Le théâtre comme prothèse cognitive face à la crise écologique. Entretien avec Julie Sermon.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
7 min readFeb 23, 2023

Dans cet entretien, Julie Sermon est professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain (Université Lyon 2) discute du rôle du théâtre pour faire face à la crise écologique et nous rendre attentifs à l’environnement dans lequel nous vivons.

Mosaïque représentant des masques théâtraux de Tragédie et de Comédie (Thermae Decianae) — Wikipedia

Comment en êtes-vous venue à concilier votre travail sur le théâtre et votre souci écologique?

C’est une nécessité qui s’est imposée à moi en 2017, pour des raisons partagées par un grand nombre d’entre nous, une préoccupation citoyenne. Elle pousse à s’interroger sur ce qu’on peut faire depuis sa place, ses compétences. Donc je me suis demandé dans quelle mesure, en tant qu’enseignante-chercheuse en arts du spectacle, je pouvais contribuer, non pas à sauver la planète, restaurer la biodiversité — il y a des actions efficaces et des luttes à mener — , mais il ne s’agissait pas de confondre l’université avec un endroit de lutte ou d’action directe. Mais de questionner malgré tout, comment les arts pouvaient contribuer au changement des mentalités, au changement des représentations, et être tout simplement un lieu de partage des interrogations et des savoirs que ces problématiques écologiques peuvent engager.

Certains penseurs de l’écologie voient dans l’écriture — e.g., David Abram — , dans la médiation de l’écrit, un facteur de coupure entre nos sens et notre environnement. La même critique pourrait être émise envers les arts du spectacle, cet ensemble de techniques qui font sortir d’un environnement quotidien auquel il serait intéressant d’être sensible.

C’est un reproche qui a pu être fait, notamment par Baz Kershaw, le théâtre serait structurellement l’art qui nous extrait de la nature. C’est dans la création même de ce spectacle de mettre à distance, de mettre dans une position d’observer quelque chose dont on s’est coupé. Donc on peut dire, oui le théâtre bien avant tous les autres écrans, crée cette première distance et position de spectateur et par définition suppose qu’on est extérieur à quelque chose qu’on observe. On peut dire que c’est la pratique qui nous sépare de la nature. C’est pour cela que Baz Kershaw propose des scènes immersives. Il faut replonger les spectateurs à l’intérieur de la situation, ce qui peut avoir des vertus.

Mais je pars aussi du principe qu’à partir du moment où on est sortis de cet état d’immersion totale, la position d’extériorité du théâtre peut avoir pour vertu de nous donner à voir, à penser, à réfléchir sur un mode spécifique. Et à l’intérieur de ce cadre, on peut changer le type d’acteurs, le type de récit, le type de représentation, donc je continue à trouver quelques vertus à ce dispositif. Et je suis aussi sceptique à l’idée qu’à partir du moment où il y aurait immersion il y aurait forcément reconnexion au vivant. Dans ce cas jetons tous nos objets techniques, désapprenons le langage… On ne fait pas machine arrière. Par contre dans un certain état d’acculturation, qu’est-ce qu’on peut faire évoluer au sein de ce cadre.

Gaia Global Circus — P.Dumas

Au contraire, d’autres penseurs ont montré combien nos sens sont impuissants pour expérimenter diverses pollutions auxquelles nous sommes insensibles, comme la radioactivité. La question est donc inverse: sans médiation, l’échelle globale nous est inaccessible, tout comme divers facteurs du changement global. La médiation serait au contraire la solution pour nous proposer une expérience du changement global.

Je pense que les arts peuvent agir comme des prothèses cognitives. Ils augmentent nos perceptions, ils nous rendent attentifs à des choses auxquelles on ne prêterait pas attention. Les conventions théâtrales permettent de donner forme à des choses qui sont a priori imperceptibles, inconcevables. Il y a un travail de figuration qui passe par des mots, des sons. Et ne serait-ce que le fait d’être rassemblés collectivement pendant une certaine durée produit un espace-temps précieux d’ouverture de nos imaginaires. Le théâtre a cette capacité à nous embarquer dans des univers très différents qui nous rend plus intéressés, sensibles, à des phénomènes dont on a conscience mais qu’on évacue parce que ce n’est pas agréable ou c’est lointain.

Vous avez utilisé le mot de collectif, ce qui est intéressant par rapport à mes premières questions: les effets du théâtre qu’elles envisagent s’appliqueraient aussi à un spectateur solitaire. Quel est l’intérêt du rapport collectif au théâtre?

L’expérience elle sera propre à chacun, mais on n’est pas du tout indifférent à la manière dont le public réagit. On est confrontés aux questions: est-ce que je ris, ou ai-je pleuré en même temps que tout le monde? Suis-je accordée ou désaccordée? Toute cette expérience est assez intuitive. Il y a ce sentiment d’accordage et de désaccordage avec mes partenaires de spectacle. Et ça fait aussi retour sur où est-ce qu’on en est collectivement: qu’est-ce qui fait consensus? Qu’est-ce qui choque?

Est-ce qu’il a des exemples historiques de collectifs de spectateurs qui deviennent des collectifs citoyens et militants?

Dans les années 1930, il y a eu le désir de politiser le spectateur par l’expérience théâtrale, notamment chez Brecht ou Piscator, ou plus tard chez Augusto Boal, qui essaye vraiment d’utiliser les outils du théâtre comme des outils d’émancipation et d’action. Il veut fabriquer des spect’acteurs à l’aide d’un théâtre-forum.

J’avoue être un peu sceptique, parce qu’esthétiquement, ce ne sont pas les formes qui m’intéressent le plus. Et est-ce que la fonction du théâtre serait de créer des collectifs agissants? Est-ce qu’une pièce peut transformer une foule en ZAD? Je n’y crois pas tellement. Ca ne veut pas dire qu’il n’y a pas d’effets potentiellement politiques, mais la puissance d’un spectacle résonne très différemment selon les subjectivités et sur des temporalités parfois très différentes. On peut sortir conquis d’un spectacle et nous apercevoir 15 jours après qu’il n’en reste à peu près rien. Et puis à l’inverse, quelque chose dont on ne sait pas trop quoi penser et qui va nous habiter durablement.

Du côté des artistes, ils sont de plus en plus nombreux à concevoir leur travail intriqué à une fonction engagée. C’est net. Mais ce n’est pas parce qu’ils travaillent comme ça qu’ils ont pour mission de convertir le public.

Sarah Bernhardt dans le rôle de Pelléas dans la pièce symboliste “Pelléas et Mélisande” de Maurice Maeterlinck

Vous sous-entendez que l’artiste se sentirait démuni et aurait du mal à justifier son art face au changement global? Ca remettrait en cause l’utilité même du théâtre?

Il y a quelque chose qui se joue de cet ordre-là, qui serait que l’art doit résister à un diktat écologiste et que l’art doit rester absolument libre et transgressif. Mais les artistes qui se posent la question de ce qu’il faut faire, c’est d’abord un problème existentiel et ce vertige de se dire, est-ce raisonnable de faire de l’art si on va connaître des crises très graves? Peut-on continuer à vivre en faisant comme si ce n’était pas notre problème? Pour les gens qui lucidement se rendent compte qu’on n’échappera pas au problème, on est dans ce problème, cela invite à se positionner sur ce qu’on peut apporter. Mais ce n’est pas un mouvement artistique en tant que tel.

Malgré l’absence de mouvement constitué, observez-vous des bouleversements en matière de contenu et de forme dans le théâtre contemporain?

Il y a de plus en plus de spectacles qui élargissent le cercle des entités. Il y a cette volonté de réinscrire l’histoire humaine dans l’histoire environnementale, de ne pas jouer complètement sur le microcosme des relations interpersonnelles, qui existe fortement depuis le XVIIe siècle et guère avant. Le théâtre s’est vraiment recentré sur la sphère domestique et interpersonnelle. Avant l’âge classique, les humains restaient connectés à des forces, à des éléments naturels, à des animaux.

Cela permet aussi de ré-envisager différemment certains corpus: le théâtre symboliste, de la fin du XIXe, était un théâtre très attentif à des forces, des esprits, des puissances cosmiques. Il y avait toute une dimension cosmique voire religieuse. Et il y avait ce désir aussi de remettre l’humain dans des dimensions de transcendance et par exemple la question de la nature, le rapport à la nature était très présent dans ce corpus symboliste. Donc cela invite aujourd’hui à redécouvrir des pièces délaissées.

Il y a aussi de plus en plus de spectacles qui font exister les matérialités, qui donnent voix au non-humain. Cela donne lieu à des esthétiques les plus diverses, de la plus réaliste à la plus science-fictionnelle. Il y a ce désir d’élargir les entités qui peuplent la scène. Et il y aune tendance de plus en plus grande à vouloir sortir des espaces fermés, de vouloir créer pour des lieux spécifiques, de donner du sens à ce qu’on a méprisé, c’est-à-dire l’action socio-culturelle, parce que cela permet de se dire qu’on ne crée pas des marchandises culturelles qui vont tourner.

Interviewée: Julie Sermon est professeure en histoire et esthétique du théâtre contemporain (Université Lyon 2)

Intervieweur: Alexandre Rigal est chercheur postdoctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon et rédacteur en chef d’Anthropocene 2050.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.