LE PARLEMENT DES EAUX. PARLER / PARTICIPER / PARLEMENTER
Par Adrian Torres-Astaburuaga
L’École Urbaine de Lyon a mis en place un studio de recherche-création dédié à la relation entre eau et urbanité. L’objectif de ce document de travail est de présenter la démarche dans le but de convaincre des partenaires de tous types de rejoindre le projet, qui se veut collectif et ouvert.
Introduction
Dans Histoire d’un Ruisseau, paru en 1869, le géographe Élisée Reclus décrit les vicissitudes d’un cours d’eau qui épouse la morphologie des environnements qu’il traverse de sa source jusqu’à la mer. Une image métaphorique qui peut être comprise comme une dénonciation de la manière dont l’Anthropocène se caractérise, au contraire, par la volonté de domination des humains sur les milieux naturels.
Aujourd’hui, l’eau est un bien côté en bourse, ce qui témoigne certes de la prise de conscience de sa valeur, mais qui laisse aussi libre cours aux vicissitudes du marché. À Lyon, le passage à une gestion publique de l’eau promise par la liste écologiste a donné lieu à un vif débat lors de la campagne municipale 2020. L’objectif d’y parvenir en 2023 est une nouvelle prometteuse, qui fera certainement l’objet de nombreuses recherches afin d’évaluer dans quelle mesure cela change concrètement la gestion d’une ressource qui est effectivement un bien commun urbain.
Le studio de recherche veut aborder la question des usages l’eau de manière ample, et principalement en étudiant ses liens avec le contexte habité. Il ne s’agit pas d’étanchéifier ou parceller chacune des phases de l’eau urbaine mais plutôt d’explorer les modalités des usages, et surtout de comprendre leur interconnexion.
Les eaux visibles et invisibles
Nous parlons des eaux visibles et invisibles, du glacier à la mer, et dans tous ses états possibles. Les eaux les plus évidentes, comme celles des fleuves et des rivières, représentent un défi majeur, étant donné leur détérioration croissante, liée au processus d’urbanisation, d’industrialisation, d’extraction et de monoculture agrochimique. Mais comme le décrivait Reclus, cette eau émerge également d’une source, d’un glacier, elle coule à travers des ravins et des vallées, elle forme un bassin versant, elle articule un territoire où se trouvent les environnements urbanisés. Dans quelle mesure notre urbanité participe-t-elle à la logique du ruissellement, s’articule-t-elle comme une ville-vallée ?
Nous parlons aussi de l’eau de ruissèlement urbaine, qui décrit dans son flux la géomorphologie pré-anthropique de la cité, la pente et l’infiltration en lien potentiel avec la végétation et l’articulation écologique de l’urbanité comme une ville- vallée, comme un bassin versant ou comme bio-hydro systèmes urbains. Ce ruissellement est lié à l’eau de pluie, soumis à des variations pluviométriques, en lien avec la dérégulation climatique, nous faisant osciller entre sécheresse et inondation, dans une dynamique de régime hydraulique torrentiel généralisé.
La question de l’acidification ou de la toxicité des eaux de pluie, liée à l’agrochimie ou à une utilisation inconsciente voire téméraire des outils de la géo-ingénierie, est un risque énorme, car elle produit des changements profonds dans la composition fondamentale de l’élément eau, à un stade précoce de son cycle, altérant ainsi l’ensemble de celui-ci, et introduisant cette toxicité dans nos sols.
Quand nous réfléchissons au lien pluviométrie-ruissellement-urbanité, nous parlons également de notions comme : jardins de pluie, stratégies multifonctionnelles d’infiltrations et de stockage (inondabilité des espaces avec intensité d’usage, zones humides urbaines et périurbaines, etc.), séparativité réelle des réseaux. Parallèlement, la cohérence entre infrastructure verte urbaine et ruissellement est encore l’objet de nombreuses recherches.
Nous voulons également aborder les thématiques relatives aux questions reliées à la biodiversité et aux écosystèmes urbains. Bref il s’agirait d’intégrer le cycle de l’eau, la géographie dans l’aménagement du tissu urbain, en faisant paysage avec l’eau, à l’intérieur de la cité également.
Notre intérêt porte en outre sur les eaux phréatiques, réservoir de grande valeur des eaux potables, indispensables en outre pour une hydratation correcte et infiltration/perméabilité des sols, particulièrement, les sols urbains, qui ont parfois tourné le dos à ce rapport avec les nappes phréatiques.
L’approvisionnement en eau potable, son captage (phréatique, source, puits, pompage ou barrage), son traitement et sa composition (le fluor, le clore, le biotique et l’antibiotique, les sels minéraux, etc.), sa mise en réseaux, sont aussi des phases du cycle de l’eau qui restent invisibles pour la majorité des personnes. La gestion de l’eau potable, conçue comme un commun universel, nous parle de la notion de souveraineté de l’eau.
En lien métabolique avec les eaux potables, les traitement des eaux d’assainissement présente aujourd’hui des problèmes d’obsolescence, de complexité et de dépense énergétique ainsi que des risques écologiques. Le modèle linéaire de traitement par station d’épuration ne garantit pas que le versement par rejet à débit contrôlé atteigne un degré de pureté, en termes moléculaires. Le studio de recherche création de l’EUL a pour but alors de mettre en débat toutes ces questions, en explorant d’autres possibilités comme le traitement en source, la bioremédiation ou fitoremédiation, mais aussi d’aborder la question des versements domestiques, agricoles, industriels aux réseaux d’assainissement.
Aujourd’hui la separativité réelle des réseaux d’assainissement et réseaux de pluie reste à améliorer. L’impact de nos actions quotidiennes, la distinction entre eaux grises/eaux noires, nous parle de la possibilité de complexification des réseaux domestiques, pour que chaque goutte d’eau soit réutilisée. Dans nos quotidiens, on ouvre le robinet ou l’on tire la chasse d’eau sans une pleine conscience de ce qu‘implique ces services urbains. La visibilité et la prise de conscience de tous ces processus invisibles, et sa compréhension circulaire sont des buts fondamentaux du projet.
Finalement les eaux d’irrigation constituent une question majeure. D’un côté la problématique de l’association de l’assainissement à l’irrigation, dans certains pays, dans certaines régions pose un problème de toxicité et de surabondance de matière organique des eaux qui arrosent les cultures. Ceci lié à la problématique des phytotoxines, et engrais chimiques, qui peuvent venir polluer nos zones humides voire s’infiltrer dans la nappe phréatique. Le rôle de l’irrigation par inondation, qui contribue à la recharge phréatique face à l’arrosage goute à goute est un autre sujet à débattre.
Le cycle intégral de l’eau dans le milieu urbain
Ce studio a aussi pour but de contribuer à construire une compréhension holistique, circulaire et interdépendante de toutes les eaux décrites. Commencer à comprendre le cycle intégral de l’Eau en milieu urbain nécessite alors une interconnexion vive entre les départements de gestion des différents types d’eau, qui ne s’occupent habituellement que d’une composante du cycle. La complexité de chacun de ces secteurs, requiert en soit une expertise, qui n’est pas négligeable, mais l’appréhension du cycle urbain de l’eau, et l’orientation des actions menées envers ceci, nous rapproche des notions d’écosystème et de métabolisme urbain et de ville-vallée.
Une approche holistique de l’eau urbaine nous parle dans cette perspective de nouvelles formes de gouvernance et de gestion.
Par exemple, la question de l’amont aval, reste une clé conceptuelle d’extrême importance. L’assainissement de l’amont, sera l’eau à boire de l’aval, après son infiltration phréatique et sa dépuration granulaire. Peut-on accorder de nouveau le ruissellement urbain avec une conception biotopique de la cité (par exemple réouverture de petites rivières, parcs de pluie qui font territoire) ? Des questions ouvertes que le studio E [a]UL met en débat. Peut-on comprendre la fitoremédiation à un niveau qui serait intégré dans le milieu urbain et périurbain.
Un petit exemple domestique de Genève peut nous servir pour élargir le débat : au centre de la ville de Genève, la coopérative Équilibre a mis en place le projet de Soubeyran. Il s’agit de 38 logements coopératifs où les eaux d’assainissement sont traitées en source dans leur propre jardin par un processus pionnier de bioremédiation par vermiculture urbaine. Les eaux grises sont épurées en source, et rejetées à nouveau dans les débits. Pour réaliser cette opération, un accord entre les coopérativistes est nécessaire pour ne pas verser dans le wc, etc., des produits chimiques ou polluants mais valoriser plutôt des produits biodégradables e inoffensifs pour l’environnement.
Ces accords entre habitants, à micro échelle, nous parlent d’un début de Parlement des eaux, qui pourrait éventuellement s’élargir à l’échelle d’un bassin versant par exemple.
Parler / Participer / Parlementer
Une fois énoncées les premières approches du studio de recherche-création dédiée à l’eau, les thèmes exposés peuvent être abordés séparément : eau potable, gestion de l’eau urbaine, etc. ou bien tenter d’articuler des débats, des plateformes participatives, des rencontres, des tables rondes où les thèmes sont reliés et hybridés (Actions, traversées, terrains, témoignages, workshop, présentations, séminaires, journées, analyse prospective de projets urbains, éditorialisation, etc.).
En ce sens, l’étude E[a]UL lance une ligne de débat, d’interaction entre acteurs et d’analyse prospective, centrée sur la métropole lyonnaise, mais extensible à l’ensemble du système fluvial Rhône-Alpin, du glacier à la mer.
Chacune de ces entrées apporte une spécificité dans la manière d’aborder l’un des domaines thématiques. L’objectif est de réunir le grand public, les experts, les techniciens, les politiques et les autres parties prenantes impliquées directement ou indirectement dans la gestion des eaux urbaines, dans certaines de ses acceptions.
L’objectif serait de réunir le grand public, avec des experts, des spécialistes, des techniciens, afin non seulement de diffuser et de sensibiliser au sujet, mais aussi d’établir une discussion entre habitants-experts-techniciens-techniciens-eux. Vous trouverez ci-dessous une ventilation du contenu préliminaire de chacune de ces propositions d’entrée:
PARLER:
Atelier d’échange pour parler des eaux, développé en n séances. Cet atelier aborde de manière plus poétique et subjective la question des eaux, en utilisant l’écriture, l’écoute, les formes audiovisuelles (documentaire audiovisuel plus ou moins artistique/scientifique),
Il s’agit de parler, de décrire, d’écrire, de décliner, avec une approche poétique, subjective et synesthésique. Les formes potentielles de cet atelier sont diverses en pouvant développer des tables rondes, des présentations, des ateliers d’étudiants, une formation publique ou universitaire inter-master, émissions de radio, atelier d’écriture poétique.
Un animateur spécialisé coordonne l’atelier en cherchant à trouver les paroles qui vont bouleverser, qui vont transformer éventuellement le point de vue.
PARTICIPER
Cette entrée conceptuelle veut expérimenter l’engagement des citoyens dans la participation à la gestion publique (et privée) des eaux conçues comme bien commun. Quels sont les usages de l’eau au quotidien, quelles sont les problématiques et controverses liées à la gestion des eaux. Il s’agit ici de mettre en place un programme d’activités, en collaboration avec le Grand Lyon.
Ce deuxième temps constitue la base participative du projet, la constitution d’un groupe moteur d’acteurs impliqués dans la problématique ainsi que leur interaction les uns avec les autres. La constitution de ce substrat participatif s’oriente envers des notions de gouvernance participative des eaux, et serait un travail orienté vers la troisième entrée dédié au Parlement en soit.
PARLEMENTER
Ce troisième apport thématique ou conceptuel est l’objectif final du processus. Il s’agit d’essayer de mettre en place une assemblée ad hoc, dédiée à débattre des questions relatives aux usages de l’eau, de toutes les eaux, visibles et invisibles, afin de tendre vers une gouvernance participative de ce bien commun urbain.
N sessions de parlements avec la mise en place d’un calendrier parlementaire, sur les usages de l’eau, avec une réflexion autour des enjeux multiples des eaux visibles et invisibles : l’eau potable, et le passage en régie publique comme uns des enjeux centraux, l’eau comme commun urbain, la démocratie de l’eau le droit à l’eau, la prise de soin de l’eau, les contrats de bassin versant, les accords de fleuve, l’introduction réelle du cycle de l’eau dans le milieu urbain, l’exploration de pratiques et prospectives autres, la relation l’eau et l’urbanité, comme angles d’entrées des sujets posées au parlement.
Ce projet de Parlement des Eaux, à la fois physique et métaphorique, a un double objectif : d’une part, construire un débat ouvert sur les sujets expliqués ici. D’un autre côté, tout ce travail veut être orienté vers une vision prospective qui pourra éventuellement alimenter les processus de gouvernance, ainsi que des actions concrètes sur le territoire. Pour essayer de commencer à tisser une charte pour l’avenir, une charte du futur, ou un Manifeste des Eaux. Il s’agit donc de mettre en place un dispositif de transduction qui puisse passer du débat et la traversée à l’action concrète métropolitaine et intercommunale, de l’amont à l’aval, du glacier alpin à la mer Méditerranée.