Le droit de l’environnement en pratique. Entretien avec le juge administratif Samuel Deliancourt.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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8 min readApr 4, 2023

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Les philosophes et les théoriciens du droit proposent des innovations juridiques qui bouleversent les conceptions séculaires du droit occidental — ex. donner la personnalité juridique aux fleuves. Quel est leur impact sur le quotidien du droit de l’environnement? Nous en discutons avec Samuel Deliancourt, magistrat et rapporteur public à la Cour administrative d’appel de Lyon et spécialiste de droit de l’environnement.

Romain Lacau (Dessiner le droit dans l’Anthropocène)

Alexandre Rigal. Pouvez-vous nous expliquer quels sont vos fonctions et votre rôle dans la pratique du droit de l’environnement?

Samuel Deliancourt. Je travaille à la Cour administrative d’appel de Lyon, j’exerce les fonctions de rapporteur public dans une chambre et je m’occupe du contentieux de l’environnement. Le contentieux de l’environnement est extrêmement large, puisqu’on a des dossiers sur l’inaction climatique, sur l’installation d’usines, sur l’implantation des éoliennes, etc.

En tant que rapporteur public, je ne juge pas. Mon rôle se limite à à proposer une solution aux autres magistrats qui vont juger. C’est-à-dire que j’étudie le dossier d’une affaire de mon côté et à l’audience je vais proposer une solution en fonction des principes, des textes, de la jurisprudence. Et je peux éventuellement m’affranchir d’un certain nombre de jurisprudences pour la faire évoluer et de proposer des solutions. Dans ce contexte, je fais du droit de l’environnement depuis 17 ans

Et dans le contentieux de l’environnement, soit on va devoir juger d’un refus d’installation, par exemple d’une usine, et le demandeur sera une personne privée, soit le demandeur est une personne publique et en défense on aura l’Etat, puisque c’est le préfet qui délivre ces autorisations et le ministre dans certains cas. Mais le plus souvent les demandeurs sont des riverains, qui vont se plaindre d’une implantation, de la pollution, ou d’un enjeu visuel ou de protection des animaux.

AR. Donc vous abordez aussi les espaces de vie des espèces.

SD. Oui à partir de la Directive habitats de l’Union européenne de 1992, qui contraint à protéger l’habitat d’un certain nombre d’espèces pour permettre leur perpétuation. Ce qui est intéressant c’est de se rendre compte qu’une partie de la réglementation nationale n’est en fait que la transcription de directives communautaires. On voit ici qu’une bonne partie du corpus juridique est issu du droit de l’Union européenne. Cela rajoute des difficultés, parce que vous pouvez aussi avoir une mauvaise transcription en droit interne.

AR. C’est-à-dire que le législateur…

SD. Ou le pouvoir réglementaire traduit mal. On a coutume de dire que les directives, elles imposent des objectifs. En réalité, bon nombre de directives sont assez précises et inconditionnelles pour qu’on fasse un copier-coller dans le texte national, que cela relève du champ d’application du décret ou de la loi. Mais ce qui est intéressant, c’est qu’on a quand même un corpus qui est basé sur le droit de l’Union européenne. Et on a une protection qui est commune à l’ensemble des pays membres et ensuite chaque Etat va lutter à sa manière pour l’environnement. L’Union européenne n’est pas que monétaire, ou financière, elle est aussi environnementale. Donc ça c’est une première partie du travail qui va irriguer l’ensemble du contentieux et après on a les Accords internationaux, on a les Accords de Paris.

Antoine Pommier (Dessiner le droit dans l’Anthropocène)

AR. Cela signifie qu’en tant que magistrat, avec une formation en droit donc, vous êtes amené à prendre en compte des données issues de travaux scientifiques.

SD. Oui, c’est génial! Là je suis en train de lire une thèse sur la transmission de la brucellose par les bouquetins à d’autres animaux. Je ne pensais jamais lire ça! C’est ce que l’on fait extrêmement souvent en lisant les études d’impact pour des éoliennes, par exemple sur la migration des espèces d’oiseaux. Donc on s’approprie les travaux et on s’y intéresse, aussi par exemple sur le chat forestier.

Donc ça donne une culture juridico-citoyenne sur l’environnement qui est nécessaire quand on va mettre en balance les intérêts humains de la réalisation d’un projet et les intérêts des espèces. Par exemple, on peut être saisis d’autorisations de destruction d’espèces protégées, au niveau communautaire ou national. Et le préfet peut déroger à la liste des espèces protégées pour des raisons impératives d’intérêt majeur. Qu’est-ce que des raisons impératives d’intérêt majeur? On a des contentieux là-dessus, par exemple les entrepôts Amazon à l’aéroport Saint-Exupéry de Lyon. Si on décide de détruire les habitats de certaines espèces pour la construction des entrepôts, même s’il y a des mesures compensatoires, est-ce que c’est justifié? Donc le magistrat va mettre des intérêts en balance, entre le projet et les espèces. Donc on doit en apprendre sur les espèces. L’appréciation est toujours un peu délicate. Vous avez des installations d’Amazon pour lesquels l’autorisation a été accordée, puis annulée, à cause de la présence d’une grenouille. La vision elle n’est pas à court terme, mais à long terme, pourquoi cette espèce est importance dans le cycle alimentaire, etc. On a le sens des équilibres, protéger la nature et aider au développement des activités humaines, en fonction du droit.

AR. Les éoliennes notamment font partie d’un grand nombre de dossiers que vous avez à évaluer.

SD. Oui, les cours administratives d’appel sont devenues compétentes en premier ressort. Sur les autorisation d’éoliennes, on avait le principe qu’il ne faut pas que cela porte atteinte aux paysages remarquables. Un certain nombre de refus qu’on a confirmés étaient dans des espaces remarquables au sens des textes, notamment sur des lignes de crêtes, par exemple dans le Cantal.

Eve Siropt (Dessiner le droit dans l’Anthropocène)

AR. Dans les dossiers que vous évoquez, on est sur des temps assez courts d’expertise, alors que les problèmes d’environnement sont aussi de long terme. Comment gérer ce problème de temporalité?

SD. Le premier Ministère de l’environnement c’est 1974. Le droit de l’environnement ça date du milieu des années 70. C’est très récent que l’environnement devienne une finalité et non un simple moyen, comme cela a pu être le cas auparavant dans le droit de l’urbanisme. Et donc cette jeunesse a des incidences sur l’appropriation du droit de l’environnement, sachant que c’est un droit fortement modifié par le droit de l’Union européenne dans les années 1990. Donc on n’a pas de recul parce que c’est une matière nouvelle. C’est l’un des rares droit encore jeune. Et il y a toujours un déphasage entre le droit, l’application et l’expertise scientifique.

Par exemple, on a eu à étudier les premiers contentieux sur les maladies respiratoires, pour chercher la responsabilité de l’Etat ou de la Métropole [de Lyon]. Donc des personnes disent, j’ai des maladies respiratoires, ça correspond à des pics de pollution, alors qu’il n’y aurait pas dû en avoir. Donc l’asthme de mon fils par exemple, est lié à ces épisodes. Et il est difficile d’avoir une certitude scientifique. On a un problème d’expertise scientifique, notamment sur des litiges individuels pour lesquels on a des difficultés à prouver des liens de causalité directs entre pollution et maladie individuelle, parce que c’est poly-factoriel. On a des décalages juridiques et scientifiques et on n’a pas de prises là-dessus. On doit juger en l’état de connaissances scientifiques actuelles.

Prenons le cas de l’amiante, on sait que c’est nocif depuis la fin du XIXe siècle et ça n’a été interdit en France que dans les années 1990. Il y avait un consensus scientifique insuffisant pour que les pouvoirs publics interdisent l’amiante en France. On voit bien que sur les enjeux de santé public, soit le risque n’est pas établi, soit il y a controverse, jusqu’à ce que l’incertitude scientifique soit résolue. En situation d’incertitude, les dossiers n’aboutissent pas, par exemple sur les antennes et les effets des ondes électromagnétiques.

AR. Vous savez que des philosophes et des juristes donnent ou envisagent de donner une personnalité juridique à des entités naturelles, comme des fleuves par exemple.

SD. C’est de la théorie, même si ça a été fait en Corse, mais sans valeur juridique. Après ce sont aussi des approches socio-ethnologiques dans des pays où le rapport à la nature ne va pas être le même qu’en France, par exemple dans la Constitution de l’Equateur. En France, on a quand même des outils pour donner une protection, par exemple les parcs naturels régionaux qui sont des établissements publics qui vont protéger un territoire donné avec une personnalité juridique pour faire valoir des droits — la protection des paysages — . Le concept oui… on a reconnu des droits aux animaux, des êtres dotés de sensibilité, allons plus loin, mais pour quoi? Pour faire valoir des droits. Mais si j’ai déjà une institution qui permet de protéger un fleuve ou telle zone — le parc national des Calanques — , j’ai une protection et quelqu’un qui va représenter des intérêts. Où est le besoin d’une nouvelle notion? Donc l’idée est séduisante d’un point de vue conceptuel. Je l’entends sur des zones qui ne sont absolument pas protégées. Le Rhône est protégé par exemple au niveau de la pêche. Le milieu est protégé pour creuser le lit du fleuve, ou si on veut faire de la réfection des berges. On a des protections qui sont sectorielles, mais ça existe.

AR. Que faire d’une autre notion philosophique, celle de générations futures. Est-ce une notion, avec d’autres, qui permet de prendre en compte les intérêts de long terme de la population sur un territoire?

SD. On a déjà des principes comme le principe de non-régression. Tout ce qui est fait ne doit pas pouvoir être détricoté. Sur la notion des générations futures, on reste sur des principes politiques qui doivent se traduire en droit par des textes.

AR. Que penser des plaignants qui s’attaquent directement à la responsabilité de l’Etat. On voit que des Etats ont été condamnés dans certains pays. Malgré l’écho médiatique de ces affaires, n’est-ce pas votre pain quotidien de mettre en doute l’action de l’Etat?

SD. Que ce soit l’Etat ou une collectivité territoriale, à partir du moment où elle a un comportement condamnable, la condamner à payer, réparer ou annuler une décision, ça ne pose vraiment aucune difficulté.

Mais ce qui est en train de changer c’est qu’on passe à un droit à un environnement sain en application des Accords de Paris, avec leurs déclinaisons en droit interne. Donc quand vous lisez des décisions du Conseil d’Etat, vous voyez le cheminement entre une déclaration, les Accords de Paris, qui est en partie contraignante, que peuvent du coup invoquer les justiciables. Mais il manque des décisions politiques traduites juridiquement qui mettent le respect du droit de l’environnement comme principe premier.

Interviewé: Samuel Deliancourt, magistrat et rapporteur public à la Cour administrative d’appel de Lyon, spécialiste de droit de l’environnement

Interview par: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.