L’attrait des ruines chez Yves Marchand et Romain Meffre

Par Danièle Méaux

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
4 min readJun 6, 2021

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Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque international « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean-Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, la Cité du design, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.

En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet.

© Yves Marchand & Romain Meffre

La ville de Détroit connaît, au début du vingtième siècle, un formidable essor économique. Devenue capitale mondiale de l’automobile, la cité attire massivement les travailleurs migrants et les constructions ambitieuses se multiplient. Mais, à partir des années cinquante, la réduction de la main d’œuvre, la concurrence des constructeurs allemands ou japonais, les délocalisations provoquent une récession de l’activité industrielle.

L’augmentation du chômage et le déclin démographique sont vertigineux, dans la seconde moitié du vingtième siècle. Le centre-ville se vide de ses habitants blancs et aisés qui partent vivre en périphérie, au cœur de la cité les commerces et les organismes de service public ferment, la criminalité croît. Aujourd’hui, le centre-ville est émaillé de ruines et de bâtiments abandonnés. Cependant, le site n’est pas exempt de « photogénie » : il attire même massivement les gens d’image.

Parmi ces derniers, les français Yves Marchand et Romain Meffre travaillent en duo, avec une chambre 4 X 5 inches, décidant ensemble de leurs choix techniques et esthétiques. Détroit, vestige du rêve américain qu’ils publient chez Steidl en 2010 résulte des cinq années de travail qu’ils ont mené en commun à Détroit. Les négatifs dont se servent les deux praticiens sont peu contrastés de sorte qu’ils retiennent une grande richesse de détails ; les textures grenues accrochent la lumière ; la matérialité des objets érodés et les variations tonales sont rendues avec précision afin que rien ne soit perdu de l’état des bâtiments, de l’usure des matériaux et des surfaces. La profondeur de champ est importante si bien qu’un maximum d’informations se trouve livré sur le délabrement affectant la moindre parcelle des espaces mis en image. C’est donc l’emphase et la saturation de l’ensemble qui frappent le lecteur/spectateur. Les images sont présentées en pleine page. Sous le regard médusé de celui qui feuillette l’ouvrage, se succèdent les façades à demi-démolies, les intérieurs délabrés, les friches envahies par les herbes et les murs décrépis. La quantité clame en elle-même l’ampleur d’un désastre atterrant.

L’ensemble a une allure post-apocalyptique : dans les salles de classe, les bibliothèques ou les ateliers d’usine, l’activité semble s’être arrêtée brutalement ; des objets épars se présentent comme les indices pétrifiés d’une vie soudainement interrompue. Dans un cabinet de dentiste, le matériel technique est toujours en place au milieu des gravats, comme si la roulette venait de quitter la bouche d’un patient. Quelques livres cornés en voie de décomposition gisent sur le sol d’une bibliothèque qui semble encore prête à accueillir des usagers. Enfin, le faste d’un certain nombre d’édifices (salles de concert, hôtels luxueux, immeubles de standing…) et le gigantisme des bâtiments industriels (usines, entrepôts, gares…) tranchent avec le degré avancé de leur délabrement, et cet écart renforce l’intensité du sentiment de la catastrophe.

La saturation en informations, le nombre des vues et des ruines, la pétrification de l’activité, le rapprochement brutal de la magnificence perdue et de la décrépitude actuelle se présentent comme les éléments d’une rhétorique dont l’efficacité est incontestable. Le lecteur/spectateur est sidéré par l’ampleur et la fulgurance du déclin. En raison de son étendue, la récession prend les allures d’un cataclysme ou d’un raz de marée : sa puissance confine celle d’un désastre naturel ‒ ce qui n’est sans menacer d’occulter sa dimension politique.

Les photographies réunies dans Détroit, vestige du rêve américain renvoie au naufrage de l’American Dream, ainsi que l’explicite le titre. Elles montrent le résultat d’une tragédie qui signe la faillite d’un modèle de progrès économique. Sans doute la fascination un peu morbide que suscitent ces images rencontre-t-elle l’attraction que les médias cultivent aujourd’hui pour l’imminence de la catastrophe et la conviction d’une vulnérabilité accrue de la planète. Le spectacle obnubile l’observateur qui cherche moins la cause d’un processus qu’il ne tend à s’abîmer dans la contemplation d’un résultat.

Par Danièle Méaux, Professeur des universités, Esthétique et sciences de l’art, photographie, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne, Laboratoire ECLLA.

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.