“La restauration écologique des zones humides urbaines et périurbaines pourrait être le déclencheur d’un renversement de la logique expansive de l’urbanité”

Par Adrian Torres-Astaburuaga, chercheur post-doctoral à l’Ecole urbaine de Lyon.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
10 min readMar 18, 2021

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© Grand parc Miribel Jonage

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La Journée internationale des zones humides a été célébrée le 2 février 2021. Le 22 mars, c’est la Journée mondiale de l’eau qui sera fêtée.

La préservation de l’environnement aquatique, tant quantitativement que qualitativement, est cruciale pour la survie de nos sociétés. Dans cette perspective, la valeur stratégique des zones humides en contextes naturels, tels que la Camargue en France ou le parc national de la Doñana en Espagne, est aujourd’hui indéniable.

Mais qu’en est-il des zones humides en milieu urbain? Et quelles sont les perspectives d’avenir pour la gestion de ces milieux hybrides, entre espaces naturels et urbanisés ?

Pour envisager ce questionnement, il est possible d’examiner deux exemples de zones humides urbaines : le parc Miribel-Jonage à Lyon et le parc de l’Albufera à Valencia en Espagne. Ces deux sites ont été menacés de disparition au XXe siècle. Leur protection juridique progressive témoigne de l’évolution des politiques publiques au sujet de ces milieux hybrides, d’une anthropisation extractive qui débute au XIXe siècle jusqu’à une tentative de réparation écosystémique de nos jours.

Un bref historique…

Dans le cas français de Miribel-Jonage, le Rhône en amont de Lyon est resté jusqu’au milieu du XIXe siècle un fleuve sauvage aux fluctuations de débit importantes, tressé de nombreuses îles fluviales instables (1). L’emplacement de plusieurs centres urbains, comme celui de Thil, témoigne de l’adaptation aux caprices des crues du Rhône (2).

La construction des canaux Miribel et de Jonage à partir des années 1850, en vue de maîtriser le fleuve, créé de fait une une île fluviale anthropique. Cette île est le résultat de l’extraction de matériaux granulaires, tant pour la construction de canaux que pour la création de lagunes.

A partir des années 1960, des logiques de développement immobilier associées aux loisirs et au tourisme prospèrent sur l’île, avec la création de nombreux aménagements comme une piste cyclable ou un golf (3). Des activités agricoles et extractives continuent néanmoins à se maintenir.

C’est à partir de la déclaration de l’île comme “zone inaltérable” en 1992 que l’axe d’action en terme de gestion environnementale est réorienté vers une gestion en partenariat (4) visant à la restauration écologique (5). Des activités de recherche scientifique et de dissémination de connaissances sont menées (6). Le grand parc de Miribel-Jonage devient par ailleurs un haut lieu de visite avec plusieurs millions de visiteurs par an

Le Parc joue en outre aujourd’hui un rôle essentiel pour l’agglomération de Lyon. En plus de ses fonctions de contrôle des inondations (7), d’équilibre phréatique, et de protection de la biodiversité (8), il assure en effet l’approvisionnement en eau potable (9) de la métropole.

L’Albufera (10) est quant à elle une zone humide située en dessous de la ville de Valencia, à l’est de la péninsule ibérique, entre les embouchures des fleuves Turia et Jucar.

Un lac salé a été créé de manière non volontaire par fermeture d’un golfe, et ce grâce aux apports alluviaux et maritimes (12) qui ont constitué un cordon dunaire face à la mer des Baléares. D’abord dédié à la pêche (11), à partir du XVe siècle, les cultures irriguées (13) gagnent en importance (14) : un drainage et une mise en terrasse de parcelles de terre pour la culture du riz sont effectués. L’eau douce, provenant des sources phréatiques ainsi que des apports des canaux d’irrigation, contribuent à la désalinisation progressive du lac (15), condition essentielle pour les cultures côtières.

Le parc naturel de l’Albufera © NASA

Puis comme dans le cas de Miribel-Jonage, à partir des années 1960, l’urbanisation, l’industrie et le tourisme, en forte expansion, menacent de dégradation l’Albufera (16).

La protection de la zone humide en 1986, réclamée par les mouvements sociaux (17) de la démocratie naissante espagnole, suite à la mort de Franco, met fin à l’expansion de l’urbanisation, en déclarant l’enclave de l’Albufera parc naturel et en lui attribuant son propre organe de gestion (18).

Jeu de miroirs

Si nous analysons les deux zones humides urbaines plus en détails et de manière comparative, le jeu de miroirs qui en résulte peut être intéressant en raison des résonances et des dissonances entre les deux projets.

  1. Le premier facteur à noter est la position de la zone humide par rapport à la ville et au bassin versant. Dans le cas de Miribel-Jonage, on trouve un flux intense en amont du Rhône, à proximité du système alpin, ainsi qu’en amont de l’agglomération urbaine. Dans le cas de l’Albufera, la lagune est située sur la côte, à l’embouchure du fleuve Turia et en aval de Valencia. Ce facteur amont/aval, ou barrage/déversoir, détermine de manière intrinsèque la qualité de l’eau. L’eutrophisation est toujours un risque à Lyon en raison de l’urbanisation en amont du parc, et des activités agrochimiques, mais c’est malheureusement une réalité concrète à Valencia. L’absence de séparation réelle des réseaux d’égouts, de pluie et d’irrigation, liée à l’expansion urbaine et à l’agrochimie, ont introduit des produits toxiques (19) ainsi qu’un excès de matière organique dans l’eau. Cet excès de polluants a provoqué le dépassement de la capacité d’autoépuration du lac (20), altérant son équilibre biologique (21) et provoquant des épisodes répétés de mortalité des espèces.
  2. En ce qui concerne les aspects sociologiques et opérationnels, dans les deux cas, la multiplicité des acteurs en interaction, avec des intérêts parfois divergente, est évidente. Le caractère multifonctionnel des deux parcs soulève ainsi des questions similaires : la protection de la nature implique-t-elle de limiter l’accès à l’espace sauvage ? Pouvoir profiter de ces espaces d’accès public à la nature semble toutefois être un droit incontestable. Des tactiques de zonage ou de pots de miel ont été ainsi expérimentées, permettant l’accès à certains endroits tout en minimisant en théorie l’impact de l’homme.
  3. Si l’on parle d’un fleuve ou d’un bassin versant comme d’une unité de gestion ayant sa propre entité, il est clair que ces zones humides, ces parcs urbains-naturels d’échelle intermédiaire, nécessitent encore un approfondissement de leur statut juridique, écologique, opératif, social, contractuel, etc…, renforçant ainsi leur propre identité et leur capacité de gestion. Avec la difficulté d’agir à l’échelle de décision pertinente. Miribel-Jonage est en amont de Lyon, mais en aval de Genève. Les villes se succèdent, l’amont conserve sa salubrité, mais, l’aval ? Et la mer ? C’est certainement à ce type de questions que devrait répondre un hypothétique « Parlement du Rhône » (22).
  4. En tout état de cause, tant dans le cas de Lyon que dans celui de Valencia, la réorientation des politiques de gestion vers la réparation écologique est claire. À l’Albufera, l’accès au parc a été rationalisé, le couloir dunaire a été reconstitué et un programme a été lancé pour récupérer et valoriser l’écosystème lui-même. La renaturation du canal de Miribel ou la récupération de la lône de Jonage témoignent également de cette volonté. Plus précisément, la récupération de ce lône (23), un cours perdu de l’ancien fleuve, a été possible grâce à sa réalimentation en eau par le canal de Jonage. Un écosystème associé a été recréé en fournissant une réinfiltration à l’ancien lit. Cet exemple est peut-être un premier pas vers la recomposition de la mémoire de l’eau de ce cours sinueux. L’interconnexion et la récupération d’un plus grand nombre de lônes contribueront sans aucun doute à la réparation du parc inondable.
  5. Cependant, il convient de se demander comment rapprocher la géo-ingénierie utilisée pour l’intervention, à la logique écosystémique, qui est elle plus sensible de la bio-ingénierie. Dans l’expérience de récupération du lône de Jonage, il est en effet dommage que la revitalisation de la branche sèche nécessite un pompage par impulsion d’eau pour combler la différence de hauteur résultant de l’enfoncement de la nappe phréatique.
  6. Dans ces deux études de cas, les décisions prises tout au long de leur histoire ont laissé une trace sur le territoire, qui a parfois un caractère d’irréversibilité. Par exemple, nous pouvons nous demander quel est le rapport coût/bénéfice de la canalisation du Rhône en amont de Lyon par la construction des canaux de Miribel et de Jonage au XIXe siècle. A Valencia, l’expansion disproportionnée du port industriel a fait disparaître l’embouchure du Turia. L’extension de ses digues sur des kilomètres en mer a généré un bouleversement des logiques maritimes et sédimentaires en provoquant l’accumulation de sable au nord et la rétraction au sud. Autant de menaces pour l’intégrité du cordon dunaire qui protège le parc naturel de l’Albufera.
  7. La question de réversibilité/irréversibilité urbaines est particulièrement pertinente lorsqu’elle est appliquée aux questions systémiques de la vie urbaine. Par exemple, la non-séparation effective des eaux usées, d’irrigation et de ruissellement est la trace d’un système dont l’équilibre a été rompu par l’introduction plus tardive de rejets domestiques, industriels et agricoles toxiques. L’incapacité d’une réaliser véritable purification nous oblige à réfléchir à la nécessité d’inverser ces logiques qui peuvent être autodestructrices. L’urbanité comprise comme faisant partie d’un hydrosystème, attentif au biotope, implique non seulement de cesser de déverser ces éléments nocifs dans nos cours d’eau, mais aussi d’essayer de nettoyer ces derniers. Peut-être le temps où les grandes infrastructures et de la croissance illimitée s’imposaient à la géographie à la poursuite d’une certaine idée de progrès est-il révolu. Peut-être la modernité et l’avant-garde urbaine viennent-elles désormais d’une conception de la ville-territoire, de la ville-paysage, de la ville-vallée, qui fait partie d’un bassin versant et d’une matrice biophysique.
  8. La restauration écologique des zones humides urbaines et périurbaines pourrait être le déclencheur d’un renversement de la logique expansive de l’urbanité, en essayant d’évoluer vers une planification organique, adaptative et métabolique. La notion de parc naturel urbain, comme dans le cas de Miribel ou de l’Albufera, peut donc, à mon avis, être inversée dans son interprétation. Il ne s’agit peut-être plus de rapprocher l’urbanité de la nature, mais au contraire d’introduire les valeurs du sauvage dans nos contextes urbains.
Plan de palimpseste urbain du Centre-ville de Valencia © Adrián Torres Astaburuaga (2018)

Bibliographie :

[1] Bravard, J.P., Le Rhône du Léman à Lyon, La Manufacture, 1987, pp. 239 et 295.

[2] Belmont, A., Etude historique de la dynamique fluviale dans la plaine de Miribel-Jonage (Haut-Rhône) à la fin du Moyen Age. Revue de géographie de Lyon, vol. 64, n°4, 1989. Dynamique et gestion des cours d’eau. pp. 191–196; doi : https://doi.org/10.3406/geoca.1989.5692.

[3] Amzert Alika, Cottet-Dumoulin Laurence. Du “sauvage” à “l’inaltérable”: les conditions sociales de création d’un espace naturel en milieu urbain: le cas du parc de Miribel-Jonage. Géocarrefour, vol. 75, n°4, 2000. L’interface nature-sociétés dans les hydrosystèmes fluviaux. pp. 283–292; doi : https://doi.org/10.3406/geoca.2000.2480

[4] Conseils généraux, Communauté urbaine, Europe (LIFE), Agence de l’eau, Région Rhône-Alpes, État, Gestionaires du parc Miribel-jonage, Fédénatur, fédération des parcs naturels périurbains regroupant aujourd’hui des gestionnaires d’espaces du même type

[5] BRAVARD J.P., AMOROS C, DAVALLON J., GIREL J., LAGIER A., LAURENT (A.M.), MICOUD A., 1995. Orientations pour la mise en valeur du site de Miribel-Jonage. Rapport du groupe d’experts réunis par le Fonds Jacques Cartier à la demande du Conseil Général du Rhône (décembre 1992). Actes du colloque “Les Paysages de l’eau aux portes de la ville”, Lyon, centre Jacques Cartier. Les chemins de la recherche n°29, p3–56.

[6] www.grand-parc.fr/lab-eau-et-nature/

[7] Lors de l’inondation de 2018, le parc montre clairement son rôle dans l’atténuation des inondations, en protégeant la zone urbaine : www.sauvonslerhone.com/un-champ-dexpansion-des-crues-quest-ce-que-cest/

[8] El parque consta de 8 ZNIEFF. Zonas Naturales de Interés Ecológico, Faunístico y Florístico, incluyendo la roja “Nátura 2000”.

[9] 5 stations de captage d’eau potable où les activités polluantes ne sont pas autorisées.

[10] De l’arabe al-Buḥayra: “le lac”.

[11] MARGALEF, R. et M. MIR, 1973, « Indicadors de canvis de salinitat en els sediments de l’Albufera de València », Barcelona, Treballs de la Societat Catalana de Biologia, n° 32, p. 111–117.

[12] ROSSELLÓ, V. M., 1995, L’Albufera de València, Barcelona, Publicacions de l’Abadia de Montserrat, 190 p.

[13] SANCHIS IBOR, C., 2001, Regadiu i canvi ambiental a l’Albufera de València, Universitat de Valencia, departament de geografia, Centre Valencià d’Estudis del Reg, Collecció Oberta, 332 p.

[14] SANCHIS IBOR, C., 1998, De la gola a les goles. Canvi ambiental secular a l’Albufera de València, Valencia, Fundació Bancaixa, 143 p.

[15] SANCHIS IBOR, C., JEGOU, A., PECH, P., 2007, L’Albufera de Valencia, Géographie et cultures, 63 |, 5–22. DOI : https://doi.org/10.4000/gc.1593

[16] Une série de tours d’habitation associées au tourisme de masse, une promenade litorale, etc. ont été construites. Ces facteurs accélèrent l’eutrophisation et la pollution de la zone humide ainsi que la perte de biodiversité et la dégradation des dunes.

[18] “Tot el Saler per al Poble” (Tout le littoral pour les gens).

[18] OTDA, 2003, La gestion de l’Albufera de Valencia y su devesa (1981–2003), Valencia, Ajuntament de Valencia, 51 p.

[19] Détergents,métaux lourds, médicaments, engrais chimiques, pesticides, insecticides, etc.

[20] CARRASCO, J. M., P. CUÑAT, M. MARTÍNEZ et al., 1972, « Contaminación de la Albufera de Valencia. I. Niveles de contaminación por insecticidas », Revista de Agroquímica y Tecnología de los Alimentos, n° 12 (4), p. 583–596.

[21] Jusqu’à la fin du XIXe siècle, la présence de matière organique dans l’eau d’irrigation était un facteur positif pour les campagnes. Un apport modéré de matière organique sans toxines compensait les déficits nutritionnels du sol, et l’Albufera était capable de métaboliser ou de purifier cette matière organique. Lorsque la présence de toxines dépasse la capacité d’autoépuration de la zone humide, un équilibre est rompu qui déclenche une chaîne de conséquences difficiles à inverser pour le précieux environnement écologique.

[22] Terme utilisé par Camille de Toledo pour le projet Parlement de la Loire 2020.

[23] www.sauvonslerhone.com/lone-de-jonage-premier-bilan/

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.