Le numérique face à la pandémie. Diversité des approches dans le monde

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
9 min readJul 24, 2020

Par Stéphane Grumbach (directeur de recherche à l’INRIA) et Caroline Zanin (étudiante en Géographie à l’ENS de Lyon).

Photo by Pascal Brändle on Unsplash

La difficulté avec les épidémies a toujours été la nécessité d’agir dans des conditions d’incertitude et d’ignorance importantes. La médecine et les sciences de la vie ont permis progressivement de comprendre les mécanismes de la transmission des pathogènes, les moyens de prévenir et de guérir la maladie, et parfois même d’éradiquer la menace.

Face à une information incomplète, le numérique permet de révéler des données extrêmement précieuses sur l’état individuel des personnes, infectées, immunisées ou à risque, et d’interagir avec elles pour mieux protéger à la fois les individus et la société dans son ensemble. Une grande diversité de services numériques a été proposée pour faire face au Covid-19, qui vont de la délivrance d’une information personnalisée aux individus à l’exercice d’un contrôle sur la population en vue de limiter la contagion.

Certains de ces services ont été développés dans l’urgence, comme c’est le cas en Europe ou aux États-Unis, alors que d’autres, principalement en Asie, s’inscrivent dans des systèmes d’interaction numérique plus généraux avec la population. De manière générale, les services proposés dans les différentes régions du monde révèlent la politique numérique des nations, leurs ambitions et leurs craintes.

Fonctionnalités, de l’information à l’intermédiation

Une grande variété d’applications numériques ont été déployées ou envisagées pour lutter contre le Covid-19. Leurs différences tiennent à leurs fonctionnalités et aux types d’échanges de données qu’elles requièrent. On peut distinguer deux grandes familles : les systèmes informationnels, visant exclusivement à la production d’informations, et les systèmes interactifs, qui permettent une intermédiation entre des acteurs, par exemple l’administration publique et les personnes. Dans tous les cas, plus la fonctionnalité est ambitieuse, plus on a besoin d’échanger des données. L’art de l’algorithmique et du design permet de trouver les meilleurs équilibres maximisant l’utilité en minimisant le risque.

Dans le cas des systèmes informationnels, les destinataires de l’information peuvent être les individus ou les institutions, privées ou publiques. L’Europe est à l’initiative de projets qu’on pourrait qualifier de minimalistes au sens où leur priorité est de minimiser les échanges de données et donc les risques d’atteinte à la vie privée. C’est en particulier l’objectif du projet européen PEPP-PT[1] qui propose des standards pour des applications de traçage de proximité dont l’objectif est d’informer les utilisateurs qu’ils ont pu être en contact avec une personne infectée. De tels protocoles basés sur la technologie Bluetooth ont été proposés, comme Robert[2], aujourd’hui utilisé pour l’application française StopCovid[3] et DP-3T[4]. Ils s’inspirent de l’application TraceTogether[5] mise en œuvre dès la fin du mois de mars 2020 à Singapour. Tous ces protocoles tournent sur des smartphones dont ils exploitent la fonctionnalité Bluetooth. Pour faciliter leur développement, Apple et Google, aux commandes des OS mobiles, iOS et Android, ont annoncé début avril[6] le développement d’une API ouvrant la technologie Bluetooth de manière sécurisée aux autorités sanitaires. Intitulée Exposure Notification API[7], celle-ci est utilisée par certain pays européens, notamment l’Allemagne, à travers son application Corona Warn-app[8], et l’Italie avec Immuni[9].

D’autres systèmes permettent à l’inverse de remonter de manière continue une information anonymisée vers la puissance publique afin de cartographier la contagion et d’informer la population. En Allemagne, l’application Corona-Datenspende[10] permet de cartographier la pandémie à partir des données qui peuvent constituer des symptômes précoces, associées au code postal. Au Royaume-Uni, l’application Covid Symptom Study[11], après avoir récolté les données santé de ses utilisateurs et leur code postal, les invite chaque jour à remplir un questionnaire évaluant leurs symptômes. Dans les deux cas, les données sont anonymisées, analysées par des équipes de recherche publiques, les résultats sont transmis aux autorités sanitaires et les cartographies sont publiées en ligne.

Les systèmes numériques les plus généraux optimisent la fonctionnalité. Ils ne se contentent pas d’informer, mais permettent l’interaction entre les acteurs. Ils sont le support des services d’assistance aux personnes, comme des services coercitifs. Les pays d’Asie orientale ont été les premiers à mettre en œuvre ce type de dispositif dans le cadre d’un confinement sélectif. Ces applications, développées par les pouvoirs publics en lien avec certains acteurs privés, tirent profit des données déjà enregistrées et stockées dans les écosystèmes des grandes plate-formes nationales. L’application Alipay Health Code[12] développée par Alibaba Group sous la supervision du gouvernement chinois et déployée dès la mi-février 2020 dans de nombreuses villes[13], attribue aux citoyens un QR-Code de couleur (vert, jaune ou rouge) en fonction de leurs antécédents médicaux, leurs contacts et leurs derniers déplacements. À chaque point de contrôle, de nouvelles données de localisation sont enregistrées et stockées afin de suivre la propagation du virus. En fonction de ces données, le QR-Code peut restreindre les capacités de circulation des citoyens. En Corée du Sud, l’application Self-quarantine Safety Protection App[14] a été développée par le ministère de l’intérieur. Si un individu est testé positif au Covid-19, celui-ci est affilié à un fonctionnaire sanitaire local, puis automatiquement géolocalisé pour permettre aux autorités de surveiller qu’il ne quitte pas son périmètre de quarantaine, auquel cas, il reçoit une notification de la part des autorités l’invitant à rejoindre son domicile. En entrant directement en contact avec les individus, l’application permet aux institutions d’interagir avec la population en temps réel et de prescrire un comportement.

Les applications peuvent être rendues obligatoires comme c’est en général le cas en Asie, ou adoptées sur la base du volontariat, comme les européens le préconisent. A ce stade, une étude réalisée par des chercheurs d’Oxford[15] montre que de tels dispositifs ne sont efficaces que s’ils sont utilisés par plus de 60% de la population. La communication active et la transparence du gouvernement jouent donc un rôle déterminant, mais peuvent s’avérer insuffisantes, comme le démontre le revirement à Singapour. Sans pour autant contraindre la population à télécharger la nouvelle application Safe Entry, développée par le ministère de la santé et la Smart Nation and Digital Government Office (SNDGO)[16], le scan d’un QR-Code aux points de contrôle[17] est devenu obligatoire.

Des choix de politiques numériques

On ne peut que s’interroger sur les raisons de choix aussi radicalement différents face à une menace identique, la pandémie. Des explications parfois hasardeuses ont été émises sur les différences politiques, régime démocratique ou autoritaire, et culturelles[18]. En fait, ces choix s’inscrivent de manière cohérente dans la stratégie numérique des nations. Ils constituent d’ailleurs un extraordinaire révélateur des différences de stratégie nationale vis-à-vis du numérique, de la construction des grands acteurs technologiques au déploiement d’une gouvernance biopolitique.

Les États-Unis, pays précurseur, dominent largement l’univers numérique grâce à une politique ambitieuse de développement des plateformes, véritables outils de gouvernance et de projection de puissance comme le montre bien Joseph Nye[19]. Ainsi, Google, première plateforme mondiale[20], règne aujourd’hui largement sur la recherche en ligne, Facebook sur les réseaux sociaux et Amazon sur le e-commerce. La coopération entre l’État et les plateformes est très étroite dans le domaine de la sécurité nationale, mais l’initiative est largement laissée aux plateformes privées pour le développement de nouveaux services essentiels. Ces « États-plateformes »[21], semblent ainsi se substituer peu à peu au gouvernement central pour les questions d’ordre social. Le développement d’une API par Apple et Google pour le traçage dans le cadre de la crise sanitaire du Covid-19 est ainsi parfaitement représentatif de cette tendance.

Les pays d’Asie orientale ont emboité le pas aux États-Unis avec des politiques publiques volontaristes et ambitieuses de développement de la puissance numérique, mais le lien entre l’État et les plateformes est d’une autre nature. Le modèle centralisé mis en œuvre par les autorités chinoises repose sur une collaboration forte entre l’État et les plateformes privées, comme Alibaba, Tencent ou Baidu, qui bénéficient d’un soutien institutionnel pour développer des services essentiels. De nouvelles formes de gouvernementalité émergent, basées sur un lien permanent avec les citoyens. Ainsi, les programmes de social scoring[22] chinois, mais également de société 5.0[23] au Japon, ou plus largement de smart cities en Corée du Sud[24] mettent en œuvre une gouvernance numérique intégrant de plus en plus les contraintes environnementales, afin d’orienter de manière plus ou moins coercitive le comportement des citoyens. Le suivi de l’épidémie constitue donc une extension naturelle de ces formes de biopolitique.

La situation européenne est quant à elle radicalement différente. Alors que la stratégie politique de développement du numérique est forte aux États-Unis et en Asie, elle fait défaut en Europe. À ce titre, les chiffres sont assez parlant puisque sur les 50 sites les plus visités au monde, aucun n’est européen[25]. La mise en place de la RGPD en 2018[26] montre l’originalité du positionnement européen, guidé par une pensée juridique du numérique bien plus que par une pensée politique, plus sensible à la protection des données qu’à la maîtrise et à la souveraineté des mutations numériques qui opèrent sur le territoire. Sans industrie numérique, en difficulté pour traiter ses propres données, l’Europe, qualifiée de « colonie numérique » par la sénatrice C. Morin-Dessailly[27], est soumise à une dépendance presque totale aux étatsuniens. Le revirement du NHS au profit de l’API Exposure Notification[28] semble ainsi illustrer cette position.

Conclusion

La crise sanitaire, parce que l’information joue un rôle si important pour la protection des personnes et de la société, pose de manière pressante la question du rôle du numérique. La diversité des approches montre que différents choix sont a priori possibles. Une analyse plus précise met néanmoins en évidence que les solutions numériques pour la pandémie actuelle s’inscrivent dans la stratégie numérique des nations. En offrant plus de services fondamentaux, les plateformes américaines renforcent leur utilité et par conséquent leur position dominante. En intégrant des services plus invasifs, les plateformes asiatiques renforcent une gouvernance biopolitique, en relation continue avec les citoyens. En ne développant que des solutions minimalistes, l’Europe renforce sa dépendance vis-à-vis des États-Unis. La possibilité que cette pandémie se prolonge ou que d’autres crises plus grave encore puissent advenir doit inviter à considérer le numérique d’une manière plus politique, au service de la population.

Stéphane Grumbach et Caroline Zanin travaillent ensemble dans le cadre d’un stage de recherche soutenu par l’Ecole urbaine de Lyon.

[1] Pan European Privacy-Preserving Proximity Tracing : https://www.pepp-pt.org

[2] Protocole développé conjointement par l’INRIA (France) et Fraunhofer AISEC (Allemagne) : https://github.com/ROBERT-proximity-tracing/documents

[3] Application développée par une équipe de chercheurs pilotée par l’INRIA sous la tutelle du ministère de la santé : https://www.inria.fr/fr/le-projet-stopcovid

[4] Protocole développé entre autres par l’EPFL, l’ETHZ (Suisse) et KU Leuven (Belgique) : https://github.com/DP-3T/documents

[5] Protocole développé par le Government Technology Agency, sous la tutelle du Premier ministre : https://www.tracetogether.gov.sg

[6] « Apple and Google partner on COVID-19 contact tracing technology ». Apple News, 10 avril 2020 : https://www.apple.com/newsroom/2020/04/apple-and-google-partner-on-covid-19-contact-tracing-technology

[7] « Exposure Notifications: Using technology to help public health authorities fight COVID‑19 », Google Covid-19 information & resources : https://www.google.com/covid19/exposurenotifications/

[8] Application développée par SAP et Deutsche Telekom : https://github.com/corona-warn-app

[9] Application développée par la start-up milanaise Bending Spoons sous la tutelle du ministère de la Santé : https://github.com/immuni-app/immuni-documentation

[10] Application développée par l’institut fédéral de santé Robert Koch (RKI) : https://corona-datenspende.de

[11] Application développée par King’s College London et la start-up Zoe : https://covid.joinzoe.com

[12] P. Mozur, R. Zhong, A. Krolik, « In Coronavirus Fight, China Gives Citizens a Color Code, With Red Flags », NY Times, 1 mars 2020 : https://www.nytimes.com/2020/03/01/business/china-coronavirus-surveillance.html

[13] « Chinese cities adopt QR codes to help with epidemic control. People’s Daily Online », People’s Daily, 25 février 2020 : http://en.people.cn/n3/2020/0225/c90000-9661901.html

[14] M. S. Kim, « South Korea is watching quarantined citizens with a smartphone app », MIT Technology Review, 6 mars 2020 : https://www.technologyreview.com/2020/03/06/905459/coronavirus-south-korea-smartphone-app-quarantine

[15] L. Ferretti et al., « Quantifying SARS-CoV-2 transmission suggests epidemic control with digital contact tracing », Science, 8 mai 2020 : https://science.sciencemag.org/content/368/6491/eabb6936

[16] https://www.moh.gov.sg/news-highlights/details/easing-the-tighter-circuit-breaker-measures-preparing-for-gradual-resumption-of-activity-after-1-june

[17] Y. W. Yee, « Coronavirus: More need to use contact tracing app for it to be effective », The Straits Times, 1 mai 2020 : https://www.straitstimes.com/singapore/more-need-to-use-contact-tracing-app-for-it-to-be-effective

[18] Le commissaire européen Thierry Breton déclarait le 2 avril 2020 à France Inter que « traquer » les Européens « n’est pas dans notre culture » : https://www.franceinter.fr/emissions/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien/l-invite-de-8h20-le-grand-entretien-02-avril-2020

[19] J. Nye, The Future of Power, 2011

[20] https://www.alexa.com/topsites

[21] T. O’Reilly, « Government as a Platform », Innovations: Technology, Governance, Globalization, vol. 6, 2011, p.13–40

[22] P. Sel, « L’utilisation par la Chine du système de crédit social pour gérer l’épidémie de Covid-19 », FRS, 28 avril 2020 : https://www.frstrategie.org/publications/notes/utilisation-chine-systeme-credit-social-pour-gerer-epidemie-covid-19-2020

[23] https://www8.cao.go.jp/cstp/english/society5_0/index.html

[24] N. Maillard, « How South Korea’s smart city startups curbed the spread of Covid-19 » : https://e27.co/how-south-koreas-smart-city-startups-curbed-the-spread-of-covid-19-20200323/

[25] https://www.alexa.com/topsites

[26] https://www.cnil.fr/fr/reglement-europeen-protection-donnees

[27] https://www.senat.fr/notice-rapport/2012/r12-443-notice.html

[28] L. Kelion, « UK virus-tracing app switches to Apple-Google model », BBC, 18 juin 2020 : https://www.bbc.com/news/technology-53095336

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.