Le métabolisme, miroir de la matérialité à l’ère anthropocène

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
8 min readJan 13, 2023

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Pierre Desvaux est docteur en Géographie de l’Université de Grenoble Alpes, chercheur associé aux laboratoires PACTE (Grenoble) et EVS (Lyon) et en post-doctorat à l’École Urbaine de Lyon. Laëtitia Mongeard est post-doctorante en géographie à l’ENS de Lyon au sein du laboratoire Environnement Ville Société. Les deux auteurs livrent les enseignements de leurs réflexions menées depuis plusieurs années sur l’application du modèle du métabolisme à la ville.

Balance de Santorio — Wikipedia (CC 3.0)

L’ère anthropocène dans laquelle nous vivons se caractérise par une utilisation croissante de matières et d’énergie. Le développement des sociétés de consommation au cours des XXe et XXIe siècles repose en effet sur une production exponentielle d’artefacts (objets manufacturés) qui est directement liée à l’évolution des modes de vie. La multiplication des biens de consommation implique une extraction proportionnelle de matière (que ne saurait remettre réellement en question le développement du recyclage par exemple) et une dépense énergétique croissante nécessaire à leur transport et leur transformation en marchandises. Parallèlement, la production de déchets (objets déchus de leur utilité sociale) explose à l’échelle planétaire, car, si rien ne se perd ni se crée, tout se transforme… Or, les matières rejetées par l’humanité à la suite de leur utilisation ne sont pas sans conséquences sur nos environnements et cette rupture des cycles naturels de transformation de la matière, par son ampleur, est aujourd’hui à l’origine des dérèglements climatiques. Par le truchement d’une métaphore médicale où les territoires et/ou les sociétés humaines sont comparés à un corps, nous pouvons décrire ces processus d’anthropisation, de transformation de la matière comme autant de formes de métabolisation, c’est-à-dire comme un ensemble de processus de synthèse et de dégradation de la matière. L’étude de ces derniers permet d’appréhender les spécificités d’une société ou d’un territoire donné dans son rapport à la matérialité. Dans ce cadre, chaque société mobilise, pour assurer son bon fonctionnement, une quantité et une variété de matières et d’énergie qui lui est propre. Le métabolisme des sociétés contemporaines permet ainsi de mettre en avant non seulement l’ampleur des ruptures métaboliques des cycles naturels liés aux activités humaines mais également le décalage entre besoins physiologiques et ressources consommées. Il est en ce sens le révélateur du décalage profond qui existe entre nos modes d’existence et les ressources à notre disposition et permet d’interroger la manière dont nous définissons socialement nos propres besoins en lien avec leurs conséquences sur les ressources limitées dont nous disposons. La notion de métabolisme vise précisément à rendre compte de la matérialité de l’habitation humaine pour la questionner, la comprendre, la quantifier. Elle permet de mettre en avant les circulations, échanges de matières et d’énergie qui sous-tendent les modes de vie contemporains et de souligner l’empreinte écologique de nos modes de consommation. Pour autant, la notion ne se limite pas à des outils de quantification ou de cartographie puisqu’elle permet également de documenter la matière dans ses dimensions socio-politiques et symboliques, incluant l’étude des rapports de force, des idéologies et des représentations qui la façonnent.

Le recours au concept de métabolisme trouve son origine dans les sciences médicales au XIXe siècle et rencontre depuis plusieurs années un succès grandissant dans les sciences humaines. Depuis les travaux d’Abel Wolman sur le métabolisme urbain (1965), les réappropriations de la notion ont montré une tendance à mobiliser le métabolisme pour travailler tantôt sur des objets spatiaux (villes, régions, pays) tantôt sur des flux, circulations et transformations de matières et capitaux (approches des cycles de vie des objets par exemple). Le métabolisme constitue ainsi une manière de mettre en ordre le monde matériel en intégrant les dynamiques sociales, politiques et culturelles qui l’organisent. La professeure d’études environnementales à l’Université de New York, Anne Rademacher, propose ainsi de définir le concept par l’insistance sur la circulation (de capital, d’information, de matière) et l’interaction des (non-)humains avec leur environnement, entendu comme « les cycles biogéochimiques et les processus biophysiques » (2015). Pour autant, la notion reste l’objet de nombreux débats et d’approches divergentes concernant son usage, sa définition et la manière de l’étudier. Si les approches destinées à quantifier les flux et la matière représentent la grande majorité des études sur la question, des approches alternatives et complémentaires existent et permettent d’éclairer des aspects variés des métabolismes.

Qu’il s’agisse d’énergie, de mobilité, de biodiversité, de matière, de relations à l’environnement, d’alimentation, de modélisation, de santé, de transformation… Toutes les approches qui combinent une étude de la relationnalité d’un phénomène à sa matérialité peuvent nourrir une réflexion sur les métabolismes. Ces questionnements peuvent porter : sur étude critique de la notion (peut-on vraiment parler d’une ville ou d’une société comme d’un corps ? Quelles disciplines scientifiques peuvent se saisir de cette notion ?) ; sur les enjeux d’échelle liés à son usage (peut-on lier la présence de nanoparticules de plastique dans un territoire et leurs impacts très locaux et concrets aux dynamiques mondiales des marchés financiers ? Quelles « échelles métaboliques » sont pertinentes pour étudier le métabolisme ? Où et quand commencent/s’arrêtent les métabolismes ?) ; sur la manière de l’étudier (quelles méthodologies, quelles pratiques de terrain ? comment définir un « fait métabolique » ?) ou de le représenter. On peut également questionner l’intérêt même de la notion : outil pour penser la complexité ou concept « mou » ?

Afin d’illustrer les questionnements généraux présentés ci-dessus, nous proposons trois axes de réflexion que permet l’approche métabolique et que le Studio Métabolisme de l’Ecole Urbaine de Lyon a interrogé à l’occasion de divers événements scientifiques.

1/ La place du politique dans les études sur les métabolismes

L’étude de la gouvernance des infrastructures et des réseaux, supports du fonctionnement métabolique des territoires, constitue un enjeu essentiel de compréhension de la fabrique humaine des environnements anthropocéniques. La dépendance des territoires envers des entreprises privées dans les domaines de l’eau, de l’assainissement, des déchets ou de l’énergie interroge les possibilités réelles des pouvoirs publics à agir sur cette réalité matérielle. Comme le souligne le géographe Claude Raffestin, « ce sont les réseaux qui assurent le contrôle de l’espace et le contrôle dans l’espace » (1987). Par ailleurs, la focalisation sur l’efficience de ces réseaux et l’innovation technologique comme « solutions » aux problèmes écologiques entraîne une marginalisation des enjeux sociaux et politiques, ainsi que, potentiellement, une consolidation du poids des acteurs privés dans la gestion des territoires, notamment urbains. Or, comme l’explique le biologiste Olivier Hamant, « le talon d’Achille de l’optimisation, c’est qu’elle fragilise » (2022). Cela revient à dire que la sous-optimalité serait un facteur de robustesse et d’adaptabilité. Ainsi, la recherche constante d’optimisation, incarnée par exemple par la « smart city », peut s’avérer défavorable pour les habitants, humains ou non-humains. Peut-on imaginer des « infrastructures métaboliques », dont a besoin l’espèce humaine pour assurer sa survie, qui ne soient pas aussi délétères pour l’environnement que celles qui existent actuellement ?

À diverses échelles (internationale, nationale, régionale, urbaine, intra-urbaine), les enjeux métaboliques soulèvent des questions d’inégalités et de justice environnementale, notamment dans le cadre d’approches postcoloniales, de genre et/ou de classe. En effet, la gestion des circulations de matières et d’énergie repose sur des « espaces sacrifiés » ou des « espaces déchets » auxquels sont souvent associées les populations qui les pratiquent. Les pollutions se trouvent souvent aux mêmes endroits que les populations les plus marginalisées, incarnant ainsi le principe du « out of sight out of mind » (hors de ma vue, hors de ma tête). Ce principe s’accompagne de processus d’invisibilisation, de ségrégation, de relégation et de domination, à différentes échelles et dans des contextes divers, qui peuvent être analysés dans le cadre d’une approche métabolique. En quoi la circulation et/ou la transformation des matières renforce-t-elle ou atténue-t-elle ces processus ? Enfin, le fait que certains pays jusqu’alors « exutoires » renvoient des déchets aux pays émetteurs rend nécessaire l’étude (prospective) des conséquences sociales, (géo)politiques et infrastructurelles de cette internalisation forcée à venir.

Diagram describing the flow of natural resources through the economy — Wikipedia (CC 3.0)

2/ Le métabolisme incarné. Qui sont les entités qui permettent le fonctionnement métabolique des sociétés et des territoires ?

Le scandale sanitaire du chlordécone aux Antilles ou la découverte des conséquences environnementales de la pilule contraceptive sont deux exemples de la manière dont les corps et les territoires entrent en résonance. Pourtant, les représentations dominantes des métabolismes prennent généralement la forme de flux et n’abordent pas explicitement le fait que les métabolismes sont vécus, incarnés, représentés, ressentis. À la suite de M. Legrand (2019), les intrications des fonctionnements corporels avec ceux des territoires doivent être interrogées.

Il convient tout d’abord d’identifier les « opérateurs métaboliques », entendus comme les entités humaines et non-humaines qui font fonctionner le métabolisme. Qui « travaille », professionnellement ou bénévolement, consciemment ou inconsciemment, pour les métabolismes ? Comment et pourquoi ? Dijst (2018) insiste sur la nécessité de prendre davantage en compte les individus dans l’analyse des métabolismes urbains : quelles représentations, postures, actions individuelles et sentiments font entrer ou sortir des matières dans une circulation ? En suivant M. Ernwein (2019) qui défend l’idée que le cadre néolibéral fait travailler le végétal, on peut se demander quelles entités non-humaines (les végétaux, les animaux, les objets) contribuent aux flux liés à l’énergie, à l’alimentation ou aux déchets. Tout au long des processus de transformation, les “opérateurs métaboliques” sont très divers : ingénieurs agronomes, multinationales de l’eau, récupérateurs de déchets, bactéries dévoreuses de plastique (Ideonella Sakaiensis) ou fiente d’oiseau participant à la dissémination de graines et de fertilisants. Toutes ces entités façonnent les environnements, les métabolismes en même temps qu’elles sont façonnées par eux.

L’Urban Political Ecology, en posant la question « qui gagne quoi et qui perd quoi » (Swyngedouw, 2006) renvoie tant à l’échelon individuel que social, en rappelant aussi que les questions métaboliques sont des questions « de vie ou de mort » (ibid.). Pourtant, l’incarnation des métabolismes reste sous-étudiée (Doshi, 2016) et anthropocentrée. L’étude des métabolismes s’est peu intéressée aux émotions et à la viscéralité de l’expérience métabolique, par exemple dans le cas de la souffrance liée au travail métabolique ou aux injustices environnementales.

Enfin, réfléchir à la question de l’incarnation du métabolisme, à son impact dans les vies réelles et quotidiennes des individus, c’est aussi questionner la manière dont les individus se racontent ou non leurs dépendances écologiques. Quels discours sont produits sur les flux de matière et d’énergie, et par qui ? Qu’est-ce qui est montré, raconté, exhibé, caché, pourquoi et comment ? Parler de métabolisme explicitement, c’est utiliser les notions de circularité, ce qui renvoie à l’idée d’entrée (input) et de sortie (output) et le discours métabolique comprend le champ lexical du fonctionnement corporel… À qui parle ce discours, que permet-il de dire ? Les différentes manières de dire et de (se) représenter le métabolisme produisent diverses manières de ressentir l’environnement, notamment urbain et, donc, diverses capacités d’agir sur celui-ci.

Auteurs: Pierre Desvaux et Laëtitia Mongeard

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.