“La production de matériaux utiles pourrait devenir une condition pour justifier et autoriser un grand projet d’aménagement.”

Par Laëtitia Mongeard, post-doctorante à l’Ecole urbaine de Lyon

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
8 min readMar 11, 2021

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“La ville souterraine”, Jérôme Dupré la Tour et Julien Cuny (2021)

Grand Paris Express, future liaison ferroviaire Lyon-Turin ou encore prolongement ou création de lignes de métro dans les métropoles : autant de grands chantiers de tunnel engagés pour de nombreuses années. Si ces travaux sont en grande partie invisibles parce que souterrains, leur ampleur a pour conséquence la production de millions de tonnes de déblais.

« Un volume à remplir 9000 piscines olympiques. Un poids équivalent à 4500 tours Eiffel. La Société du Grand Paris (SGP), maître d’ouvrage du Grand Paris Express (GPE), sait dégainer les symboles pour quantifier les terres excavées pour les besoins du futur supermétro.

D’ici à la fin du projet, près 45 millions de tonnes de déblais seront produites pour ériger les tunnels, gares et autres ouvrages annexes. » Le Parisien, 25 octobre 2019

Ces quantités de matériaux représentent une part très importante des métabolismes territoriaux — entendus comme l’ensemble des flux d’énergie et de matières dus au fonctionnement des sociétés humaines à l’échelle d’un territoire. Par ailleurs, leur circulation présente de nombreux impacts environnementaux tels que la consommation d’espaces pour leur stockage, le risque de pollution lié à leurs caractéristiques physico-chimiques ou encore les émissions de gaz à effets de serre imputés à leur transport. Autant de caractéristiques qui en font un objet privilégié pour la recherche, et plus particulièrement en géographie,dans le souci d’analyser les liens entre société et aménagement.

Faire avec les déchets d’aménagement

La réglementation européenne et française s’est saisie du sujet des déblais depuis le début des années 2000, et ce en imposant et en précisant peu à peu l’obligation de gestion des « déchets de chantiers » dans un objectif aujourd’hui formulé d’économie circulaire. L’objectif de ces réglementations est de maîtriser les risques environnementaux inhérents à leurs circulations, notamment la mise en dépôt sauvage. Le statut de déchet est assorti d’obligations en termes de traçabilité, de traitement et d’exutoires autorisés à accueillir les matériaux. Les déchets dangereux doivent être pris en charge par des centres de traitement ou de stockage spécifiques ; les déchets non inertes et inertes non dangereux doivent être envoyés vers des filières de valorisation ou en centres de stockage également adaptés à leur nature physico-chimique.

Les injonctions réglementaires portent notamment sur des pratiques de réemploi, recyclage et autres valorisations, à hauteur de 70 % selon les objectifs fixés par Directive-Cadre n° 2008/98/CE du 19/11/08 relative aux déchets. En 2019, la région Auvergne-Rhône-Alpes affichait ainsi un taux de performance de 88 % (taux de matériaux valorisables effectivement valorisés). Mais derrière ce taux de valorisation très élevé se trouve en fait principalement une utilisation des déchets inertes en remblaiement de carrière, soit une réutilisation à faible valeur en termes d’économie circulaire : les matériaux sont simplement mis en place dans le vide laissé par l’extraction, ils ne se substituent pas à des matériaux naturels dans un processus constructif.

Bien que cet usage participe à la remise en état des sites, à leur renaturation, il met exergue la limite de la circularité et avec elle celle du terme « déchet » qui renvoie à une conception linéaire des processus d’aménagement. Ces derniers passent par de grands projets dont la réalisation produit de façon accessoire des excreta, comme le processus industriel produit des rebuts, qu’il convient ensuite de gérer. Conscients de l’impact des activités humaines sur l’environnement, cette conception end of pipe (fin de processus) est-elle encore adaptée aux enjeux du changement global ?

Aménagement paysager avec les matériaux du tunnel de base du Mont Cenis (2019)

De l’utilité du statut de déchet pour encadrer les pratiques

Les professionnels du bâtiment évoquent fréquemment les limites du statut de déchet, qui contraint la manière dont les matériaux peuvent être réutilisés et en donne une image négative. Pourtant, ce statut n’a pas vocation à amoindrir la valeur intrinsèque des matériaux, mais seulement à encadrer leur gestion notamment par l’obligation de traçabilité. Le statut de déchet ne s’oppose pas aux pratiques, déjà anciennes, d’entreprises soucieuses d’intégrer la gestion des matériaux à la création de valeur de l’opération. Le démolisseur du XIXe siècle n’était autre que le maçon du chantier à venir qui récupérait des matériaux à utiliser ; le démolisseur du XXIe siècle met bien souvent en œuvre des pratiques de déconstruction permettant de trier les déchets, de ne payer le prix fort de la mise en stockage que pour les fractions non valorisables et de réutiliser voire de vendre les matériaux de bonne qualité.

Ainsi, sur tout chantier, de nombreuses logiques sont à l’œuvre pour créer la valeur des matériaux, de la façon de mener les opérations au choix des exutoires pour les déchets. L’évolution de la loi conduit les professionnels à prendre en compte la valeur des matières des chantiers dans leurs pratiques, et ce très en amont du chantier. La loi du 10 février 2020 relative à la lutte contre le gaspillage et à l’économie circulaire présente en ce sens une évolution importante en transformant les « diagnostics déchets » préalables aux chantiers de démolition et réhabilitation — mis en œuvre depuis 2012 — en « diagnostics produits, matériaux et déchets ». Derrière l’évolution sémantique apparaît la volonté d’appréhender les matières de chantier comme des ressources.

Réduire encore les impacts de chantier en prenant en compte les déchets plus en amont ?

Cette évolution réglementaire peut-elle conduire à une réduction significative des impacts de chantier ? Il est possible de mener la réflexion en considérant le cas exceptionnel des chantiers de grands projets d’aménagement et parmi eux les chantiers de tunnels.

Réalisé à partir d’un ensemble de données publiques

L’ampleur de ces projets va en effet de pair avec de très grandes quantités de matériaux mis en circulation et bien souvent sur un temps long, allant de plusieurs mois à plusieurs années. Le seul prolongement de deux stations du métro B lyonnais engendre un creusement au tunnelier d’un an ; les travaux du Grand Paris Express sont engagés pour une décennie. Rapportées à une moyenne annuelle, les quantités produites par les seuls projets considérés ici représentent 5 à 6 % de la production annuelle de déchets du BTP (année de référence au niveau national en 2012).

Les quantités de matériaux excavés en jeu imposent une gestion des déchets pensée très en amont et spécifique, et demandent la mise en œuvre de dispositifs exceptionnels. Gérer des millions de tonnes excavées à une cadence régulière et intense impose l’évacuation des matériaux du site du chantier ; cela peut supposer l’installation d’un convoyeur sur le chantier puis une évacuation par voie ferroviaire ou par voie routière, avec à chaque fois de nombreuses mesures spécifiques.

Contrairement aux matériaux produits par les chantiers de démolition ou de terrassement en milieu urbain, les matériaux excavés en travaux souterrains sont des matériaux géologiques, parfois équivalents à des matériaux volontairement prélevés dans le cadre d’une exploitation de carrière ou minière. Ils sont par ailleurs peu pollués anthropiquement car extraits en profondeur. Ils relèvent toutefois de géologies variées, possiblement complexes ou encore peu connues : quand l’extraction en carrière est réalisée dans un espace choisi pour la qualité et l’homogénéité des matériaux, le chantier de tunnel est délimité par l’implantation voulue du projet et doit faire avec les géologies rencontrées.

Pour cela et parce qu’ils sont excavés dans le contexte d’un chantier d’aménagement, les matériaux, bien que géologiques et naturels, vont flirter avec le statut de déchet selon les possibilités de réemploi sur site, et une partie du chantier sera consacrée à la création ou préservation de leur valeur d’usage. Cette valeur dépend du tri réalisé parmi les géologies excavées et du traitement fait de ces matériaux également impactés par les techniques de creusement mises en œuvre (présence d’explosifs lors d’un creusement en méthode conventionnelle, de boues ou d’adjuvants lors d’un recours à un tunnelier à confinement). Des matériaux calcaires peuvent avoir un potentiel d’usages important à condition que soient mis de côté les matériaux impropres tels que ceux contenant un fort taux de sulfates. Inversement, des matériaux molassiques présentent a priori un faible potentiel de valorisation.

Le contexte réglementaire évoqué en faveur de la prévention et de la valorisation des déchets conduit à ce que la gestion des matériaux d’excavation — de fait presque toujours dans le cadre de grands projets — soit de plus en plus appréhendée très en amont. À l’étape même des reconnaissances de terrain, dont l’objectif est de positionner le tunnel et de concevoir les modalités techniques du creusement, des tests sont réalisés sur les matériaux prélevés pour chercher à les caractériser et commencer à prévoir les usages qui en seraient possibles et les traitements (tri, lavage, concassage) qui s’imposeraient.

La procédure d’évaluation environnementale imposée par la réglementation européenne renforce encore cette tendance : les impacts environnementaux du projet, évalués dans l’étude d’impacts, doivent être évités, à défaut réduits, enfin compensés, afin que le projet reçoive un avis favorable de l’autorité environnementale et puisse être autorisé. Les réponses de l’autorité environnementale formulées pour les grands projets récents donnent à voir l’intérêt porté à la gestion des déchets, notamment en matière de transport (incitation à privilégier les transports alternatifs au routier).

Ces dispositions n’ont pas tant vocation à empêcher les impacts qu’à permettre la réalisation des projets avec des conséquences environnementales moindres. En termes d’usage, une partie des matériaux excavés sont réemployés sur le chantier ou évacués pour être utilisés en terrassement ou comme granulats à bétons. Or, comme évoqué, la principale valorisation mise en œuvre à l’heure actuelle est l’utilisation des déchets inertes en remblaiement de carrières. Si l’utilité de cet usage ne doit pas être mise en cause, il met en évidence que la « boucle » annoncée par l’économie circulaire reste limitée, bien éloignée d’une substitution aux matériaux naturels

Les moyens d’aller plus loin afin de réduire le coût environnemental des projets apparaissent comme limités. Des pistes régulièrement abordées sont le développement de nouveaux usages des matériaux de déchets, par le biais de démarches d’innovation, mais peut-on encore aller vraiment plus loin ? Une cause probable de cette limite à la « vertu» attendue des projets est que la construction urbaine est encore complètement appréhendée selon une conception linéaire.

Le chantier comme mine urbaine ?

Le contexte anthropocène conduit pourtant à réinterroger les modalités opérationnelles de l’urbanisation : comment aménage-t-on ? Comment construit-on ? La raréfaction des ressources comme le réchauffement climatique obligeront, à relativement court terme, pour aménager et construire encore, de considérer avec une attention plus grande encore l’espace-temps du chantier par ce qu’il porte de bouleversements écologiques et sociaux. On peut émettre l’hypothèse de la nécessité d’un changement de paradigme pour aménager l’espace urbain anthropocène car une perspective pourra être d’appréhender les projets par les matériaux qu’ils produisent non plus en tant que déchets mais en tant que ressources. Le chantier prendrait alors valeur de « mine urbaine » : la mise en circulation de matériaux qu’il implique pourrait être une opportunité dont on se saisit pour obtenir des matières premières secondaires. En poursuivant ce raisonnement, la production de matériaux utiles pourrait devenir une condition pour justifier et autoriser un grand projet d’aménagement.

Pour aller plus loin :

Laëtitia Mongeard, « De la réglementation aux relations d’affaires, actions et instruments de publicisation de la gestion des gravats », Géocarrefour [En ligne], 95/1 | 2021, mis en ligne le 23 février 2021, consulté le 11 mars 2021. URL : http://journals.openedition.org/geocarrefour/16463

ibid, « De la démolition à la production de graves recyclées : analyse des logiques de proximité d’une filière dans l’agglomération lyonnaise », Flux, 2017/2 (N° 108), p. 64–79. URL : https://www.cairn.info/revue-flux-2017-2-page-64.htm

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.