La mise en valeur du patrimoine industriel, un indispensable pour les villes globales chinoises ? Réflexions à partir de cas d’études à Shanghai et à Pékin.

Par Helena Roux, diplômée de la mention de Master Ville et Environnements Urbains de l’Université de Lyon, doctorante à l’École polytechnique fédérale de Lausanne.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
11 min readSep 16, 2020

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798 Art Zone à Pékin © Helena Roux, 2019

Introduction

Espaces alternatifs, tiers-lieux, laboratoires de création artistique… Le patrimoine industriel est aujourd’hui un élément privilégié pour des expérimentations urbaines. Il participe à la création de nouvelles activités, de nouveaux rapports aux lieux et aux autres. Le patrimoine industriel devient ainsi un gage d’attractivité, et de plus en plus, une promesse de développement économique et touristique.

Cet article propose de s’intéresser à l’actualité de ce type de patrimoine, en particulier en Chine. Le développement économique rapide du secteur tertiaire dans les grandes métropoles chinoises a en effet laissé nombre d’espaces de production manufacturière vacants. Ceux-ci sont aujourd’hui en pleine reconversion et il est intéressant d’étudier la manière dont ils sont désormais intégrés à des projets de renouvellement urbain et à des politiques patrimoniales qui encouragent le réemploi du bâti. Là où prévalait dans nombre de grandes métropoles chinoises la logique de détruire pour mieux reconstruire, le concept de réemploi, inspiré d’expériences internationales autant que de volonté des populations locales, tendent en effet depuis une vingtaine d’années à modifier le rapport des pouvoirs publics et des acteurs privés à ces anciens ensembles industriels.

Les analyses proposées s’appuient dans cette perspective sur un mémoire de recherche effectué notamment à partir de l’étude de l’évolution du site du M50 à Shanghai[1] , un ensemble d’anciens entrepôts industriels reconvertis en “creative cluster” entre les années 1990 et 2000, ainsi que d’autres cas des grandes villes chinoises

Dans quelle mesure l’esthétique industrielle est-elle un phénomène de mode dont les villes chinoises se nourrissent pour renforcer leur compétitivité internationale ? Peut-on parler de culture alternative dans les espaces industriels chinois ? Comment la prise en compte de ces espaces influe-t-elle sur les projets actuels de développement urbain ? En quoi cela peut-il être le reflet, ou la conséquence, des mutations économiques actuelles ?

Une esthétique commune et mondialement partagée

Le passage d’une économie industrielle à une économie tertiaire, d’abord amorcé dans les pays occidentaux développés à partir des années 1960, puis en Chine à partir des années 1990, a créé de nombreuses friches industrielles dans les villes. Ces espaces, généralement situés en périphérie proche, dotés d’infrastructures lourdes et encombrantes, souvent pollués par les anciennes activités de production, constituent désormais un enjeu majeur pour nombre de villes globales, à la fois parce qu’ils sont perçus comme pouvant offrir des opportunités de régénération urbaine dans un contexte de raréfaction du foncier métropolitain et de contrôle de l’étalement urbain, mais aussi parce qu’ils sont érigés en espaces créatifs et attractifs par les pouvoirs publics et les promoteurs privés. Ils constituent ainsi un atout majeur pour les villes où ils se trouvent en participant à une dynamique économique et culturelle internationale.

À l’échelle mondiale, c’est durant la seconde moitié du XXe siècle que ces espaces industriels voient peu à peu évoluer leurs fonctions et leur place dans la ville, notamment lorsqu’ils sont investis par les artistes, qui recherchent à la fois de vastes espaces pour leurs activités de créations, et des loyers à bas coût. On peut penser à la fameuse Factory d’Andy Warhol, exemple emblématique des transformations d’espaces industriels en ateliers d’artistes ou en hauts lieux de la vie culturelle et créative. À travers un processus spontané d’occupation et de rénovation de ces lieux par les artistes, les anciens bâtiments de ce type s’intègrent donc d’abord à une culture que l’on pourrait appeler marginale, ou alternative, parce qu’elle se développe en dehors des institutions culturelles habituelles.

Le M50 de Shanghai labellisé : vers l’institutionnalisation du patrimoine industriel ©Helena Roux, 2019

Au fur et à mesure que ces espaces deviennent des lieux culturels et artistiques emblématiques, les pouvoirs publics en captent le potentiel attractif et créatif, et commencent à soutenir, voir à développer eux-mêmes ces projets. Il s’agit là d’une forme de paradoxe, puisque la culture alternative d’abord issue et revendiquée par des groupes sociaux marginaux est désormais brandie comme élément d’attractivité touristique et avec un objectif lucratif.

L’esthétique industrielle valorisée à la 798 Art Zone de Pékin ©Helena Roux, 2019

La Chine post-industrielle : un développement urbain effréné

À partir des années 1990 le processus de désindustrialisation commence en Chine, notamment dans la région de Shanghai, qui fut l’une des premières villes industrialisées du pays à partir des années 1930. Avec le passage progressif vers une économie tertiarisée, les politiques de développement urbain délaissent les projets de bâtiments industriels pour se tourner vers de grands complexes à usages mixtes. Face à la rapidité de ce changement et de l’urbanisation chinoise, de nombreux espaces sont ainsi laissés vacants sans faire, dans premier temps, l’objet de projets de reconversion ou de rénovation. La valorisation des sites industriels vient donc plutôt des populations qui occupent spontanément certains de ces lieux. Deux exemples emblématiques permettent de comprendre comment ce mouvement de valorisation du patrimoine industriel a pu se développer en Chine : le cas du quartier M50, à Shanghai, et celui de la 798 Art Zone à Pékin.

Le M50 est un ensemble d’anciens entrepôts progressivement abandonnés dans les années 1980, qui s’étale sur près de 41 000m2 [2]. Des artistes venus des environs de Shanghai puis de l’ensemble du territoire chinois ont commencé à investir cet espace à un moment où, forts de l’ouverture internationale du pays, ils étaient plus en mesure de s’émanciper du joug institutionnel : en effet, au tournant des années 1980, ils ne sont plus soumis à une demande de production publique contrôlée, mais perdent par la même occasion leurs subventions publiques. L’opportunité d’occuper des lieux spacieux et à bas coût paraît donc évidente. L’histoire du M50 est très liée à ces artistes qui peu à peu se constituent en groupe social, et développent des liens d’entraide et de sociabilités, par le partage d’espace, de ressources, de matériel, mais aussi par un échange d’idées et de créativité.

Cette communauté nouvelle, occupant donc un lieu qui pourrait servir à un projet d’aménagement immobilier plus rentable, sucite dans un premier temps la méfiance des pouvoirs publics, qui songent à évacuer et à détruire le M50. Cependant, au début des années 2000, le M50 prend de l’importance au sein de la scène artistique locale, à un moment où certains exemples internationaux, comme le quartier de SOHO à New York, s’imposent à la fois comme modèles de régénération urbaine. Le développement de l’industrie créative, comme mutation de l’économie culturelle vers un secteur tertiaire bénéficiant des nouvelles technologies, suscite de l’intérêt dans une Chine qui entame son processus de désindustrialisation, et donc de mutation économique. Le potentiel de valeur ajoutée que représentent désormais ces espaces industriels, la pression des occupants du M50 et affiliés, et l’attractivité croissante du lieu, poussent les acteurs institutionnels à revoir leur jugement : en 2004, le label Creative Industry Cluster est décerné au M50, qui a dès lors pour vocation de devenir un lieu emblématique de la vie culturelle shanghaïenne,

La 798 Art Zone a suivi un processus de patrimonialisation similaire, dans un espace plus important encore qu’à Shanghai ; il s’agit en effet d’un véritable complexe industriel de 230 000 mètres carrés environ[3], construit dans les années 1950 avec l’expertise de l’Union Soviétique puis de l’Allemagne de l’Est. Cet espace abritait notamment une ancienne usine d’armement, et fut progressivement délaissé au cours des années 1990, puis reconverti en espace créatif à partir des années 2000, avec l’installation de communautés d’artistes dans ces bâtiments alors laissés à l’abandon. Dès 2003, la destruction de quelques immeubles du complexe architectural a suscité l’opposition des populations installées là, qui n’ont alors cessé de militer depuis pour la conservation de ce patrimoine[4]. En avril de la même année, par exemple, les artistes lancent la campagne « Reconstruction 798 », ouvrant au public l’ensemble des studios et galeries le temps d’une journée[5]. À l’aide d’expositions, de performances, la communauté cherche à gagner en visibilité pour attirer l’attention sur le sort de la 798 Art Zone, qui, d’une manière similaire au M50 de Shanghai, s’impose peu à peu comme un quartier culturel incontournable au tournant des années 2010. Aujourd’hui, la 798 Art Zone est présentée comme l’épicentre artistique de la ville, même si des espaces similaires existent désormais en centre ville, à plus petite échelle, comme la 77 Art Gallery à proximité de la Cité Interdite. La 798 Art Zone accueille de plus en plus de grandes galeries internationales, ce qui lui vaut parfois d’être critiquée pour avoir perdu son état d’esprit d’origine, qui prévalait plutôt une singularité culturelle locale[6].

A Shanghai comme à Pékin, les deux espaces mettent en avant l’esthétique industrielle avec un jeu sur les matériaux de béton et de métal, les structures de construction apparentes, et des cours, des escaliers, des pièces encore désaffectés. À l’entrée de chacune des deux zones, les murs sont peints de graffitis colorés. Comme à Berlin, ou encore à Turin, street-art et rénovation industrielle vont souvent de pair. Les graffitis apportent de la couleur aux usines et entrepôts, rappellent une appartenance à la culture alternative urbaine, et revendiquent une occupation — relativement — spontanée de l’espace ; autant d’éléments qui participent à façonner cette esthétique aujourd’hui tant recherchée, et promue comme élément touristique et culturel incontournable. En effet, la 798 Art Zone comme le M50 sont recommandés par les guides touristiques, et l’on y croise une population mixte composée à la fois de locaux, d’expatriés et de touristes chinois ou étrangers. Chacun des deux espaces est présenté comme une visite insolite et alternative, permettant de sortir du circuit classique valorisant plutôt le patrimoine impérial et la vieille ville dans le cas de Pékin, le Bund et les Concessions Françaises dans le cas de Shanghai.

Street-art et vestiges industriels, M50, Shanghai ©Helena Roux, 2019

En réalité, les projets actuels de valorisation des sites industriels bénéficient pleinement au couple pouvoirs publics et promoteurs immobiliers, qui en ont bien saisi la dimension lucrative : intégrer directement une productivité tertiaire et post-industrielle dans un espace attractif culturellement.

Promouvoir la durabilité et proposer un espace public aux fonctions multiples

Ce lieu fait patrimoine, non pas seulement par la rénovation et la régénération d’un ensemble industriel, mais aussi parce qu’il incarne l’identité d’un groupe social — les artistes- dont les actions ont eu un impact sur le développement urbain de la ville de Shanghai, et sur le quartier environnant de Putuo, en particulier. De ce lieu, qui s’est construit sur la base d’une entre-aide communautaire et d’un partage de l’espace et des ressources par les artistes, naît donc également l’affirmation de nouveaux usages pour un espace qui soit proprement public. L’occupation d’un lieu désaffecté destiné à être détruit et remplacé comporte une teneur éminement politique d’affirmation du droit des populations à faire évoluer certains espaces urbains, en sortant des logiques de planification urbaine pensées par les pouvoirs publics.

L’étude de terrain menée en 2019 a ainsi permis de montrer en quoi les passants, visiteurs occasionnels ou habitués trouvaient ce lieu si singulier. Parmis les entretiens réalisés au cours de l’enquête, il s’est dégagé un argument principal : le M50, en retrait voire en périphérie par rapport aux circuits touristiques habituels de Shanghai, s’émancipe un peu des zones dédiées à la consommation, qui sont submergées par les flux de personnes et de véhicules. Le M50 est ainsi représenté comme un îlot relativement calme où l’on peut simplement déambuler pour le plaisir de profiter d’un espace, ce qui lui donne un caractère relativement atypique par rapport au reste de la ville de Shanghai : les usages ne sont pas dictés, comme ils le sont dans ces grandes avenues marchandes qui poussent le promeneur à la consommation. La nature des bâtiments, avec un jeu sur plusieurs niveaux, créé des interstices et des espaces préservés, qui se dévoilent progressivement au fil de la déambulation.

A titre d’exemple, le M50 a accueilli à deux reprises en 2018 puis en 2019 la Shanghai Art Book Fair, un événement qui invite des artistes internationaux à exposer livres, carnets, et produits dérivés de leurs œuvres dans un cadre convivial et festif. Les espaces du M50 ont ainsi été occupées par des dizaines d’artistes venus installer leurs stands, et les visiteurs qui viennent découvrir, et interagir avec eux. Si l’organisation de tels événements marque l’aboutissement de l’institutionnalisation du lieu, cela permet aussi de valoriser la multiplicité d’usages du site, en valorisant le réemploi du bâti et son intégration aux nouvelles exigences de la métropole globale.

Conclusion

Le patrimoine industriel et les potentialités fonctionelles qu’il représente, s’inscrit actuellement dans un double dynamique. D’une part, il est une porte ouverte à la réflexion sur l’espace public, multifonctionnel, et sur le réemploi et la durabilité des lieux et des équipements dans la ville. D’autre part, il peut encore être intégré à des logiques privées marchandes et lucratives, via des grands projets de renouvellement qui se servent de cette esthétique attractive pour apporter de la visibilité et de la compétitivité à la ville. De manière générale, cette spontanéité d’occupation des lieux est plus contrôlée en Chine, et plus vite encadrée par les acteurs institutionnels, qu’ils soient publics ou privés. C’est ce qui explique que le M50 et la 798 Art Zone ont une histoire relativement singulière par rapport au contexte global chinois.

La plupart des projets actuels participent en effet d’une volonté des pouvoirs publics d’affirmer l’avènement d’une société post-industrielle tournée vers les loisirs, la consommation et l’économie créative, dans une logique de pragmatisme économique et de compétitivité internationale. La fulgurante industrialisation des villes chinoises au XXe siècle, poursuivie à partir des années 1980 par ces mutations économiques tout aussi rapides marquent aujourd’hui encore le paysage urbain chinois. La reconquête des bâtiments industriels en zones de services, en zones touristiques et commerciales attractives, possède donc un symbolisme fort, au détriment, parfois, de l’innovation et de l’expérimentation des usages habitants.

Références :

[1] Roux H., 2019, Politique et patrimoine en Chine : le patrimoine du XXe siècle à Shanghai, le cas du M50, mémoire de Master 2, Université Lumière Lyon 2 et Ecole Urbaine de Lyon, sous la direction de Michel Lussault. Ce travail a bénéficié d’une aide de l’État gérée par l’Agence Nationale de la Recherche au titre du programme d’Investissements d’avenir portant la référence ANR-17-CONV-0004.

[2] TAN Lély, « Comment les espaces créatifs bousculent les modes d’action de l’état local : le cas de deux structures culturelles à Shanghai, M50 et Tianzifang », L’information Géographique, Armand Colin, vol. 80, mars 2016, p. 40 à 54.

[3]MCCARTHY John, WANG Yan, “ Culture, creativity and commerce: trajectories and tensions in the case of Beijing’s 798 Art Zone “, International Planning Studies, 2016, 21:1, 1–15

[4]CURRIER Jennifer, “Art and Power in the New China : An Exploration of Beijing’s 798 District and Its Implications for Contemporary Urbanism”, The Town Planning Review, Vol. 79, №2/3, Planning the Chinese City (2008), p.237–26

[5] XIONG Puyu, New Opportunities from Old Foundations : 798 Art Zone, a Case of Industrial Heritage Tourism, thesis in Geography, — Tourism Policy and Planning, at the University of Waterloo, Ontario, Canada, 2009, © PuyuXiong2009, 133 pages.

[6] GU Xin: “The Art of Re-Industrialisation in Shanghai”, Culture Unbound, Volume 4, 2012: 193– 211. Hosted by Linköping University Electronic Press: http://www.cultureunbound.ep.liu.se

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.