Gianfranco Pellegrino : “Le défi de développer une théorie philosophique qui sauve l’idée d’une valeur de la Nature, même hybride, en partie artificielle en partie sauvage, m’a amené à m’intéresser à l’Anthropocène.”

Par Lucas Tiphine

Lucas Tiphine
Anthropocene 2050
5 min readSep 13, 2019

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Entretien avec Gianfranco Pellegrino, professeur associé à l’université LUISS (Rome, Italie) et auteur avec Marcello di Paola, chargé de cours à la LUISS de Nell’Antropocene. Etica e politica alla fine di un mondo (Roma, DeriveApprodi, 2018, non traduit). Propos recueillis et traduits de l’italien par Lucas Tiphine, chercheur post-doctoral à l’Ecole urbaine de Lyon.

Salines de Priolo (source : LifeGate.it)

Quelles sont les raisons scientifiques pour lesquelles vous avez décidé d’utiliser le concept d’Anthropocène dans certains de vos travaux de recherche récents ?

L’idée que nous nous trouvons dans une nouvelle ère, l’Anthropocène, au cours de laquelle l’impact de l’homme sur l’environnement a atteint des niveaux sans précédent, pose un problème spécifique pour l’éthique environnementale. S’il n’y a plus de Nature intacte ou vierge, pourquoi ne pas augmenter encore plus l’influence de l’homme sur la Terre, pourquoi ne pas tout rendre artificiel ? L’Anthropocène pourrait mener à la fin de la Nature et à la fin de la valeur accordée à la Nature. Le défi de développer une théorie philosophique qui sauve l’idée d’une valeur de la Nature, même hybride, en partie artificielle en partie sauvage, m’a amené à m’intéresser à l’Anthropocène et à l’éthique environnementale au sein de ce champ. Le deuxième chapitre de l’ouvrage que j’ai coécrit avec Marcello di Paola, Nell’Antropocene. Etica e politica alla fine di un mondo (Roma, DeriveApprodi, 2018) y est consacré.

Existe-t-il une tradition spécifique de pensée environnementale en langue italienne ? Et si oui, y a-t-il des concepts spécifiques formés dans cette langue qui pourraient être pertinents pour une théorie plurilingue de l’Anthropocène ?

En Italie, il existe une tradition historique et littéraire de pensée environnementale depuis Saint François — qui inspire fortement l’encyclique Laudato si du pape François sur « la sauvegarde de la maison commune » (24 mai 2015) — jusqu’aux réflexions néoclassiques sur le paysage (par exemple dans les travaux de l’historien de l’art Johann Joachim Winckelmann au XVIIIe siècle). Par ailleurs, il existe une tradition plus récente, en particulier dans le domaine de l’architecture et de l’urbanisme, qui aborde des thèmes liés à l’environnementalisme politique et qui a été marqué par des personnalités telles que Alex Langer et Antonio Cederna. Les racines et les hypothèses éthiques de cette pensée sont cependant souvent implicites. En ce qui me concerne, je travaille principalement dans le cadre de l’éthique environnementale telle qu’elle est conceptualisée par le courant de la Philosophie analytique, donc d’inspiration anglo-saxonne, mais j’emploie souvent des exemples pris dans le paysage local italien. Il ne me semble pas que certains concepts ou termes italiens soient spécifiques aux études anthropocènes. Nombre d’entre eux sont communs aux langues romanes.

Existe-t-il des cas empiriques locaux emblématiques qui ont historiquement alimenté la réflexion environnementale en Italie ?

En Italie, les cas empiriques les plus pertinents concernent avant tout la gestion du paysage, mêlant art et nature, ainsi que le grand nombre de petites villes héritières des cités médiévales. Plus spécifiquement, l’urbanisation d’après-guerre (39–45), le passage de l’agriculture traditionnelle à l’agriculture intensive, l’équilibre hydrogéographique, la présence de multiples types d’environnements (les montagnes alpines, les nombreuses côtes) ont constitué le point de départ de la pensée environnementale récente en langue italienne.

Et aujourd’hui, quelles sont les études de cas locales qui pourraient selon vous alimenter une théorie de l’Anthropocène ?

Il s’agit de cas de nature hybride comme la réserve naturelle de Priolo (région de Syracuse), où les flamants roses nichent sur le site d’une ancienne usine pétrochimique, qui a été fermée et dont les structures ont été abandonnées. En raison de la hausse des températures due au changement climatique, l’ancien site pétrochimique est devenu adapté à la reproduction de flamants roses qui, lors de leur migration en Afrique, ont commencé à s’y arrêter. À ce moment-là, le site a été classé en réserve naturelle. D’autres exemples emblématiques pourraient être le bassin et les rives du Pô, surtout dans les zones les plus industrialisées, ainsi que les sites alpins qui ont été modifiés pendant le fascisme par l’industrie hydroélectrique naissante.

Qu’en est-il concernant le projet de ligne ferroviaire à moyenne vitesse Turin — Lyon ?

La discussion sur la construction de la ligne ferroviaire à moyenne vitesse Turin — Lyon, est très animée en Italie, mais je n’ai jamais eu l’occasion d’en discuter d’un point de vue philosophique. On pourrait penser que le chemin de fer est un exemple de nature hybride, ou que la discussion traditionnelle — qui repose sur des questions liées à l’impact carbone moindre du train mais à son impact plus important sur le paysage — aurait l’opportunité d’être renouvelée dans le cadre du débat anthropocène. Mais en fait, je ne le pense pas. Il ne me semble pas, au moins intuitivement, que percer le Val di Susa soit équivalent à la constitution d’une réserve naturelle dans un ancien complexe pétrochimique pour sauver les flamants roses. Cela me paraît exactement le contraire. Il me semble qu’il s’agit d’ une défiguration du paysage, comme il y en a eu beaucoup d’autres, et que l’on peut considérer avec des catégories de pensée traditionnelles. Le seul ajout que la discussion sur l’Anthropocène et le changement climatique pourrait donner à ce cas d’étude est l’idée qu’il faut se résigner à moins de développement et moins de croissance pour éviter de futures catastrophes. En ce sens, les raisons de ceux qui veulent préserver le Val di Susa se combinent à celles de ceux qui veulent une réduction drastique des émissions de CO2.

Continuerez-vous à travailler sur une théorie de l’Anthropocène dans les années à venir ? Et si oui, dans quelle direction ?

Je continuerai certainement à travailler sur deux thèmes : une théorie de la valeur de la Nature hybride dans l’Anthropocène et une vision politique de la citoyenneté non humaine, c’est-à-dire du rôle que les animaux, les plantes, les écosystèmes et la planète entière devraient jouer dans les décisions politiques démocratiques.

Portrait de Gianfranco Pellegrino (crédits photos : Université Luiss pour le portrait de Giangranco Pellegrino et DeriveAPprodi pour la couverture de l’ouvrage)

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Lucas Tiphine
Anthropocene 2050

Coordinateur éditorial d’Anthropocène2050. Chercheur post-doctoral à l’École Urbaine de Lyon.