La pensée politique de l’écologie à l’épreuve du nucléaire. Entretien avec Bruno Villalba, politologue.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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10 min readApr 18, 2023

Les instances internationales des géologues ont statué: le début de l’Anthropocène commence avec la bombe atomique. Ce fait fondamental est à la fois géologique et politique. Il est d’ailleurs au centre des préoccupations de penseurs hétérodoxes de l’écologie, tel Günther Anders. D’autres négligent la bombe et privilégient des utopies écologistes de petite échelle qui ne tiennent pas compte de la nécessaire gestion des armes et des centrales nucléaires. Dans l’entretien ci-dessous, Bruno Villalba, professeur de sciences politiques à AgroParisTech nous décrit les enjeux d’une prise en compte des technologies nucléaires pour une pensée de l’écologie mature et ancrée dans la réalité contemporaine, celle de l’Anthropocène.

Champignons atomiques sur Hiroshima et Nagasaki — Wikipedia

Alexandre Rigal. Dans votre article “À propos de quelques angles morts de la théorie politique environnementale” vous discutez de manière critique la pensée politique de l’écologie. Pour ce faire, vous mobilisez la philosophie de Günther Anders. Vous rappelez combien Anders est un penseur singulier parce qu’il prend au sérieux la rupture radicale provoquée par l’existence des bombes atomiques depuis la deuxième Guerre mondiale. En quoi la bombe atomique est le marqueur d’une nouvelle ère historique ?

Bruno Villalba. Par la répétition de l’usage de la puissance nucléaire. C’est cette répétition qui témoigne de l’incapacité de la morale philosophique traditionnelle à prendre la mesure de l’ampleur de la destruction et qui signe aussi son impossibilité d’empêcher la reproduction de l’acte. Nous aurions dû, estime Anders, être saisi d’effroi par ce que nous avons créé et utilisé à Hiroshima : une arme capable de détruire en une fraction de seconde plusieurs dizaines de milliers de personnes désarmées. Nous aurions dû alors réaliser la puissance de destruction que la rationalité moderne avait engendrée : l’alliance de la recherche scientifique, de l’administration démocratique, de l’armée et des secteurs industriels avait permis cela, et sans que la morale puisse empêcher la création, la production et la double utilisation de la bombe atomique (Hiroshima puis Nagasaki). Cette irruption d’une puissance capable de détruire la totalité d’une ville signe l’entrée dans une nouvelle époque de l’humanité : celle de la fin des temps, c’est-à-dire une période où nous sommes désormais capables de détruire non plus une seule ville, mais la totalité de l’humanité — un globocide selon son terme. Cette nouvelle ère est née de la production industrielle de la destruction atomique et notre incapacité à prendre la mesure de cette puissance mortifère. Et Anders va étendre son analyse au nucléaire civile : la répétition des catastrophes n’a en rien empêché l’extension de cette industrie mortifère : après Three Mile Island, nous avons eu Tchernobyl, puis Fukushima(1).

AR. En prenant au sérieux la rupture radicale occasionnée par l’invention et l’usage des bombes atomiques, vous montrez qu’Anders soumet la pensée politique de l’écologie à une mise à l’épreuve décapante — ce qui serait vrai pour d’autres courants de pensée d’ailleurs — . En quoi cette épreuve consiste-t-elle et pourquoi l’avez-vous jugée nécessaire dans votre article ?

BV. Parce qu’elle nous oblige à nous confronter non pas à l’hypothèse de la destruction (le fameux « si » des propositions politiques : « si nous ne faisons rien, alors… ») mais à l’obligation de se confronter aux conséquences de ce qui existe (la multiplication des armes atomiques) et de ce qui a déjà été utilisé (double explosion d’Hiroshima et Nagasaki, double explosion des centrales de Tchernobyl et Fukushima) et que nous n’avons pas pu empêcher (d’abord la répétition de l’explosion, puis l’extension de la puissance de destruction des bombes et la multiplication des armes). Cette confrontation aux conséquences est centrale chez Anders : on sort de la réflexion hypothétique (comme l’absurde pensée de la dissuasion : « si l’autre utilise la bombe alors nous le détruirons aussi ») pour assumer les conséquences réelles de l’existence de la bombe : elle a déjà été utilisée, reste à savoir quand elle sera à nouveau utilisée.

Monument aux liquidateurs de Tchernobyl — Wikipedia

AR. L’idée que le local et la petite taille sont les échelles idéales pour agir écologiquement irrigue nombre de pensées politiques de l’écologie. Mais si l’on part de la bombe atomique, une menace globale et qui ne fait pas de différence entre les groupes et leurs frontières, le local semble une échelle peu pertinente. Pouvez-vous expliquer ce paradoxe, voire envisager des pistes pour le résoudre ?

BV. On peut continuer à s’imaginer suffisamment autonome pour construire des alternatives locales, mais cet imaginaire, s’il est nécessaire pour combattre les dérives du productivisme et du consumérisme généralisé, doit pourtant coexister avec la menace atomique. Dans un autre texte (2), je tente de montrer combien la permanence, l’accroissement, la démesure de menaces globales (comme la bombe) s’effacent trop souvent devant l’utopie de la promotion d’expérimentations locales. J’aime bien prendre l’exemple de séries dystopiques, comme The Walking Dead. On y voit certaines communautés locales s’organiser, tenter de maintenir une forme de civilisation. Mais ce qui est curieux dans ces récits, c’est l’absence des centrales nucléaires, des armes atomiques, des centres d’enfouissement des déchets… Pendant que l’on combat les zombies, qui s’occupe de ces menaces nucléaires ? Combien de temps tiendra une centrale nucléaire sans l’organisation extrêmement complexe, nécessitant des savoirs complexes, une sécurisation permanente du site, etc. ? On pourra rétorquer qu’il s’agit là d’un simple récit. Mais on retrouve cette trame narrative dans de nombreux récits de transition (comme celui d’Anna Tsing et son récit tellement positifs sur « la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme » [3]). On peut continuer à imaginer des alternatives dès lors qu’on réduit considérablement les enjeux auxquels ces expérimentations devront prioritairement faire face : car dès qu’on prend en considération ces « ruines irréversibles », l’échelle de l’engagement change, les priorités se reformulent… En effet, ces ruines se caractérisent par leur menace permanente, par leur hétéronomie de nuisance, par leur inertie immuable. Elles ne proviennent pas d’une destruction ponctuelle (telle ou telle forêt), d’une lente érosion de l’histoire (les ruines des anciens empires), mais d’une irruption soudaine d’une puissance technique déchaînée. Il ne s’agit plus de ruines “historiques”, figées dans le passé qui les a créés, liées à une explication des rapports de forces économiques, mais de ruines qui risquent de perturber perpétuellement nos possibilités même de construire d’autres expériences de vie (où tout en moins de limiter nos choix). C’est cela que montre Anders : on ne peut faire abstraction de la démesure de la puissance de destruction des bombes, qui conditionne tout le reste des activités politiques.

AR. Vous montrez également dans votre article que la recherche d’horizontalité dans les rapports de pouvoir ne tient guère compte et a peu d’effets sur la nécessité de gérer des organisations et des techniques telles que les centrales nucléaires. Pouvez-vous développer ce point ?

BV. Précisons alors ce que j’ai tenté d’indiquer à la question précédente. Ce que pose l’existence des infrastructures civiles et militaires, c’est l’obligation de gestion sur un temps infini, afin que nous puissions différer la réalisation de la prochaine explosion atomique, qu’elle soit militaire ou civile. Nos choix passés — qui ont été fait, selon Anders, sans que nous en mesurions les conséquences — nous imposent l’obligation première de gérer l’existence de la menace (empêcher l’explosion) et sa perpétuation (empêcher l’explosion demain si nous voulons avoir l’espoir qu’il y ait un après-demain). Et ainsi de suite, jusqu’à ce qu’un jour nous puissions mettre fin à la menace, grâce à la transformation de notre morale (l’ajuster à ce que nous avons créé et à ses effets). Nous sommes donc condamnés par l’inconséquence des experts nucléaires, des scientifiques, des militaires et des gouvernants (et non pas le peuple, qui n’a jamais été consulté sur ces sujets !) à devoir gérer dans le temps (pour des milliers d’années…) les menaces nucléaires ! Nous allons donc devoir consacrer des sommes folles à gérer ces déchets, surveiller les centrales et les bombes, financer la recherche pour espérer trouver des solutions, engouffrer encore de l’argent pour assurer la sécurisation des sites nucléaires (contre les terroristes, les effets du climat, les invasions — on songe à l’Ukraine…) ce qui nécessitera de plus en plus de forces de sécurité et de moins en moins de démocratie. Sans oublier encore, la nécessité de continuer à former des spécialistes pendant des générations et des générations ! On peut facilement décider d’abandonner la mine, la sidérurgie, et même la production des bagnoles : mais jamais — c’est toute l’importance de l’apport d’Anders de nous confronter à cette contrainte temporelle — , jamais, donc, nous ne pourrons faire face à notre responsabilité de gérer les menaces nucléaires dans la durée. Si nous n’assumons pas cette responsabilité, les conséquences seront sans mesure…

Emblème non-officiel du projet Manhattan — Wikipedia

AR. Alors qu’on entend régulièrement des appels à de nouveaux récits pour envisager des lendemains (écologiques) qui chantent, Anders fait preuve d’un réalisme froid : pour lui nous possédons déjà une nouvelle manière de nous représenter le temps. Nous sommes l’époque inaugurée par l’usage des bombes atomiques qui risque sans cesse de prendre fin dans une apocalypse nucléaire. Pouvez-vous nous expliquer ce point plus en détails ?

BV. Son réalisme est en fait une approche rigoureuse, que je qualifie de pessimisme méthodologique. On part avant tout du constat logique des contraintes auxquelles nous devons faire face, car elles existent objectivement et leurs effets s’imposent à nous. Nous n’avons pas le choix de faire face aux effets du dérèglement climatique, nous devons faire face à la disparition du vivant, à l’existence de la menace nucléaire sous toutes ses formes. Plutôt que de s’inventer des réponses illusoires (les récits utopiques comme substitut à la réalité) qui nous détournent des priorités d’action, ou qui participent à la minimisation de la représentation de la menace, acceptons de mesurer la présence et l’ampleur de ces menaces. Ce n’est pas une pensée du désespoir, c’est-à-dire une forme de renoncement à agir. Au contraire, ce pessimisme méthodologique permet d’interroger en profondeur nos manières de se confronter à la réalité, d’y faire face et d’agir en tenant compte des priorités (répondre aux menaces mortifères avant que de s’illusionner dans le champ des sirènes de la croissance verte ou de la décroissance localisée). Anders pose les bases d’une réponse politique, car son interpellation nous oblige à produire une contre-argumentation politique à la hauteur des menaces existantes ; y faire face pour en diminuer l’intensité et ainsi pouvoir inventer « une morale politique à l’âge de la morale atomique ». C’est pour cela qu’il produit une « raison négative », qui n’est pas une négation de la raison, mais une raison qui part de la part sombre qui s’impose à nous : la « raison négativement systématique que les menaces et les dangers qui font l’objet de [ses] investigations spécifiques sont des parties et des variantes d’un seul et même effondrement » (4).

AR. A la lecture de vos réponses, on se rend compte du travail à accomplir pour les penseurs politiques de l’écologie. Quelles perspectives s’ouvrent à partir d’Anders ou bien à rebours de certaines de ces thèses, pour penser l’écologie à la hauteur de l’ère atomique et du changement global ?

BV. Vaste question ! Quelques orientations, sans réelle priorité. Il est important d’insister sur la complémentarité des propositions politiques. Le discours d’Anders est très en surplomb, même s’il s’appuie sur la réalité matérielle des menaces atomiques. Il y a d’autres discours plus ancrés sur les expérimentations de transition écologiques. Ces utopies alternatives sont importantes pour constituer des points d’ancrage de la transformation écologique. Elles s’appuient notamment sur la modification des identités individuelles (dépasser le culte de la performance, renoncer à la compétitivité, s’émanciper du consumérisme…) et l’importance de développer des nouvelles formes d’entraide (la coopération, le convivialisme…). Et puis il y a la dimension institutionnelle qu’il importe de prendre en compte. Celle-ci concerne avant tout la formulation de contraintes collectives qui permettront d’atténuer les effets des crises écologiques. C’est à la coordination de ces trois dimensions que devrait répondre un projet d’écologie politique. Pour cela, cette écologie doit à la fois retrouver le sens de la critique fondamentale de ses origines (contre le productivisme, le consumérisme… pour la préservation du vivant… son sens de l’utopie transgressive…), étoffer ses propositions politiques institutionnelles (rôle de l’État et de la science par exemple) et accepter d’assumer de prendre des décisions difficiles, mais qui pourront malgré tout atténuer la puissance des effets des menaces. Car, et c’est là aussi une proposition phare d’Anders, le temps presse avant la prochaine catastrophe.

Notes de bas de page

(1) Villalba B., Günther Anders, Dix thèses sur Tchernobyl, Paris, PUF, Hors Collection, 2022.

(2) Villalba B., « Gérer les ruines irréversibles. Limites institutionnelles de la collapsologie », Écologie et Politique, n°64, 2022, p. 37–55.

(3) Tsing Lowenhaupt A., Le champignon de la fin du monde : sur la possibilité de vivre dans les ruines du capitalisme, La Découverte, 2017

(4) Anders G., Vue de la Lune. Réflexions sur les vols spatiaux, éd. Héros-Limite, 2022, p. 25 (nous soulignons). L’effondrement en question est celui résultant de l’utilisation des armes de destructions massives (nucléaires, biologiques et chimiques).

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.