Le scintillement précaire des lucioles vu par Michel Séméniako
Par Danièle Méaux
Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque international « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean-Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, la Cité du design, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.
En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet.
La série « Lucioles, lettres d’amour des mouches à feu » a été réalisée par Michel Séméniako en 2007, près de Manta, dans le Piémont italien. En résidence dans la région quelques années auparavant afin de produire des vues d’architecture, il avait été gêné par les traînées lumineuses que les lucioles laissaient dans ses images, l’obligeant à un patient travail de retouche. Un entomologiste lui avait alors expliqué les mœurs de ces lampyridae, notamment le moment où leur scintillement était le plus intense, dans les premiers jours de juin. C’est donc à cette période que le photographe revint sur les lieux en 2007, l’espèce s’y étant multipliée en raison de la conversion biologique des agriculteurs de la vallée.
Toute l’œuvre de Séméniako témoigne d’une fascination pour les jeux de la lumière dans l’obscurité de la nuit. Après avoir pratiqué la photographie argentique, il travaille aujourd’hui avec un boîtier numérique fixé à un trépied. Le plus souvent, il n’opère pas seul, mais secondé d’assistants qui s’occupent du réglage de l’appareil. Un long temps d’exposition est ménagé, durant lequel Séméniako balaie l’espace nocturne au moyen du faisceau coloré de lampes-torches. En raison de la dilatation de la durée de prise de vue, son corps mobile ne laisse aucune trace dans l’image, tandis que l’éclairage des lampes teinte les sites de nuances vives. Le processus d’élaboration des images s’avère essentiel : les gestes de l’artiste revêtent, dans les profondeurs de la nuit, les allures d’un culte secret à la lumière.
On comprend dès lors que Séméniako ait appréhendé les lucioles comme de potentiels adjuvants : ces lilliputiens se présentaient comme de vivants lumignons, susceptibles d’animer les ténèbres. Qu’elle soit argentique ou numérique, la photographie est acheiropoïète (non faite de mains d’homme) : si l’opérateur procède à des choix techniques ou esthétiques en amont et en aval de la prise de vue, la fixation du spectacle présenté à l’objectif découle elle de l’« agentivité » d’un phénomène « naturel », l’étape de l’enregistrement étant passive.
Si telle est la portée symbolique de représentations qui font collaborer bioluminescence et prise de vue, la conduite adoptée par Séméniako n’est pas si simple puisqu’il doit combiner, dans ces vues nocturnes, l’inscription du clignotement des insectes et celle de la coloration des lieux par les lampes. Or l’enregistrement des deux phénomènes en une exposition prolongée n’aboutirait qu’à un brouillage confus. Le photographe est donc contraint de conjuguer deux prises de vue : la première, instantanée et pratiquée en haute sensibilité, fixe avec netteté les signaux émis par les insectes ; la seconde, effectuée en pause longue, retient la coloration progressive du site par les lampes. Ensuite, grâce à Photoshop, l’artiste procède à la fusion des deux images.
Cette série se présente néanmoins comme la résultante de la capacité de certains coléoptères à produire de la lumière. Or cette dernière participe d’un écosystème complexe : une réaction chimique, liée à la présence d’oxygène dans l’air, permet aux lucioles de communiquer entre elles, en vue de leur reproduction qui participe d’un équilibre naturel global, puisque les larves dévorent des gastéropodes qui s’alimentent de plantes. Le clignotement des lucioles est donc partie prenante d’échanges et d’interactions qui régulent tout un milieu animal et végétal.
L’exaltation des ressources du vivant fait sens, en cette période que l’on nomme « anthropocène ». Laisser s’exprimer les énergies de la nature au sein de démarches de création, c’est affirmer l’activité de phénomènes vivants qui participent de l’équilibre du milieu dont font partie les hommes. Dès lors ceux-ci n’apparaissent plus comme seuls sujets, capables d’intervenir sur une matière inerte ou une mécanique imbécile, mais semblent pris dans un ensemble de forces et de synergies, ainsi que le suggérait la philosophie romantique de la nature d’un Carl Gustav Carus. Le risque actuel d’une extinction des lucioles ‒ lié, entre autres choses, à la pollution lumineuse ‒ signe la nécessité d’une reconnexion aux manifestations de la vie.
Danièle Méaux, Professeur des universités, Esthétique et sciences de l’art, photographie, Université Jean-Monnet, Saint-Etienne, Laboratoire ECLLA
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