L’eau des bains-douches, de l’intimité à la santé publique. Compte-rendu de “La semaine l’eau 2022” par LALCA.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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12 min readJul 12, 2022

Et si l’on prenait au sérieux les bains-douches en tant que lieu important de la ville? Et si l’on partait des bains-douches pour découvrir les relations entre la ville et l’eau? LALCA mène l’enquête. Association créée en 2008, LALCA est un laboratoire de recherche théorique et expérimentale qui tente d’observer comment la ville se fabrique à l’encontre de ce(ux) qui l’effraie(nt).

LALCA laboratoire itinérant

Au croisement des champs disciplinaires de la création visuelle et sonore, de la cartographie militante et de la recherche urbaine, LALCA explore les marges de la métropole lyonnaise pour éclairer avec celles et ceux qui les habitent des réalités invisibles et penser la ville inclusive.

LALCA est un laboratoire indépendant de recherche impliquée et de création artistique composé d’architectes, de chercheurs en sciences sociales et d’artistes engagés dans la mutation profonde des méthodes de pensée et de faire projet. Depuis fin 2016, LALCA porte le projet « Hospitalité(s) »¹ : un observatoire de la fabrique de la métropole par le prisme des multiples formes d’hospitalité et une réflexion pluridisciplinaire sur la notion d’habiter. À travers ce projet, nous souhaitons comprendre ce que les urbanités provisoires, précaires, mobiles et invisibles nous racontent de la ville contemporaine, ce qu’elles nous donnent à voir et à comprendre des mutations à l’œuvre, mais aussi en quoi elles peuvent aider à penser et à reconfigurer les espaces publics. En somme, comment de ce réel bien palpable, nous pourrions partir en quête d’utopie et ainsi penser la ville de demain, inclusive, souhaitable et vivable pour toutes et tous à l’ère de l’anthropocène.

L’économie libérale du monde dans lequel nous vivons a pour conséquences urbaines l’accentuation des fractures territoriales au sein d’une même métropole. Entre recherche d’investissement et de capitaux et nécessité d’aménager des espaces « normés » pour les cadres supérieurs, la métropole de Lyon rencontre des difficultés à tenir compte des personnes les plus précaires, désireuses aussi d’en profiter. Alors que les citoyens sont invités à toujours plus de mobilité — montrée comme un signe de modernité ) l’ultranomadisme des populations les plus fragiles (ouvriers en camion, voiture, hôtel low-cost, migrants, sans-abris, etc.) pose problème. La ville, ne sachant que faire de ces réalités (installation légère, temporaire, mobile, construite rapidement, dans des zones en friche, etc.), opte trop souvent pour une cécité complexifiant les possibilités d’habiter normalement la cité².

visuel 1 : Fresque lors du Campement sonore d’avril 2018 aux bains-douches Delessert, Lyon.

Et si les bains-douches étaient le centre du monde ?

Nous partons de l’hypothèse que l’habiter précaire est « éclaté » sur le territoire et que par conséquent la morphologie constellaire de cet habiter comprend des déplacements entre ses différents « besoins » qui ont alors lieu ailleurs que dans l’abri-toit (se laver, s’habiller, se reposer, s’aimer, se nourrir, etc.). Nous suivons la trace de ces « urbanités en mouvement » qui émergent dans les mailles administrées du cadastre, notamment dans les derniers bains-douches³ municipaux de la métropole lyonnaise comme l’un des hauts lieux de l’hospitalité par ce qu’ils permettent : offrir une eau de qualité et un espace-temps sécurisé pour se mettre à nu et prendre soin de soi. Ici donc, nous étudions à travers les témoignages des habiteurs et habiteuses⁴, un des « besoins » de l’habiter : se laver, besoin qui dépasse la simple hygiène corporelle pour se situer dans une prise de soin totale aussi bien physique, mentale et sociale au travers d’un usage particulier de l’eau.

Depuis 2018, début de notre présence aux bains-douches qui se déploie par de nombreux Campements sonores⁵, nous comprenons que parler de « se laver » raconte un des multiples usages de l’eau ; impliquant l’eau comme sujet en soi dans nos travaux de recherche et créations. Dans le prolongement de la pensée du philosophe Jean-Philippe Pierron qui propose trois figures de l’eau « élément hiérophanique dans le symbolisme cosmique ; composé moléculaire pour la chimie moderne ; milieu à vivre et à aimer pour l’écologie contemporaine »⁶, nous ajoutons un nouveau regard sur l’eau : celle « qui permet » de prendre soin de soi, qui fait lien social en favorisant la connexion à soi-même et ainsi aux autres et au monde. Ainsi, nous émettons l’hypothèse de l’eau comme la matière même à hospitalité ou matière de l’hospitalité.

L’eau dans tous ses états !

LALCA se situe du côté d’une recherche immersive, d’une présence sur le terrain au long cours qui intègre, à toutes les étapes, la coproduction de récits sensibles, artistiques, associant « chercheurs » et « témoins » décalant alors les postures d’expertises. La démarche scientifique et la démarche artistique s’enrichissent ainsi mutuellement, tant du point de vue des outils et des méthodes mis en œuvre que des formes de restitution ou de partage des réflexions et des expériences vécues⁷. Il s’agit de sortir des postures disciplinaires et de penser simultanément, de manière intégrée, différentes expériences, différents récits, différentes démarches, qui s’alimentent les uns les autres ayant tous pour objectif de faire bouger les regards et les pratiques. Il s’agit donc de créer un espace ouvert où chacun peut prendre part, participer à l’œuvre en train de se faire.

Visuel 2 : Plateau-radio en direct des bains-douches Delessert, 12 avril 2019, Lyon.

Pour accroître et diffuser son travail de recherche et ses créations artistiques, faire acte de médiation autour de l’eau qui permet de prendre soin, LALCA organise avec plusieurs partenaires différents événements lors des Journées Mondiale de l’Eau à partir de 2019. Ainsi, chaque année des installations visuelles et sonores voient le jour devant les bains-douches, un plateau-radio⁸ de deux heures in situ regroupant des usagers des bains-douches et des scientifiques sur différentes approches de la question de l’eau a été diffusé en direct sur Radio Canut.

Malgré la situation sanitaire de l’année 2021, quelques actions ont pu être maintenues pour parler d’eau tels que le webinaire « L’usage de l’eau, une perspective anthropocène »⁹ co-porté avec l’EUL, quelques événements aux Bains-douches nous ont également permis de réaliser un podcast diffusé¹⁰ sur la webradio du réseau TRACES Migrations.

Ces programmations hétéroclites, regroupant sciences, cultures, art et artisanat, offrent les conditions pour décloisonner les domaines, les mondes, croiser les regards et pensées du chercheur, de l’artiste, du citoyen. C’est autant faire circuler la/les connaissance/s que d’ouvrir des voies de ressourcement et de possible débat sur la ville, ses espaces publics, son hospitalité et un commun à ré-inventer.

Friction des savoirs, de l’art et des expériences :
Programmation Semaine de l’eau mars 2022

Lundi 21 mars

Sur l’invitation de Maria Grace Salamanca, philosophe, artiste théâtrale et chercheuse post-doctorat (EUL) et Adrian Torres Torres-astaburuaga, architecte et chercheur (EUL), LALCA participe au dialogue “Chair valeurs du soin : Eau — soins — santé” qui réunit également Sandrine Charles, chercheuse en écotoxicologie prédictive (LBBE, Université Lyon 1), Juliette Michel, chercheuse en post-doctorat (EUL) et Pénélope Duval, doctorante (EUL).

Mardi 22 mars

Visuel 3 : Distribution du Savon de Gerland aux bains-douches Delessert en mars 2022.

Sur le seuil des bains-douches ou dans le sas d’entrée, LALCA distribue aux usagers des petits pains de savons de Gerland fabriqués grâce à la réunion de divers acteurs du quartier (étudiants, associations, citoyens, usagers et agents des bains-douches). Chaque transmission est l’occasion pour LALCA d’enquêter à nouveau auprès des habiteurs et prolonger la réflexion sur la culture du soin de chacun.

LALCA cherche par la collecte de ces expériences et de ces connaissances, les expertises qui nous semble indispensables à la pensée urbaine. Le projet ne saurait donc se faire sans la parole des gens avec qui nous travaillons et principalement avec celles et ceux bien souvent invisibilisés (sans-abris, immigrés, travailleurs mobiles, etc.).

La démarche de recherche et de création se base sur le recueil de témoignages pour écrire et réaliser de manière participative de nouveaux récits. C’est un moyen de donner à entendre des paroles, des vécus, des connaissances singulières de la ville, des expériences du territoire à hauteur d’Homme, qui ne sont que très rarement prises en compte par les politiques métropolitaines. Dans ces voix inécoutées des laissés pour compte de l’histoire se faisant, dans les plis et les centimètres carrés inconnus, nous cherchons aussi la place et les sources d’imaginaire, le réel, l’utopie, la ville hospitalière.

Visuel 4 : Salon urbain adapté pour les « siestes sonores » lors de la Journée mondiale de l’eau 2022.

Un salon urbain, devant les Bains-douches offre un espace convivial invitant chacun, le temps d’une “sieste sonore” à écouter les œuvres audio créées par LALCA :

Les Récits de vi(ll)es, portraits sonores réalisés à partir des témoignages recueillis auprès des usagers des Bains-douches, sont de courtes œuvres documentaires (de 3 à 5 minutes) qui relatent les villes informelles en donnant la parole aux habitants invisibilisés et en devenant porte-voix de leurs vécus singuliers. Les Récits de vi(ll)es parlent de relations à l’hygiène, au soin, du rapport intime au corps et du corps comme lien au monde. Ils parlent d’objets d’habitudes et d’ancrages. Ils rendent compte de l’épaisseur des existences à travers les timbres, les silences, la musicalité des voix et des contextes sonores.

Les Polyphonies citadines sont des créations sonores polyphoniques d’un format de 10 à 15 minutes qui explorent une thématique, composent parfois un dialogue imaginaire et offrent par le croisement des récits une manière d’aborder un objet de recherche par le décalage et la poésie sonore.

Mercredi 23 mars

Visuel 5 : « Des mots d’eau » lecture-performance par Pierre-Jean Etienne.

C’est dans le jardin de la Bibliothèque municipale Hannah Arendt de Gerland et en partenariat avec son équipe de programmation que nous proposons une lecture-performance “Des mots d’eau” du comédien Pierre-Jean Etienne.

En partant de la lecture de différents livres, celui-ci tisse une histoire de l’eau qui puise sa naissance dans les larmes des titans, grandit dans la glace et la vapeur des civilisations et se suspend dans le plaisir de se laver. Cette histoire est une traversée poétique et sérieuse à travers les civilisations, les lieux de l’eau, les batailles et l’organisation des villes.

Avec ce spectacle lecture ainsi que l’ensemble des actions réalisées chez les acteurs et associations du quartier (savon de Gerland etc), LALCA fédère et construit une constellation entre chacun autour du soin et des bains-douches comme un bien commun à connaître et à défendre.

Jeudi 24 mars

Visuel 6 : Atelier de fabrication du Savon de Gerland dans un laboratoire de l’ISARA.

Sous l’impulsion de LALCA, le CCAS de Lyon et les Bains-douches, le jardin l’Oasis de Gerland, l’ISARA, la Bibliothèque municipale et le Centre social de Gerland s’associent depuis 2019 pour développer la fabrication d’un savon local, le Savon de Gerland, utile aux usagers des bains-douches, mais aussi aux habitants logés à proximité.

l’ISARA, école supérieure d’agronomie, nous accueille régulièrement dans ses laboratoires pour des ateliers de fabrication de savon. De plus, cette année, nous collaborons avec la savonnière Colette & Jo pour réaliser la fournée du Savon de Gerland de ce 24 mars 2022. Nous expérimentons ainsi de nouvelles recettes permettant de fabriquer 380 pains de savons à l’avoine et au miel, au charbon, à l’ortie et à la bière. La distribution est prévue fin juin !

Visuel 7 : 4 recettes du Savon de Gerland testées en mars 2022.

Ce savon est aujourd’hui le symbole du prendre soin local et d’une synergie d’acteurs locaux. En 2023, nous tenterons d’autonomiser ce projet afin qu’il perdure au-delà de notre présence sur le territoire.

Vendredi 25 mars

LALCA participe à la séance de clôture de la semaine de l’eau initiée par l’École Urbaine de Lyon par sa participation au débat « les eaux souterraines » qui a lieu au Musée Gadagne.

Façonner la ville par les usages de l’eau

Toutes ces expériences organisées pendant cette semaine de mars 2022 et l’ensemble du travail mené depuis quatre ans aux bains-douches Delessert confirment le besoin de penser la dimension sociale de l’eau, en raison du lien essentiel que l’être humain entretient avec celle-ci. Historiquement, nous observons qu’il a toujours placé l’eau au cœur de la construction de ses villes, que se soit en s’installant à proximité d’une source directe d’approvisionnement ou par le développement de moyens d’acheminement notamment par le biais d’aqueducs, témoins de l’importance première de l’eau comme ressource de consommation (hydratation et hygiène).

Aujourd’hui, pour les personnes les plus précaires, chercher de l’eau pour boire, pour se laver et in fine trouver un espace-temps pour être bien est un véritable parcours du combattant. C’est aux Bains-douches Delessert qu’elles trouvent ce refuge où est il possible de se laver et de manière plus large de prendre soin de soi, de s’ausculter comme de se pomponner, et ainsi de retrouver une dignité mise à mal par de difficiles conditions de vie. À l’échelle de la métropole lyonnaise, où le nombre d’endroits possibles pour prendre une douche est très réduit, ce lieu d’accueil inconditionnel, étape indispensable dans un parcours d’habiter éclaté, est une centralité unique, aussi bien spatiale que temporelle, qui mériterait d’être démultipliée en différents établissements sur le territoire.

Alors que la ville cherche actuellement davantage d’inclusivité et que par volonté écologique elle tend à retrouver un cycle plus vertueux de l’eau, il serait juste d’intégrer l’être humain dans ce cycle et ainsi considérer l’eau dans sa valeur indispensable à la santé humaine, évidemment comme ressource pour l’hydratation mais tout autant pour cette eau qui permet la mise en relation et participe ainsi concrètement à la vie sociale. Repenser le déploiement de lieux publics du prendre soin en lien avec l’eau retrouvée dans la ville participerait au développement d’une ville bien plus hospitalière puisqu’ils permettraient à tout un chacun d’avoir les moyens de se sentir bien pour interagir librement avec les autres. Ainsi, la ville de demain gagnerait à suivre non seulement les trajets de ses eaux mais aussi les usages de ses eaux.

Auteur: LALCA — laboratoire itinérant

Notes

  1. Voir développement du projet sur https://lalca.org/journal-de-bord
    Certains axes du projet se développent en partenariat avec des laboratoires universitaires : EVS-LAURE — Environnement, ville et société de l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Lyon (UMR 5600) ; l’IIAC — Institut interdisciplinaire d’anthropologie du contemporain-LACI (UMR 8177 CNRS/EHESS) ; le programme BainsMigr porté par l’Institut Convergences Migrations ; l’Université Lyon 2 ; l’École Urbaine de Lyon.
  2. LALCA, 2021. « Qu’est-ce que l’hospitalité à l’échelle d’une ville ? », dans Millénaire 3 [en ligne]. (https://www.millenaire3.com/ressources/Qu-est-ce-que-l-hospitalite-a-l-echelle-d-une-ville — consulté le 12.05.2022).
  3. Les Bains-douches Delessert, à Lyon 7e, sont ouverts du lundi au vendredi de 7h30 à 17h30. L’accueil y est inconditionnel et gratuit, seuls les mineurs doivent être accompagnés d’une personne adulte. En plus de cet établissement, le Guide d’Urgence Sociale de la ville de Lyon (édition 2021) dénombre seulement sept accueils de jour associatifs dans lesquels une ou deux douches sont mises à dispostion mais avec des horaires réduits et à des conditions spécifiques (âge, sexe, sur rendez-vous, etc.). Tous sont fermés le week-end, à l’exception d’un seul « La péniche accueil-Balajo » qui ouvre les dimanches après-midis en hiver.
  4. « Habiteur » est un terme qui existait encore au milieu du 19e siècle. C’est le propre des personnes qui habitent, à la différence des habitants qui sont ceux qui résident, qui ont un habitat. Là où l’habitat évoque le lieu ou le milieu dans lequel nous évoluons, habiteur s’approche davantage de la question des habitudes (PAQUOT, T. 2005. Habiter, habitation, habiter. Ce que parler veut dire…, Informations sociales, n°123, p. 48–54 et BREVIGLIERI, M. 2006. Penser l’habiter, estimer l’habitabilité, Tracés, n°23, p. 9–14).
  5. LALCA, 2021. « Notre Campement sonore génère une hospitalité éphémère essentielle au travail d’enquête, tout autant qu’il est une manière de la revendiquer comme nécessité fondamentale des espaces publics urbains », dans Blog de l’École Urbaine de Lyon, Anthropocène 2050 [en ligne]. (https://medium.com/anthropocene2050/notre-campement-sonore-genere-une-hospitalite-ephemere-essentielle-au-travail-denquete-tout-8f2a232c3715 — consulté le 12.05.2022)
  6. PIERRON J.-P. 2018. La poétique de l’eau, Ed. François Bourin. p.68
  7. CHAULIAC, M. et LALCA, 2021. « Dans l’intimité des bains-douches. Une expérience collective de recherche-création », dans ethnographiques.org, Numéro 42 — décembre 2021, Rencontres ethno-artistiques [en ligne]. (https://www.ethnographiques.org/2021/Chauliac_LALCA — consulté le 12.05.2022)
  8. https://soundcloud.com/user-352508229/plateau-radio-de-lalca-devant-les-bains-douches
  9. https://www.youtube.com/watch?v=F39xWXUE_jY&feature=emb_imp_woyt
  10. https://soundcloud.com/radio-traces/leau-dans-tous-ses-etats

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.