“La terre est un paradis vu d’avion”

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
5 min readJan 10, 2023

Gilles Rabin est économiste et spécialiste de l’espace. Il a été directeur de l’innovation au Centre National d’Etudes Spatiales (CNES) et est désormais conseiller spatial à l’Ambassade de France en Allemagne. Il est l’auteur de plusieurs ouvrages, dont le dernier en date, Berlin est une gare aux Editions Elya.

Dans son texte, Gilles Rabin s’essaye à une description d’une nouvelle expérience partagée de la Terre à partir de la célèbre photo Blue Marble, lorsque l’humanité a perçu son habitat depuis l’espace.

“La terre est un paradis vu d’avion” (Michel Delpech 1974)

Chaque homme est seul et tous se fichent de tout et nos douleurs sont des îles désertes (Albert Cohen)

Cette terre apparaît d’abord comme isolée, perdue dans une immensité noire où aucune étoile ne semble poindre. C’est donc d’abord la solitude qui frappe. Cette île loin de tout, à la fois rassurante comme une oasis au milieu du désert. Mais si petite dans cette immensité que l’on devine. Un mélange d’admiration, de crainte et de solitude.

La date de la photo est aussi importante. Le 7 décembre 1972 à 45 000 km, l’équipage d’Apollo 17 réalise ce cliché, l’année du Rapport du Club de Rome qui nous apprend que le monde est fini, et que les ressources ne sont pas inépuisables. L’Allemagne est championne d’Europe de football et la crise énergétique ne va pas tarder. Le monde est défini, les gentils à l’Ouest les méchants à l’Est. Tout est simple, construit, fini, l’histoire est gelée comme la guerre froide. Et les Russes qui ont gagné la première manche de la conquête spatiale avec Gagarine, ne vont pas se remettre du succès d’Apollo 11 et de ses suivantes.

La Bille bleue : vue de la Terre par l’équipage d’Apollo 17 lors de leur voyage vers la Lune.

Qu’importe, Youri Gagarine, qui creva le ciel de sa fusée, l’affirma très vite : il n’y a pas de dieu caché derrière les nuages. Le matérialiste dialectique avait quand même remporté une victoire. Le ciel est vide. Nous sommes seuls. Immensément seuls.

« Puisque toute chose est une chose », c’est l’Unicité qui frappe sur la photo où l’Afrique apparaît comme un signal à nos origines sur terre. La terre est limitée, le monde est fini, et nous sommes interdépendants. L’aile du papillon peut battre à des milliers de kilomètres, nous serons impactés. Cette photo en est une preuve par l’absurde. Absurdité des frontières, absurdité des langues dispersées après la présomptueuse Tour de Babel. Comment alors considérer nos égoïsmes, alors que nous voyageons dans le même vaisseau ? Comment surtout se sentir comme un tout alors que ce monde, gelé par la guerre froide, allait encore connaître de nombreuses guerres à venir ? Comment comprendre cette évolution du chasseur-cueilleur en prédateur de son propre territoire, de sa propre richesse ? Cette fragilité, cette unicité émergent dans le discours de tous les astronautes, taïkonautes, cosmonautes (trois mots pour en dire un seul) qui reviennent de stations spatiales en orbite de la terre. Fragile, unique et solitaire. Si la fragilité est aussi un effet de mode, comment ne pas en parler sans courir le risque d’être non seulement un voyageur de l’espace pollueur, mais aussi un homme/femme du passé, c’est surtout la fragilité qui déborde de leurs discours. La couche de l’atmosphère est si fine, et nous sommes si coupables. Comment alors accepter notre culpabilité si évidente, et affronter notre humilité de n’être qu’une partie de toute chose.

« Tout est là et rien ne subsiste » (J.-C. Bailly, Paris Quand même). La terre comme la ville est aussi une construction mentale. On a chacun la sienne, sa définition, son approche, ses souvenirs de souvenirs qui embrouillent les images et les sensations. Ce monde n’est pas réel, cette ville « d’Emily à Paris » n’existe pas, mais elle fait partie de notre construction mentale, comme un Japonais perdu à la recherche d’Amélie Poulain. Notre terre est ainsi. Elle n’existe que dans notre imagination, dans nos limites géographiques, culturelles. Les Israéliens dans les années 70 parlaient de frontière d’Auschwitz. Au-delà de ces frontières, personne ne croyait à la réalité des camps. La réalité s’arrêtait à ces bornes. Chacun les siennes, chacun son monde. Blue Marble nous montre notre image dans le miroir. C’est un fabuleux portrait de Dorian Gray. Magnifique et si fragile, si différent des images de nos enfances où les forêts étaient profondes, les océans ressemblaient à des lagons, les montagnes à un paysage de publicité avec Roger Federer et quelques marmottes. Tout est là, mais rien ne subsiste. La pollution est là. Le réchauffement climatique rendra la terre invivable pour nos enfants, et l’océan grignote nos côtes. Notre construction mentale de la terre n’est plus celle de la photo, de 1972, où quelques professeurs Mabuse écrivaient un rapport fumeux que personne n’a lu à l’époque. Notre vision est déjà nostalgique. Le monde de 1972 n’existe plus.

Photographie de la Terre prise par la sonde Voyager 1. On distingue un minuscule point bleue dans une traînée jaunâtre. Le tout est perdu dans le vide — Wikipedia (CC 3.0)

« Tu ne trouveras point d’autre pays, tu ne trouveras point d’autre rivage. Cette ville te poursuivra toujours » (Constantin Cavafy). Certains voudraient quitter le navire, cette planète est vieille, usée jusqu’à la corde. Les grands espaces nous attendent. Un peu comme les riches du Titanic qui purent se sauver dans les rares canots de sauvetage, les milliardaires de la Silicon Valley préparent cette fuite quitte à vivre dans des bidons sur un sol rouge et désertique de Mars. Cette poursuite par d’autres moyens de la conquête de l’univers est un leurre. La planète Terre est le fuit de tant de coïncidences, tant de réactions en chaîne que des scientifiques de la renommée de Jean-Pierre Bibring nous l’assurent, la vie est un don de la terre. Pas ou peu de reproduction possible. Nous sommes embarqués dans un vaisseau qui file à grande vitesse dans l’univers. La quête d’une autre civilisation est vaine, ou alors pour se réjouir de rencontrer des microbes accrochés à une météorite. Condamner à poursuivre notre chemin sur une « terre qui nous suivra partout » et où nous ne sommes qu’une partie du tout.

Gilles Rabin

Décembre 2022

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.