John Davies sur les traces d’une rivière cachée

Par Danièle Méaux

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
4 min readMar 11, 2021

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Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.

En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet.

© John Davies

En 2011–2012, dans le cadre d’une commande de la ville de Clermont-Ferrand, le photographe anglais John Davies ‒ dont le travail concernant le paysage post-industriel est internationalement reconnu ‒ s’est attaché à suivre l’itinéraire de la Tiretaine, pour bonne part enfouie sous le macadam. La rivière qui a conditionné toute l’évolution de la ville est aujourd’hui méconnue par nombre de ses habitants. Épouser ainsi la trajectoire du cours d’eau, c’est réévaluer son importance dans l’histoire de la cité et signaler la manière dont elle continue à innerver son sous-sol.

La Tiretaine prend sa source à La-Font-de-l’arbre à Orcines, descend vers Royat, Chamalières, puis Clermont-Ferrand qu’elle aborde par le sud-ouest. Elle traverse la commune pour se diriger ensuite vers Gerzat au nord-est. La rivière constitue en fait un système hydrographique complexe, constitué d’une foule de ramifications. On a coutume de distinguer la Tiretaine Nord et la Tiretaine Sud. C’est le bras nord, près duquel sont installées les industries les plus importantes ‒ dont l’usine Michelin à partir de 1839 ‒ que suit Davies.

Dans l’ouvrage publié en 2013 (comme dans l’exposition présentée à l’hôtel Fontfreyde), les vues s’enchaînent, dans l’ordre où elles se présentent sur l’itinéraire de la rivière (même si le photographe n’a pas nécessairement cheminé de cette façon). La succession des photographies amènent le lecteur (comme le spectateur) à découvrir les lieux dans le sens où coule la rivière. Si le plan présenté en exergue montre le tracé du cours d’eau, la démarche du photographe implique une reconfiguration de la perception de la ville, selon la nervure centrale qu’il constitue. Bruce Chatwin explique que les aborigènes d’Australie ne conçoivent pas leur pays comme une surface, mais comme un réseau de lignes : c’est une perception comparable du territoire qu’instaure Davies. La succession des vues amène le lecteur / spectateur à adhérer à un axe, à s’y ajuster dans la durée. S’aligner sur la rivière, c’est déjà peu ou prou penser sa relation vivante au territoire, sa manière de l’habiter, dans une certaine mesure son agentivité.

Peu de Clermontois savent précisément aujourd’hui où passe la Tiretaine. En raison de son extrême pollution, la rivière a été pour bonne partie bétonnée dans la seconde moitié du vingtième siècle et occultée sous des voies de circulation. Elle reste visible dans le parc thermal de Royat, au sein du parc Beaulieu de Chamalières où ses bords sont entretenus et aménagés. Elle apparaît brièvement entre l’institution Saint-Alyre et l’usine Michelin des Carmes. Canalisée entre des murs de béton, on l’aperçoit de la rue Blanzat, de la rue Maréchal-Leclerc ou encore de la rue de la Belle Ombre… Elle est également apparente devant le siège de Michelin. Partout ailleurs, elle est enfouie sous le macadam. La Tiretaine se trouve ainsi refoulée dans l’inconscient de la ville. Manquant de réalité, elle appartient quasiment au passé ; dans la mémoire des citadins, elle est associée à des idées de pollution et d’inondation : il y eut, de fait, des crues historiques en 1783 et en 1835. Par sa démarche, Davies prend sciemment le contrepied de cet oubli collectif : l’œuvre se fait manifestation de l’existence de la rivière, de son rôle essentiel dans l’histoire et la vie de la cité.

Les vues représentant des lieux où apparaît l’eau sont en couleur, tandis que celles où elle demeure invisible sont en noir et blanc. Au sein de ces dernières, le regardeur guette cependant des indices de la présence souterraine de l’eau : bâtiments liés au thermalisme à Royat, peinture murale représentant une roue à aube, place de la Saigne à Chamalières… Une photographie figure la résurgence de la Tiretaine à La-Font-de-l’arbre, une autre un barrage contre les crues à Gerzat. La puissance même du réseau hydrographique, à la fois générateur de vie et menaçant, est rendue sensible ; en découle le sentiment d’une fragilité de ce qui se développe à la surface, au regard d’un potentiel souterrain méconnu. La couverture du livre montre un aménagement visant à la régulation du niveau de l’eau ; dans le carton thermoformé, le nom du photographe et le titre apparaissent en creux, emblématisant l’importance de ce qui se joue dans la profondeur. L’œuvre, dans son ensemble, se fait invitation à une compréhension et à une réévaluation de la place de l’eau dans la cité.

Danièle Méaux, Professeur des universités, Esthétique et sciences de l’art, photographie, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne, Laboratoire ECLLA

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