Jeffrey K. H. Chan : “Lorsque nous construisons des murs contre les inondations, nous nous protégeons aux dépens de quelqu’un d’autre.”
Par Lucas Tiphine
Entretien avec Jeffrey Kok Hui Chan, assistant professor à la Singapore University of Technology and Design et auteur de Urban Ethics in the Anthropocene: The moral dimensions of six emerging conditions in contemporary urbanism. UK: Palgrave, 2019 (non traduit). Propos recueillis par Lucas Tiphine, chercheur post-doctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon.
The original answers in English can be found below the French translation.
Quelles sont les raisons scientifiques pour lesquelles vous avez décidé d’utiliser le concept d’Anthropocène dans certaines de vos recherches récentes ?
Mon utilisation du concept d’Anthropocene est une adaptation de l’idée d’Otl Aicher du “monde comme design”. Aicher était un membre influent de l’Ecole d’Ulm (Hochschule für Gestaltung Ulm), et il avait lutté contre le totalitarisme plus tôt dans sa vie. Comme beaucoup de penseurs de sa génération, il se posait cette question : comment faire face à l’implacable rationalisation de la vie par la technologie ? En tant que designer, il avait en effet pu voir la réalité anthropocène beaucoup plus tôt que beaucoup de ses pairs parce que ce sont les designers qui donnent au processus de rationalisation une forme matérielle, organisationnelle et environnementale : nous nous réveillons au milieu d’artefacts technologiques, nous vivons dans l’agitation de la technosphère et nous finissons notre vie dans le système artificiel créé par les humains. L’eau, la nourriture et même, dans certains endroits, l’air nécessaires à notre survie, n’ont pas été épargnés par le design. Si celui-ci est devenu une réalité ontologique, alors un immense soin doit être pris pour considérer sa puissance et la responsabilité qui vient avec cette puissance. De cette façon, ma propre conception de l’Anthropocène n’est ni déterminée par la géologie, ni par le climat — même si ces deux cadres l’informent. Mon idée de l’Anthropocène se concentre sur les ramifications — en particulier les ramifications éthiques — du design, qui sont en partie le résultat de la convergence du capitalisme avec notre créativité. Je m’intéresse également de plus en plus aux conséquences involontaires et indésirables du recours au design pour répondre aux urgences de l’Anthropocène. La réalité anthropocène peut dans cette perspective être décrite de la manière suivante : nous sommes contraints de répondre aux problèmes urgents de l’Anthropocène avec plus de design ; mais utiliser un design plus radical et à une échelle plus grande dans des circonstances pressantes réduit notre réflexivité éthique et crée des problèmes sans précédent — dont beaucoup sont également importants sur le plan éthique.
Dans votre dernier ouvrage, vous réfléchissez à une possible actualisation de l’éthique dans le contexte urbain. Ce domaine a une importante tradition de pensée depuis les travaux fondateurs du 19ème siècle (Walter Benjamin, Simmel, Park, etc.). Pourriez-vous revenir plus en détail sur les grandes questions qui se posent dans ce domaine de réflexion ?
Comme je l’ai décrit dans mon livre, l’intersection entre la ville et l’éthique est très ancienne, surtout dans la tradition occidentale. Les penseurs de la ville de la fin du XIXe siècle et du début du XXe siècle posaient des questions fort différentes de celles des penseurs de la Florence de Machiavel ou des philosophes de la Polis de l’Antiquité. Prenez Walter Benjamin par exemple. Il s’intéressait de près à l’impact de certaines formes urbaines sur les comportements et la vie intérieure des urbains. Ces penseurs ont su rendre étrange la ville de leur époque et, ce faisant, ils ont fait émerger de nouvelles questions qui n’avaient jamais été posées auparavant et dont beaucoup ont encore des implications éthiques inexploitées. Par exemple, traitez-vous un inconnu comme votre voisin ? Et comment s’y prendre pour faire cela ? Dans la ville, un inconnu reste un étranger, mais il est aussi devenu un voisin. Ce statut hybride confond nos facultés éthiques ; nous avons des façons très claires et peut-être acculturées de gérer “l’étranger inconnu”, de même que nous avons des intuitions morales claires pour traiter nos “voisins familiers”. La ville contemporaine met en jeu la catégorie de “l’étranger-voisin”— qui n’est pas triviale et qui est chargée d’un grand potentiel pour l’avancement de l’éthique humaine. Elle contient aussi de manière latente de possibles conflits insolubles.
Dans cette perspective, les développements récents des études urbaines n’ont à mon sens pas fait beaucoup progresser cette réflexion éthique sur la ville. C’est une lacune que mon livre tente de combler. La ville intelligente est l’un des développements les plus notables en matière d’urbanisme. Dans mon livre, je soutiens que la ville intelligente peut changer notre notion de la sérendipité, qui est par essence une expérience éthique. Dans les rencontres fortuites qui caractérisent ce que l’on nomme la sérendipité, nous rencontrons de nouvelles personnes et faisons l’expérience d’événements inattendus qui élargissent nos horizons d’action sur ce qui est possible. Nous ne recherchons pas consciemment les rencontres fortuites, mais si nous vivons en ville, nous nous attendons à en vivre de temps en temps. Néanmoins, si la ville intelligente commence à optimiser la façon dont nous nous déplaçons ou dont nous rencontrons les gens, alors quelque chose de grande valeur est perdu par un design délibéré — et nous n’avons pas besoin d’avoir une vision romantique de la ville pour s’en rendre compte ! La ville intelligente peut avoir des implications encore plus lourdes du point de vue éthique. Dans son livre The Age of Surveillance Capitalism, Shoshana Zuboff défend la thèse que les technologies de la ville intelligente ont progressé à un point tel qu’il est maintenant possible de dire que la meilleure prédiction est de contrôler le comportement à sa source ! En d’autres termes, si le réseau englobant de l’Internet des objets nous entoure à chaque instant dans la ville intelligente, alors techniquement parlant, il est également devenu possible de contrôler nos pensées et nos actions lorsque ces technologies sont calibrées par le feedback que nous fournissons par nos interactions constantes avec elles. Cette perspective justifie à elle seule le renouvellement de l’éthique urbaine.
Existe-t-il une tradition de pensée en Asie du Sud-Est qui alimente la réflexion dans ce domaine ?
Je n’ai pas connaissance d’une tradition de pensée en Asie du Sud-Est qui s’engage dans une réflexion sur l’éthique urbaine dans l’Anthropocène. L’Asie du Sud-Est dans son ensemble est une géographie extrêmement diverse avec des valeurs très différentes sur ce qui constitue le normatif ou l’éthique. Par exemple, dans certaines cultures de l’Asie de l’Est, les habitants sont tout à fait disposés à troquer une partie de leur vie privée contre les commodités que les technologies urbaines intelligentes peuvent offrir. Par comparaison, San Francisco, aux Etats-Unis, a voté une interdiction de la reconnaissance faciale dans la ville, réaffirmant ainsi le principe déontologique selon lequel il ne devrait y avoir aucun compromis possible lorsque le droit à la vie privée est en jeu. La variabilité morale des différentes géographies prendra de plus en plus d’importance, comme le montre l’expérience de la Machine morale créée par le MIT pour montrer les différences éthiques en fonction des aires culturelles, et ce notamment à partir de l’exemple de l’acceptabilité des décisions prises par les véhicules autonomes en cas d’accident.
Quels sont les cas empiriques emblématiques à Singapour qui pourraient, à votre avis, alimenter une théorie générale de l’anthropocène ?
Singapour, dans sa forme actuelle, relève d’une conception systémique totalement artificielle. Il y a quelque temps, j’ai écrit un article sur le problème insoluble de la gestion des déchets à Singapour. Semakau est une île artificielle offshore qui a été soigneusement conçue pour stocker nos déchets. Lors de la conception de Semakau, il n’y avait (et il n’y a probablement toujours) rien de comparable en termes d’intention, d’échelle ou de durabilité. En créant une solution au problème des déchets urbains par un acte de design, nous avons aussi, sans le vouloir, créer une terra nova au milieu de la mer. Dans mon article, je pose la question de savoir si nous pourrons un jour être suffisamment responsables pour créer un paysage permanent mais précaire qui existera à jamais. Après tout, si une partie des déchets stockés devait s’écouler dans la mer, ce serait une catastrophe environnementale impensable. C’est donc une géographie artificielle que nous, et les générations futures, devrons “ surveiller” à jamais. Si la réalité anthropocène est celle d’un système complexe que nous avons conçu pour conditionner et orienter notre destinée, alors la décharge de Semakau est selon moi aussi proche que possible de cette réalité.
Allez-vous continuer à travailler sur une théorie Anthropocène dans les années à venir ? Et si oui, dans quelle direction ?
Je pense que je continuerai à travailler dans ce domaine, ne serait-ce que parce que c’est devenu une réalité incontournable en ce qui concerne la pensée du design. En ce moment, je travaille sur deux projets distincts mais entrelacés en relation avec l’Anthropocène. Ils traitent, en ce qui concerne leurs prémisses, des réalités transitoires qui se profilent à l’horizon de la condition humaine. Le premier projet porte sur la conception de systèmes de partage. En un mot, il s’agit de préparer un corpus théorique pour le moment où nous devons partager, plutôt que de posséder, des choses. Le partage peut sembler banal, mais comme mes collègues et moi-même l’avons découvert, personne n’a encore présenté selon nous de théorie générale sur cette question. Le deuxième projet porte sur l’éthique des infrastructures de lutte contre les inondations. Lorsque nous construisons des murs contre les inondations, nous nous protégeons aux dépens de quelqu’un d’autre. Mes collègues et moi-même utilisons ce cas spécifique comme une situation exemplaire pour de nombreux autres scénarios éthiques probables dans l’Anthropocène en se demandant par exemple si l’autoprotection est toujours justifiable ? La perspective technologique de se protéger en inondant son voisin est-elle même cohérente dans un environnement caractérisé par la succession d’événements climatiques extrêmes et par l’urbanisation planétaire ? Est-ce là enfin la question qu’une société éthique, malgré la contrainte de l’Anthropocène, devrait se poser ?
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Original answers in English
What are the scientific reasons for which you have decided to use the concept of Anthropocene in some of your recent research?
My use of Anthropocene is an adaptation from Otl Aicher’s idea of ‘the world as design’. Aicher was a leading member of the influential Ulm School of Design (Hochschule für Gestaltung Ulm), and he had to struggle with totalitarianism earlier in his life. Like many thinkers in his generation, he was wrestling this question: how should one deal with the relentless rationalization of life by technology? As a designer, he could see the Anthropocene reality much earlier than many of his peers because it is the designer that gives this rationalization a material, organizational or environmental form: that we wake up amid technological artifacts; that we go about the hustle and bustle within this technosphere; and that we will also end our lives in the artificial system that we have made. Our water, food and in certain places even air, necessary for our survival, have not been spared from the touch of design. If design has become this ontological reality, then an immense care must be taken to reckon with its power and the responsibility that comes with this power. In this way, my own idea of Anthropocene is neither geologically determined, nor climatically driven — even though both of these primary framings inform it. In contrast, my idea of the Anthropocene focuses on the ramifications — especially the ethical ramifications — of design, which are in part the outcome of the capitalist formation converging with our creativity, but increasingly also, the unintended and undesirable consequences of using design to address pressing urgencies in the Anthropocene. The Anthropocene reality can therefore be described in the following way: we are constrained to address these urgencies with more design; yet using more radical design on a larger scale under pressing circumstances reduces our ethical reflexivity and creates unprecedented problems — many that are also ethically significant.
In your latest book, you seek to think about the renewal of ethics in the urban context. This field has had an important tradition of thought since the founding works of the 19th century (Walter Benjamin, Simmel, Park, etc.). Could you come back in more detail on the big questions ask in this area of thought?
As described in my book, the intersection between the city and ethics goes back a long way especially in the Occidental tradition. The urban thinkers of the late 19th century and early 20th century were however dealing with the novel issues of the modern city, and they were asking very different questions from thinkers, say, in Machiavelli’s Florence, or the philosophers of the polis in Classical Antiquity. Take Benjamin for instance. He was deeply interested in the impacts of certain urban forms on people, and how these forms could in turn change — or innovate — behaviors and the inner lives of urban residents. These urban thinkers were able to make the familiar city strange and in this process, they drew out new questions that had not been asked before, many which still have untapped ethical implications. Do you, for example, treat the stranger like your neighbor? And how would you go about doing this? In the city, the stranger remains a stranger but he or she has also become your neighbor. This hybrid status confounds our moral faculties; we have very clear and perhaps acculturated ways of managing the unfamiliar stranger, and similarly, we have clear moral intuitions for treating familiar neighbors. The contemporary city continues to question the category of the stranger-neighbor — hardly trivial, and laden with great potential for advancing human morality, but at once, also containing the latent malice of intractable conflicts.
However, recent developments in urban studies have not advanced on this ethical line of thinking about the city. This is a gap that my book tried to address. One notable recent development in urban design and planning is the smart city. In my book, I argue that the smart city can change our notion of serendipity, which is quintessentially, a moral experience. In serendipitous encounters, we encounter new people and events that then broaden our original action horizons of what is possible. We don’t consciously seek out serendipitous encounters; but we do expect them from time to time if we live in cities. But if the smart city begins optimizing the way we move about or meeting people, then something of great value is lamentably lost by deliberate design — and we don’t have be an urban romantic to see this point. The ethics of the smart city can also be more serious. Take the point made recently by Shoshana Zuboff in her book, The Age of Surveillance Capitalism. Smart city technologies have advanced to a point where it is now possible to say that the best prediction is to control behavior at their source! In other words, if an encompassing web of the Internet of Things surrounds us at every moment within the smart city, then technically speaking, it has also become possible to control our thoughts and actions when these technologies are calibrated by the feedback we provide from our constant interactions with them. This prospect alone justifies the renewal of ethics in the city.
Is there a tradition of thinking in Southeast Asia that feeds reflection in this field?
I am unaware of any one tradition of thinking in Southeast Asia that engages with urban ethics in the Anthropocene. Southeast Asia as a whole is an extremely diverse geography with very different values on what constitutes the normative or the ethical. For example, in certain East Asian cultures, people are quite open to trading off some of their privacy for the conveniences that the smart city technologies can deliver. In contrast, San Francisco has imposed a ban on facial recognition technology in the city, thereby restating the deontological principle that there should be no trade-off possible where privacy rights are at stake. The moral variability of different geographies will become increasingly important as the Moral Machine Experiment of the self-driving car has shown us.
What are the emblematic local empirical cases in Singapore that could, in your opinion, feed a general theory of the Anthropocene?
Singapore, as it stands, is an artifact of total systemic design. A while ago, I wrote an article on the wicked realities of waste management in Singapore. In Singapore, the Semakau landfill is an artificial offshore island that has been carefully designed to store our waste. When Semakau was designed, there was (and probably still is) nothing like it in terms of intention, scale or durability. In creating a solution by design to the wicked problem of urban waste, we have also unintentionally, made a terra nova in the middle of the sea. I recall that in my article, I ask the question if we can ever be responsible enough to create a permanent yet precarious landscape that will exist in perpetuity. After all, if any of the stored waste were to leak into the sea, it would be an unthinkable environmental catastrophe — and so this is an artificial geography that we, and our future generations, will have to ‘babysit’ for all time to come. If the Anthropocene reality is about us sitting perpetually at the helm of a complex system that we have designed to condition and steer our destiny, then the Semakau landfill is as close as it comes as an enactment of this reality.
Will you continue to work on an Anthropocene theory in the coming years? And if so, in which direction?
I think I will continue to work in this area — if only because it has become an unavoidable reality insofar as design thinking is concerned. At the moment, I am working on two separate but intertwined projects in relation to the Anthropocene. Both deal, as far as their premises go, with the transitional realities that are coming upon the human condition soon. The first project is on the design of sharing systems. In a nutshell, it is about getting a body of theory ready for the time when we need to share, rather than to own, things. Sharing may appear trite; but as my collaborators and myself discovered, nobody has yet presented a general design theory on sharing. The second project is on the ethics of flood control infrastructures. In a nutshell, when we build flood walls, we protect ourselves at the expense of pushing this water to someone else. My collaborators and myself are using this specific instance as an intuition pump for many other probable ethical scenarios in the Anthropocene — for instance, is self-protection always justifiable? And is the technological prospect of protecting oneself by flooding one’s neighbor even coherent in a milieu of extreme weather events and planetary urbanization? Can this even be the question that an ethical society, despite the duress of the Anthropocene, should ask? These projects are my lens that I hope to probe the Anthropocene farther, and also in greater details.