La destruction de l’espace-temps humain. Un essai de Jean-Pierre Dupuy.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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12 min readMar 1, 2022

Hommage à Ivan Illich.

  1. Logique du détour

Il faut comprendre avant toutes choses l’extrême originalité de la critique qu’Ivan Illich opposait au mode industriel de production. Ce qui définit ce dernier, selon lui, ce n’est pas des rapports de production, selon la caractérisation marxiste du capitalisme, ni même un certain type de rapport technique à la nature. Au fondement, on trouve la logique du détour de production.

Ivan Illich. Penseur critique de l’industrialisation et inventeur de la convivialité.

L’œuvre d’un des grands théoriciens contemporains du choix rationnel, Jon Elster, peut servir de point de départ. Elster met en évidence les affinités électives qui relient le capitalisme au système philosophique de Leibniz. Il défend, comme l’auteur de la Théodicée, la thèse que l’être humain se caractérise par sa capacité de faire des détours pour mieux atteindre ses fins. Il sait faire un détour pour aller plus vite, se retenir temporairement de consommer et investir pour accroître sa consommation globale, refuser une occasion favorable afin d’attendre une occasion plus favorable encore, etc. Pour les éthologistes, cette capacité définit l’intelligence ; elle est intimement liée à ce que le sociologue allemand Max Weber nommait la rationalité instrumentale.

La théorie de l’action qui sous-tend la théorie économique est conforme à cette thèse, puisque, selon elle, agir rationnellement, c’est maximiser une certaine grandeur. Elster insiste sur le fait que ce principe de maximisation doit être compris comme impliquant une maximisation globale, et non simplement locale. Supposons que l’on soit au sommet d’un pic dans un paysage de montagne et qu’on vise à monter le plus haut possible. Un pic plus élevé se dresse à quelque distance. Si l’on ne se contente pas d’une maximisation locale, alors il faudra bien consentir à descendre avant de remonter. L’attitude contraire reviendrait à commettre ce que l’on appelle en anglais la first step fallacy, ou sophisme du premier pas. Celui qui veut atteindre la lune et dont les efforts le font se retrouver au sommet d’un arbre doit se résoudre à remettre pied à terre avant de recourir à une technique plus efficace.

Elster suggère que ce que nous appelons Raison est ici tout entier informé par le religieux et l’éthique. Il a cherché à juste titre dans la Monadologie et la Théodicée leibniziennes les sources du rationalisme moderne et, au-delà, du capitalisme. En voyant dans l’homme cet être singulier qui est capable de “reculer pour mieux sauter”, Leibniz en fait, sur ce point, l’image fidèle de son Créateur. Pour réaliser le meilleur des mondes possibles, Dieu a dû, en effet, consentir à y laisser une dose de mal, sans quoi le monde réel eût été globalement plus mauvais encore. Tout ce qui apparaît comme mal du point de vue fini de la monade individuelle est, du point de vue de la Totalité, un sacrifice nécessaire pour le plus grand bien de cette dernière. Le mal est toujours sacrificiel en ce sens, et le sacrifice est un détour.

Page manuscrite de la Monadologie de Leibniz.

Rationalité instrumentale, justification du mal, logique économique : ces trois formes seraient étroitement solidaires et constitueraient la matrice de la Raison moderne. La rationalité économique est d’abord une économie morale : c’est la gestion rationnelle du sacrifice. Le sacrifice est un “coût de production” : c’est le détour indispensable à l’obtention du maximum de bien net.

La logique du détour constitue, en effet, un élément clé de la modernité et le cœur de la rationalité économique. Cependant, Illich nous fait voir qu’elle peut se révéler le principal obstacle à la mise en œuvre de la rationalité instrumentale, dont des analyses trop sommaires affirment pourtant qu’elle est étroitement solidaire. Plus précisément, la critique illichienne de la société industrielle met en évidence que la logique du détour peut être, au plus haut point, contreproductive. Car celui-qui veut sauter un obstacle et recule afin de prendre son élan pour mieux le franchir court le risque de le perdre de vue et de prendre sa régression pour un progrès. Il faut bien comprendre que c’est au nom de la rationalité instrumentale qu’Illich nous fait voir l’absurdité du système des transports motorisés. Vous voulez allez le plus vite possible pour rejoindre des destinations désirables ? Si c’est cela votre objectif, alors vous auriez bien tort de vous en remettre aux modes de déplacement industriels.

2. La contreproductivité sociale et symbolique de la médecine

Je vais illustrer cette stratégie critique sur l’exemple de la médecine avant d’en arriver à la manière brillante et profonde dont Illich l’applique au cas des transports.

L’espagnol d’Illich était fort bon et lui permettait de jouer sur le double sens du mot « salud » : santé et salut. Il pouvait donc énoncer dans le même souffle que, de même que l’Église a acquis un « monopole radical » sur la production du salut, la médecine a fait de même en ce qui concerne la production de la santé. Dans un cas comme dans l’autre, il en résulte que plus l’institution croît, plus elle devient un obstacle à la fin même qu’elle est censée servir. C’est là l’origine du concept de contreproductivité.

C’est durant un de mes séjours à Cuernavaca, l’hiver 1975 que je rédigeais en étroite complicité avec Illich ce qui allait devenir la version française de son grand ouvrage sur la médecine, sous le titre Némésis médicale. Si j’ai apporté quelque chose à nos discussions, c’est d’avoir insisté sur la distinction entre deux formes de contreproductivité, l’une sociale, l’autre structurelle. Comme elles tirent dans deux directions opposées, il était inévitable qu’elles brouillent le message. Selon la première, Illich se présente comme un activiste progressiste ; selon la seconde, comme un penseur qu’on dirait aujourd’hui réactionnaire. Cependant, il n’y a jamais eu qu’un seul Illich.

A l’époque, un ami français, le sociologue Serge Karsenty, trop précocement disparu, et moi-même avions publié un livre qui avait obtenu un certain succès de scandale, L’Invasion pharmaceutique, dans lequel nous introduisions une notion qui a fait florès, la « médicalisation de la vie », et une formule, « la médecine est devenue l’alibi d’une société pathogène ». Nous entendions par là que beaucoup de maux de la société moderne, tels que la démesure des unités de production, la densité des espaces urbains, l’éclatement des lieux de vie, l’accélération des déplacements, la désagrégation des familles, l’angoisse qui résulte d’une concurrence débridée entre les individus et ainsi de suite, sont traités comme des pathologies susceptibles d’être présentées au corps médical et d’en recevoir une thérapeutique. Ces questions qui relèvent de la sphère politique sont ainsi naturalisées. La médecine, consciemment ou non, se fait la complice du statu quo. Telle est sa contreproductivité sociale. Illich reprit à son compte cette analyse.

Il devait le regretter quelque quinze ans plus tard. Sa technique pour convaincre était de choquer. Le paradoxe était son arme de prédilection. Lorsque ses idées entraient dans la conscience commune, surtout lorsqu’elles étaient reprises par les professionnels qui étaient la cible de sa critique, elles perdaient tout poids à ses yeux. C’est ce qui advint au fil des années avec une partie des médecins, qui voyaient bien que ce qu’on leur demandait de plus en plus d’accomplir ne relevait pas de ce qu’on leur avait appris sur les bancs de la Faculté. Suivant la leçon d’Illich telle qu’ils la comprenaient, il leur paraissait désormais urgent de « dé-médicaliser » la société et de « rendre le pouvoir aux patients », en encourageant leur autonomie et en favorisant leur prise en charge personnelle.

Illich répliqua dans une communication qu’il prononça le 14 septembre 1990, à Hanovre, en Allemagne, sous le titre significatif : “La santé serait ma responsabilité personnelle ? Non, merci !” Il y reprenait ce qu’il avait écrit dans Némésis médicale sous la catégorie de contreproductivité structurelle de la médecine. La santé structurelle ou symbolique de l’homme, c’est sa capacité de faire face consciemment et de façon autonome non plus cette fois aux dangers du milieu, mais à une série de menaces profondément intimes, que tout homme connaît et connaîtra toujours, et qui ont nom douleur, maladie et mort. Cette capacité, l’homme des sociétés traditionnelles l’a toujours tirée de sa culture, qui lui permettait de donner sens à sa condition mortelle. Le sacré y tenait un rôle fondamental. Le monde moderne est né sur les décombres des systèmes symboliques traditionnels, en qui il n’a su voir que de l’irrationnel et de l’arbitraire. Dans son entreprise de démystification, il n’a pas compris que ces systèmes impliquaient que des limites soient fixées à la condition humaine, tout en leur donnant sens. En remplaçant le sacré par la raison et la science, il a perdu tout sens des limites et, par là même, c’est le sens qu’il a sacrifié. L’expansion médicale va de pair avec celle du mythe selon lequel la suppression de la douleur, du handicap et le recul indéfini de la mort sont des objectifs désirables et réalisables grâce au développement indéfini du système médical. On ne peut donner sens à cela même que l’on ne cherche qu’à extirper. Passés certains seuils, inexorablement la médecine et ses mythes détruisent la santé structurelle.

3. La contreproductivité sociale et structurelle des transports industriels

Nous allons retrouver la même tension entre deux types de contreproductivité, cette fois-ci appliquée aux transports motorisés. La perversion de la logique du détour y apparaît sans doute plus nettement encore que dans le cas de la médecine, car, après tout, le détour trouve son origine littérale dans les déplacements dans l’espace-temps.

Bouchons dans la région de Los Angeles.

La contreproductivité sociale des transports suit le même schéma de raisonnement que dans la critique de la médecine. Des transports industriels, on peut dire aussi qu’ils sont « l’alibi d’une société pathogène », qui détruit cette fois les espaces et les temps de vie. Mais ils sont là pour servir de remède au mal qu’ils contribuent à créer. Si cet alibi fonctionne, c’est que les transports substituent au temps des déplacements du temps de travail : on passe son temps dans les champs, les bureaux et les usines pour se payer les moyens de se déplacer. Si, dans le calcul du temps consacré aux transports, on inclut ce temps de travail, les performances des transports motorisés deviennent dérisoires, parfois inférieures à ce qu’on peut accomplir avec un vélo ou même avec ses pieds. Mais le travail, contrairement au transport, n’est pas seulement un moyen, il est aussi une fin en soi dans le capitalisme. Celui-ci a si bien perverti l’esprit du détour de production que c’est le détour, sa longueur, l’énergie dépensée à le parcourir, qui deviennent des fins en soi et des objectifs recherchés pour eux-mêmes. Des productions que l’on s’accorde à juger superflues ou même nuisibles sont légitimées par le travail qu’elles fournissent à la population. La réduction de la durée de vie des objets, les gaspillages destructeurs de ressources naturelles non renouvelables, forts consommateurs d’énergie et grands pollueurs de l’environnement : personne n’ose y remédier car ils garantissent l’emploi. Lorsque, à l’époque où nous faisions ce calcul, un syndicat ouvrier, en France, exigeait violemment que le programme Concorde soit poursuivi, doit-on penser qu’il cherchait ainsi à hâter l’avènement de la société sans classes dans laquelle tous les ex-prolétaires voleraient en supersonique ? Non, bien sûr, c’est le travail qu’il défendait. Lorsque, à peu près à la même époque, un autre syndicat ouvrier justifiait la réduction des inégalités sociales au motif que cela accroîtrait la “consommation populaire” et donc relancerait la croissance, et donc le travail nécessaire, doit-on juger qu’il confondait la fin et les moyens ? Non, la finalité de la société industrielle est bien de produire du détour de production, c’est-à-dire du travail.

La contreproductivité symbolique ou structurelle des transports est là où le génie inventif et conceptuel d’Illich se manifeste le mieux. Je présenterai les choses ainsi.

L’espace vécu traditionnel est un espace connexe, au sens de cette branche de la géométrie qu’est la topologie: deux points quelconques peuvent toujours être reliés par un chemin continu qui ne sorte pas du territoire. La société industrielle est la première à avoir brisé cette connexité. Les espaces personnels y sont éclatés en morceaux disjoints, éloignés les uns des autres : le domicile, le lieu de travail, quelques espaces publics de la ville, les commerces et le mythique “ailleurs” des loisirs et de l’évasion. Entre ces domaines, des déserts de sens, déserts esthétiques, symboliques, que l’on vise à franchir le plus efficacement possible en se livrant au système de transport. Pensez par exemple à l’espace de l’autoroute, dont on se protège par cette bulle métallique qui se transforme parfois en cercueil ; à plus forte raison, à l’espace dans lequel évolue votre Boeing ou votre Airbus. C’est ce choix originel consistant à accepter qu’une part de l’espace-temps vital de chacun, à commencer par celui des plus pauvres, soit sacrifié à l’efficacité supposée des transports qui constitue le fondement de leur contreproductivité structurelle.

Si ce choix ne provoque pas la révolte des citoyens, c’est parce que les transports sont le rituel d’un mythe qui dit le retour au voisinage traditionnel possible grâce à eux. Pour obtenir le “village global”, il n’est que d’annuler ces espaces vides de sens, ces espaces morts tout juste bons à être définitivement vaincus. Le discours publicitaire exprime l’espérance que le dieu Transport est adjuré de satisfaire. Voyez ce placard qu’une compagnie d’aviation helvétique faisait autrefois insérer dans quelques hebdomadaires européens. Le dessin y représentait une ville ancienne, riche de culture et variée, avec ses monuments, ses places, ses rivières et ses larges artères. A y regarder de plus près, cependant, vous compreniez qu’il s’agissait d’un monstre : y voisinaient, juxtaposés, les plus beaux quartiers des plus belles villes d’Europe. La place Rouge n’y était séparée de la place de la Concorde que par le lit d’un fleuve, et la Via Veneto débouchait dans Piccadilly Circus. Légende : grâce à notre compagnie, l’Europe est réduite aux dimensions d’une ville.

Pour comprendre l’étonnante aliénation de l’homme industriel aux transports et son acceptation de l’absurde et de l’intolérable, il faut saisir comment le mythe du retour au voisinage originel réussit à masquer l’évidence, à savoir que les espaces-temps morts, loin de disparaître grâce à l’efficacité croissante des transports, tendent au contraire à occuper une grande partie de l’espace-temps disponible : selon mes calculs de l’époque, le tiers de la vie éveillée et, parfois, jusqu’à la moitié de l’espace urbain. Illich montre dans son livre que les divers modes de locomotion possèdent des aptitudes très variées à réduire la dissonance cognitive entre le mythe et la réalité. A une extrémité, on trouve la marche et le vélo, modes de déplacement ouverts à la richesse symbolique de l’espace environnant et qui n’offrent d’agrément que si cette richesse existe. A l’autre extrémité, l’automobile privée semble la mieux adaptée, très loin avant les transports collectifs, à son rôle d’alibi d’une société destructrice de son espace et de son temps. Championne du mensonge et de l’aveuglement, elle réussit à donner d’elle-même une image en tous points contraire à la réalité : l’image est faite de mobilité, d’autonomie et d’indépendance ; la réalité, d’encombrement et de dépendance radicale vis-à-vis des servitudes de la route et des comportements des autres. Il est significatif que les automobilistes décrivent leur engin comme une petite bulle qui les isole de l’espace extérieur hostile, comme une extension de leur logement, voire comme une sorte de cordon ombilical qui les relie, potentiellement et symboliquement, aux lieux où ils voudraient être, et qui ne sont jamais les lieux où ils sont.

Le cercle contreproductif se referme dès lors comme suit. Pour vivre dans l’espace-temps de la société industrielle, il est nécessaire d’avoir accès à cette prothèse qu’est le transport. L’existence de cette prothèse supprime les freins qui pourraient s’opposer au libre jeu des forces qui modèlent l’espace et le temps. Ces “forces”, beaucoup les ont décrites avec rigueur, qu’il s’agisse de la logique des valeurs foncières, de la spéculation immobilière, des déterminants de la taille et de la localisation des activités économiques et sociales, etc. Ce que l’on connaît moins en général, c’est l’effet de doping des instruments de la vitesse sur les processus de désintégration et de totalisation de l’espace.

Ces analyses sont vieilles de presque 50 ans. Hélas, leur substance est encore plus pertinente aujourd’hui qu’à l’époque où elles ont été pensées, discutées et écrites. Cette époque, le cœur des années 1970, fut celle du premier choc pétrolier, qui devait faire trembler le capitalisme mondial sur ses bases. On parlait à peine du changement climatique en ce temps-là. Mais les esprits éclairés n’avaient pas besoin de la perspective d’une catastrophe écologique mondiale pour percevoir qu’un désastre beaucoup moins visible mais non moins important était en marche : la destruction de l’espace-temps humain, ce cadre de nos vies. Illich reste l’un de ces rares pionniers.

Jean-Pierre Dupuy

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.