapport au monde.

BG — Lors de la semaine A l’école de l’anthropocène, vous proposez un portrait de Greta Thunberg à qui vous avez consacré un ouvrage*** : “Ce dont nous avons besoin aujourd’hui prend la forme d’un savoir que nous ne pouvons pas maîtriser — le savoir de l’urgence. De ce savoir, Greta Thunberg est désormais l’incarnation”. Comment définir ce savoir de l’urgence ?

LdS — Greta Thunberg me paraît en effet bien incarner la distinction que fait Jacques Lacan entre connaissance et savoir. La connaissance pour lui est de l’ordre de l’imaginaire parce qu’elle relève d’une science qui cherche à épuiser la réalité de manière protocolaire. Tandis que le savoir — en l’occurrence l’urgence — vient trouer cet imaginaire par un point de réel qui fait s’effondrer soudain toute cette connaissance. Alors que la quête de sécurité tend à traduire ce qui nous arrive dans le langage du management du risque, de l’assurance, des militant·es comme Greta Thunberg déplacent la question de la connaissance structurée autour de la question du calcul et de la gestion de masse des risques vers une prise en considération incarnée, directe de ce que Lacan appelle le réel. La manière dont le réel transit un corps singulier qui, avec sa petite pancarte devant l’école — maison de la connaissance — proclame une urgence qui vient fracturer tout savoir, en fait une incarnation du danger face au risque. C’est l’incarnation d’une personne qui a rencontré le danger et qui se met en mouvement — se mobilise — pour que cette rencontre porte à conséquence.

Greta Thunberg — Wikipedia (CC 3.0)

BG — Dans Éloge du danger, vous évoquez l’angoisse comme “pressentiment du danger”, une angoisse qui naît de la prétention à maîtriser le danger. Est-elle liée, selon vous, à l’écoanxiété qu’on assigne bien souvent aux jeunes de la génération de Greta Thunberg ?

LdS — Chez Lacan*****, l’angoisse naît de la familiarité avec tout, pas uniquement d’une menace qui serait fléchée en tant que telle. J’ai l’impression que ce qu’on appelle écoanxiété serait plutôt un “affect atmosphérique” lié au moment où il devient visible que la construction de l’atmosphère de sécurité, qui accompagne toute la modernité politique, technologique et économique, tombe en miettes. La promesse des dispositifs de souveraineté ne peut manifestement pas être tenue. Cette écoanxiété est plutôt une poli-anxiété — au sens de politique : le problème n’est pas tant l’écologie que la politique qui prétendait la régler, la maîtriser, la posséder, la gérer.

La réintroduction du danger vient perturber cette idée que la pensée est une question de clairvoyance et d’éternité, possible dans des conditions de confort qui seraient également des conditions d’extériorité, d’exception par rapport au monde.

BG — Vous présentez ainsi la collection “Perspectives Critiques” que vous dirigez aux Presses universitaires de France : “Un essai ne vise ni à informer ni à rassurer : il vise à ébranler et à inquiéter — et à ce que cet ébranlement et cette inquiétude transforment la perception que nous avons du monde”. Comment se traduit l’éloge du danger dans votre posture d’éditeur ?

LdS — Je m’intéresse aux propositions qui mettent en mouvement leur autrice ou auteur et les lecteurs. J’aime la catégorie essai, non pour la dimension moraliste d’un Montaigne mais comme un banc d’essai, comme l’invention à chaque fois d’un protocole propre d’expérimentation. Il n’a même pas besoin d’être ancré dans la réalité. Par exemple, je suis fier d’avoir publié Les états et empires du lotissement Grand Siècle de Fanny Taillandier******, qui raconte la vie d’un lotissement de sa conception à sa lente déshérence. L’autrice en tire une leçon générale sur la fin de la France pavillonnaire, les modes de vie à réinventer et les nouvelles formes urbaines. Sauf que tout ce qu’elle raconte est faux ! Elle a tout inventé. C’est un essai-fiction, ce qui n’invalide en rien les conclusions. Je me plais à réintroduire ainsi une dimension sauvage, non domestiquée dans la pensée. L’idée n’est pas que les propositions soient justes ou vraies mais qu’elles contribuent à redistribuer nos instruments de perception, en tout cas le partage entre pensable et impensable.

Notes

* Isabelle Stengers, Une autre science est possible ! Manifeste pour un ralentissement des sciences (La Découverte, «Les Empêcheurs de penser en rond», 2013).

** Laurent de Sutter, L’Âge de l’anesthésie. La mise sous contrôle des affects (Les Liens qui libèrent, 2017).

*** Laurent de Sutter, Lettre à Greta Thunberg. Pour en finir avec le XXe siècle (Seuil, «Anthropocène», 2020).

**** Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre XVII, L’Envers de la psychanalyse. 1969–1970 (Seuil, 1991).

***** Jacques Lacan, Le Séminaire. Livre X, L’Angoisse. 1962–1963 (Seuil, 2004).

****** Fanny Taillandier, Les états et empires du lotissement Grand Siècle. Archéologie d’une utopie (Puf, «Perspectives Critiques», 2016).

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.