“Les Apories du Rapport Meadows” par Philippe Pelletier (Partie 2)

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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14 min readFeb 22, 2022

Deuxième extrait de l’ouvrage de Philippe Pelletier : Effondrement et capitalisme vert, La collapsologie en question.

Résultats issus du modèle 3 utilisé dans “The Limits to Growth” (World3 Model)

La cybernétique

A la tête du Rapport Meadows

Le premier rapport d’expertise commandé par le Club de Rome auprès de Jay W. Forrester et de son équipe du MIT sort en 1972: The Limits to Growth. Traduit en français par Halte à la croissance? (1972), il est également surnommé Rapport Meadows — du nom de deux de ses principaux auteurs. Il prend le contre-pied de tous les essais futuristes parus à l’époque qui envisageaient un avenir radieux de la croissance économique, essais souvent en provenance de l’Amérique comme ceux de Hermann Kahn (1922–1983) — The Year 2000 (1967) — ou d’Alvin Toffler (1928–2016) — Future Shock (1970) (Le Choc du Futur).

The Limits to Growth est cosigné par Donnella Meadows (1941–2001), chimiste et physicienne, Dennis Meadows (1942-), diplômé en management, Jørgen Randers, également diplômé en management, et William Behrens III. Ces quatre auteurs représentent une équipe de dix-sept chercheurs formés à la cybernétique, où l’on trouve également dix Américains, quatre Allemands, un Indien, un Iranien et un Norvégien.

Dès l’introduction, les auteurs présentent trois idées centrales. Premièrement, avec le rythme de croissance exponentiel des années 1960–1970, les limites physiques de la planète seront atteintes avant 2070. Deuxièmement, il est cependant possible selon eux, d’avoir un développement durable (“sustainable”) qui apporte un “besoin matériel de base pour chaque personne” et une “opportunité égale pour accomplir un potentiel humain individuel”. Troisièmement, le choix entre les deux types de développement est possible: plus il sera rapide, plus il sera facile.

Le raisonnement scientifique du Rapport Meadows est fondé sur des idées simples, venues à la fois de l’étude des écosystèmes (l’idée de la capacité de charge), dont on vient de voir les apories [ndlr: dans les chapitres précédents de l’ouvrage de Philippe Pelletire] et de la cybernétique (mathématisation des flux). Le monde y est vu comme un système clos, avec des boucles de rétroaction entre les éléments qui le composent. Comme chez Malthus, une différence est faite entre des éléments dont la croissance est linéaire (1,2,3, etc., à l’instar des ressources) est d’autres où elles est exponentielle (2, 4, 8, 16, 32, etc., comme la population).

Dans leur système-monde, les auteurs identifient cinq domaines clés: industrialisation, croissance de la population, alimentation, rythme d’épuisement des ressources naturelles et dégradation de l’environnement. Etablissant les relations entre eux, ils construisent des scénarios. Il s’agit de voir l’évolution de ces paramètres sur un temps long, et surtout d’identifier des seuils au-delà desquels une variable baisse, voire s’effondre, notamment la production industrielle, la production alimentaire et in fine la population.

Le scénario de base poursuit les courbes connues en 1970, et prévoit un effondrement par épuisement des ressources naturelles bien avant la fin du XXIe siècle, sans davantage de précision. Les scénarios suivants prennent en compte soit une augmentation des ressources naturelles, comme le pétrole, soit des avancées technologiques. Selon l’un des deux scénarios, celles-ci permettraient d’augmenter les rendements agricoles, de fournir de l’énergie indéfiniment, grâce au nucléaire, et de réduire fortement les niveaux de pollution. Mais sans stabilisation de la population et du capital industriel dès les années 1980, aucun modèle n’arrive à éviter l’effondrement avant 2100.

De ce schéma qui est, selon l’aveu même de ses auteurs, “imparfait, très simplifié, inachevé”, découlent deux idées majeures: la croissance exponentielle n’est pas possible dans un système fermé et l’effondrement du système intervient sans prévenir (baisse de la nourriture disponible, épuisement des ressources naturelles, seul critique de pollution), une fois que certains seuils sont franchis. Seuls quelques signes avant-coureurs sont susceptibles d’annoncer le danger, mais ils sont quasiment invisibles.

Le Rapport Meadows centre son approche sur l’idée de croissance. Elle l’érige au rang de concept, puis la réifie, c’est-à-dire qu’elle devient une sortie de fourre-tout aux composantes indistinctes et aux calculs mystérieux. Dans son article séminal de 1957, où il expose, pour la première fois, ce quant peut entendre par “écologie politique”, Bertrand de Jouvenel critique déjà la mésinterprétation qu’on peut faire de cette conception de la croissance, et les “dangers du modèle économétrique abstrait”: “la réduction de toutes choses concrètes à un commun dénominateur comporte des dangers certains¹.” De Jouvenel revient à la charge une dizaine d’années plus tard à ce sujet en dénonçant “l’illusion de la matérialit锲.

Le double paradoxe est que non seulement cet avertissement ne sera pas pris en compte par les premiers partisans de l’écologie politique, dont Jouvenel est pourtant le fondateur, mais qu’il sera aussi interprété de façon inverse par les partisans de “la décroissance”. Autrement dit, ceux-ci, en se méprenant à nouveau sur ce qu’est “la croissance”, se trompent donc sur la “décroissance” elle-même, conceptuellement et donc politiquement.

Le Rapport Meadows appréhende les phénomènes de façon parcellaire été agéographique. S’abstenant de décliner des échelles, iil considère la planète comme écosystémique tandis que l’humanité est traitée, dans une optique très social-darwinienne, sous l’angle du genre (humain), sans prise en compte de ses caractéristiques historiques, sociales ou culturelles qui jouent pourtant un rôle considérable sur les facteurs démographiques ou environnementaux.

De l’urbanisation, il ne dit rien. De l’agriculture (la production de nourriture été pas seulement la question des sols où l’étendue des surfaces), il dit en réalité très peu de choses, à part des allusions à la révolution verte, via l’exemple du Pendjab, au demeurant très curieusement traité. En revanche, il donne des chiffres dans cinq domaines: la démographie, les surfaces de terre agricole, l’industrie, l’extraction minière et la pollution.

Si l’on regarde ses prévisions dans le détail, certaines s’avèrent justes. Concernant la pollution, par exemple, le niveau de CO2 prévu pour l’année 2000 (380 ppm) correspond exactement à celui qui est prédit en 1970, tandis que les prévisions actuelles tablent sur une augmentation exponentielle. Mais dans d’autres domaines, la diversité des scénarios proposés rend le jugement difficile.

En s’appuyant, pour l’essentiel, sur les données fournies par le Population Reference Bureau (PRB), dont on a vu qu’il était dirigé par le malthusien Hugh Everett Moore, le Rapport Meadows envisage 5,8 milliard d’habitants sur Terre sur 2000, ce qui est en dessous du chiffre avéré de 6,127 milliards. Il annonce ensuite sept milliards “aux environs de l’an 2005”, ce qui est encore en dessous.

Puis il extrapole fortement, en estimant que “si nous continuons à abaisser le taux de mortalité, sans […] diminuer le taux de natalité, nous pouvons affirmer que dans soixante ans, le chiffre de la population actuelle sera multiplié par quatre³!”. Soit 14,8 milliards d’êtres humains en 2030, alors que le PRB annonce de nos jours plus modestement un niveau dee 9,869 milliards pour… 2050. La transition démographique — que le Rapport Meadows ne mentionne à aucun moment — était pourtant déjà en train de produire ses effets. On retrouve au passage la rhétorique du “si” chère à Malthus et à l’idéologie libérale.

Concernant l’alimentation, le rapport choisi différents scénarios, dont une amélioration de la productivité agricole qui est considérée comme ne pouvant durer indéfiniment et qui serait limitée par la hausse de la population. D’après les données de la FAO, la production de céréales par personne stagne depuis 1978, où elle atteint l’indice 100 (calculé sur la période 1999/2001). Elle oscille depuis entre 106 (1990) et 96,5 (1995).

Le Rapport Meadows ne donne aucun chiffre sur l’étendue des terres cultivées à l’époque. Mais il indique que “la surface des terres potentiellement susceptibles d’être cultivées n’excède pas 3,2 milliards d’hectares”, d’après des sources du gouvernement américain. Comparer ce chiffre aux données actuelles, même en choisissant l’évaluation la plus basse pour 2015 (celle de la FAO), c’est-à-dire 4,153 milliards d’hectares, fait néanmoins apparaître une différence d’un milliard d’hectares potentiellement cultivables, soit l’équivalent du Canada.

Autrement dit, le Rapport Meadows annonce que l’humanité ne pourra pas cultiver au-delà de 3,2 milliards d’hectares, alors que, en réalité, l’humanité va augmenter ses surfaces cultivées d’environ un quart, et donc sa nourriture d’autant. Et sans même que l’on introduise ici la question des gains de productivité, pourtant essentielle. La figure 7 du rapport — qui est impressionnante — concernant les “terres arables” en utilisant le calcul exponentiel est donc complètement inopérante⁴.

Le rapport pose néanmoins une question de façon effrayante: “Cela veut-il dire que les limites de la production alimentaire seraient déjà atteintes⁵? Question angoissante, mais rhétorique puisque la réponse arrive quelques lignes plus loin: “Dans les trente ans à venir (temps de doublement de la population mondiale), nous risquerons d’être exposés à une pénurie brutale⁶.” Mais cette prophétie, habilement tempérée (“nous risquerons”), ne s’est pas accomplie. Entre 1970 et 2000, la population n’a pas doublé et il n’y a pas eu de pénurie alimentaire brutale, même si le problème de la malnutrition existe toujours. Là encore, le catastrophisme du rapport est pris en défaut.

Concernant le pétrole, la comparaison est plus difficile car il y a des doutes sur les réserves comme nous l’avons vu dans le premier chapitre [de l’ouvrage dont nous reproduisons un chapitre en deux parties ici]. La prévision du rapport prend en compte les réserves connues en 1970 ains qu’une croissance forte de la consommation. Le scénario bas opte pour 2,9% de croissance par an, alors que celle-ci n’a été que de 1,6%. Il se révèle faux en postulant vingt ans de production avec une fin prévue en 1990. Mais un autre scénario envisagé, une multiplication des réserves par quatre grâce à la technologie, est assez proche des connaissances actuelles.

D’autres prédictions enfin, sur la production des minerais de fer, de bauxite ou de nickel, par exemple, se sont avérées totalement fausses, comme on l’a également vu. Des pays comme la Chine, l’Australie et l’Inde, totalement sous-estimés à l’époque, sont pourtant apparus en tête des producteurs. Les “terres rares”, que ne pouvait certes pas évoquer le Rapport Meadows, constituent en outre de nos jours un nouveau facteur crucial dans l’économie et la géopolitique mondiales, révélant l’évolution des besoins, des techniques et des acteurs.

Le Rapport Meadows se trompe également sur la question des “îlots de chaleur urbain” qu’il attribue au chauffage des habitations et à la pollution automobile, alors que sa principale cause relève de la réverbération due à l’artificialisation des sols. La question climatique, manipulée par des cybernéticiens qui n’y connaissent rien, fait déjà l’objet de grossières approximations.

Un rapport politique

Le Rapport Meadows est surtout écrit pour soutenir les idées du Club de Rome, notamment sur les dimensions finies de la planète, l’existence de freins au développement, comme les problèmes environnementaux, ou encore la nécessité d’une “décélération de la croissance dans les pays avancés”. Ses auteurs soulignent que “les limites à la croissance physique (population, capital) ne concernent pas la croissance des arts, de l’éducation, de la musique, des sports, de la religion et des interactions sociales”. En conclusion, ils estiment qu’“une société basée sur la justice et l’égalité a beaucoup plus de chance d’évoluer vers un état d’équilibre global que la société en croissance que nous connaissons actuellement”⁷. Partant de la notion de capacité de charge, semblable à celle que l’on trouve chez Malthus, et des limites à la croissance démographique, ils aboutissent au résultat inverse sur le plan social et politique.

Le Rapport Meadows constitue pour certains, “l’un des premiers textes prédictifs que rien, quarante ans plus tard, n’infirme”⁸. Selon Alain Gras, “ses mises à jour […] ont confirmé la pertinence dans ses grandes lignes du modèle initial fondé sur les interactions systémiques entre six variables”⁹. Selon le Petit Manuel [de collapsologie], “le modèle a non seulement résisté aux nombreuses et violentes critiques qui lui ont été adressées depuis le début” (mais qui nee sont pas exposées), et il “a même été corroboré par quarante ans de faits”. Les journalistes qui emboîtent le pas récitent la même antienne sans aucun recul critique: “Le problème est que, de 1972 à nos jours, toutes les tendances prévues par ce modèle se sont remarquablement vérifiées¹⁰”.

Mais ces affirmations sont pour le moins discutables, voire risibles dans la manière désinvolte dont le Petit Manuel [de collapsologie] résume l’actualisation des données de 1972: “Les chercheurs ont changé les paramètres du modèle et testé tout cela en deux trois clics. Enter. Enter. Enter¹¹.” Deux ou trois clics… Décidément, la fin du monde semble être un jeu d’enfants ou de geek endurci…

Le Rapport Meadows est critiquable sur de nombreux points, conceptuels et méthodologiques notamment. Sa conception de la croissance comme étant intrinsèquement exponentielle, ses calculs cybernéticiens et la plupart de ses prévisions qui se sont avérées erronées (cf. supra, le tableau sur les minerais) engagent le raisonnement sur des chemins problématiques.

Au vu des remarques, des lacunes et des erreurs qui viennent d’être relevées, il est donc osé d’affirmer que “le modèle montre remarquablement bien l’interconnexion de toutes les crises, ainsi que la puissance d’une pensée systémique”¹². Cette pensée systémique est d’ailleurs bâtie sur des courbes dont le rapport ne nous livre même pas les données de base, et sur une interconnexion hasardeuse entre les différents thèmes.

Mais le propos alarmiste, sinon catastrophiste, du rapport consacre le Club de Rome comme organisme international d’expertise. Il constitue jusqu’à nos jours une sorte de point Godwin dans les discussions au sein des milieux économiques ou militants: on y revient toujours, même si le sensationnalisme médiatique et le catastrophisme ambiant ne retiennent généralement que le pire des trois scénarios qu’il propose, alors que, en réalité, peu sont ceux qui ont vraiment lu le rapport, en particulier dans les milieux militants…

D’autres rapports du Club de Rome suivront (1974, 1976, 1977, 1978, etc.), dont certains prendront en compte les critiques formulées au premier, notamment concernante rôle du tiers monde. Mais, à quelques nuances près, ils restent dans la même ligne.

En 1992 est publiée la première “mise à jour” du rapport, intitulée Beyond the Limits. En 2004, trente ans après la première parution, les trois auteurs publient une nouvelle version de Limits to Growth, dont le sous-titre est “The 30 Years Update”. On retrouve dans cet opus les mêmes idées que dans le premier: les notions de “capacité de charge” et de “dépassement” (soit par épuisement des ressources, soit à cause de la pollution), l’approche systémique avec une modélisation de quelques paramètres (population, production industrielle, production alimentaire, ressources et pollution) avec des boucles de rétroaction, et l’analyse de scénarios. Dans cette nouvelle version, des nouvelles notions sont introduites, comme l’”empreinte écologique”, l’indice de développement humain ou encore les “services écosystémiques”.

L’idée de “dépassement” renvoie au concept de “jour du dépassement” de la Terre. Cet “overshoot day”, dont la connotation moralisatrice évoquant le monde des substances illicites est à peine masquée, correspond à la date à partir de laquelle, chaque années, l’humanité est supposée avoir consommé l’ensemble des ressources naturelles produites en un an par la biosphère. Popularisé par les médias depuis le début des années 2010, il nous signale une date qui avance dans le calendrier (9 octobre en 2006, 29 juillet en 2019). Passée cette date, l’humanité serait censée vivre crédit, est donc contracter une dette envers la planète.

Ce concept a été proposé en 2006 par Andrew Simms, expert en économie politique qui gravite dans la sphère des fondations et des thinks tanks écologistes, militant actif de la “dette écologique” et porte-parole du Green party au Royaume-Uni. Mais, érigeant la mesure et les indicateurs en rempart de vérité, il soulève des interrogations d’ordre philosophique et politique, à l’instar d’autres indicateurs comme “l’empreinte écologique” diffusé par l’ONG “Global footprint network” qui publie chaque année la date de l’”overshoot day¹³”.

“[Il] inscrit les argumentaires critiques dans une matrice néolibérale qui prétend réduire le fonctionnement de l’ensemble du monde à des indicateurs synthétiques. Cette fétichisation des chiffres conférée aux manipulateurs de données (scientifiques ou non) un pouvoir extravagant, souvent amplifié par des médias de plus en plus séduits par des outils permettant de traduire des problèmes complexes en une information simple… quitte à sacrifier au passage la vérité”.

Comme le soulignent les auteurs du rapport The 30 Years Update de 2004, le but n’est pas de prédire le futur, mais de proposer des scénarios pour faire face à ce qu’ils appellent le “défi global”: “Pour atteindre la durabilité, l’humanité doit accroître le niveau de consommation du monde des pauvres tout en réduisant en même temps l’empreinte écologique totale¹⁴.” Ils ne se positionnent pas contre la croissance, mais s’interrogent sur: “La croissance de quoi? Pour qui? A quel prix?”

Plusieurs scénarios sont présentés à partir du modèle.

Le scénario 0 présente une situation “sans limites”, où la population comme la production industrielle et alimentaire pourraient croître sans freins.

Le scénario 1 introduit les limites dans le cadre du “business as usual”, avec des limites atteintes dès 2020–2030. Les scénarios 2 à 8 prennent en compte des changements (découvertes dee nouvelles ressources naturelles, traitement de la pollution, stabilisation de la population et de la production industrielle, etc.) qui retardent les difficultés jusqu’en 2100 environ.

Seuls les scénarios 9 et 10 arrivent à un monde durable. Ils comprennent une limitation précoce de la production industrielle et de la population, plus l’invention de nouvelles technologies pour à la fois réduire la pollution préserver les ressources naturelles et accroître la productivité agricole. Dans ces scénarios, huit milliards d’humains peuvent avoir un haut niveau de vie avec une empreinte écologique réduite. Le dernier chapitre de l’ouvrage est consacré aux “outils” pour parvenir à cet état de durabilité.

L’édition de 2004 montre peut-être plus clairement que celle de 1973 ce qu’est le Rapport Meadows: davantage qu’un travail scientifique fondé sur des bases solides, il s’agit d’un manifeste politique visant à induire des changements au niveau mondial. Il importe donc de l’analyser sur ce plan-là, ce que les dirigeants politico-économiques et les militants alternatifs ne font pas vraiment, quoique pour des raisons divergentes.

Deux éléments se dégagent. D’une part, la vision technocratique du Rapport Meadows, qui découle intellectuellement de sa conception cybernéticienne du monde (envisagé comme des chiffres et des flux, les êtres humains comme des pions ou des variables d’ajustement), correspond au profil sociologique de leurs auteurs et à leur statut d’experts au service d’une gouvernance. D’autre part, le Rapport Meadows engage le système économique et politique dominant vers ce que l’on peut appeler le “capitalisme vert”, où ne sont pas remis en cause ni la propriété privée des moyens de production et d’échanges, ni le salariat, ni l’Etat encadrant politiquement et juridiquement l’ensemble et qui acquiert de surcroît une nouvelle légitimité via la gouvernance mondiale.

La bataille qui en résulte entre les différents acteurs (Etats, grandes entreprises, lobbys, etc.) dépasse l’opposition entre pays du nord et pays du sud. Certaines des premières critiques ont estimé que le Rapport Meadows était une façon de bloquer la croissance des pays en développement, ce que les rapports suivants au Club de Rome ont reformulé en insistant sur “l’avenir de la planète”.

En réifiant la notion de “croissance”, le Rapport Meadows introduit enfin une approche nominaliste des phénomènes qui soulève de nombreux problèmes dans l’approche anthropocène, surtout si elle est intrinsèquement considérée comme “exponentielle”. Sa contre-prophétie autoréalisatrice — puisque les mesures suggérées modifient le cours des choses — passe par un catastrophisme assumé. La réhabilitation d’un discours scientiste sur fond d’équations et de cybernétique relégitime les savants experts avec leurs compétences inaccessibles au vulgum pecus, et cela de façon paradoxale vis-à-vis des courants écologistes qui se méfient de la science.

Auteur

Philippe Pelletier, “Les apories du Rapport Meadows” pp. 73–102 In Effondrement et capitalisme vert, La collapsologie en question, Nada, Paris, 2020, 340p.

Notes

1. Bertrand de Jouvenel, “De l’économie politique à l’écologie politique”, Bulletin du SEDEIS, 671, 1er mars 1957.

2. Bertrand de Jouvenel, La Civilisation de puissance, Paris, Fayard, 1976, 208p.

3. Meadows et al., op. cit., p. 157.

4. Ibid., p. 169.

5. Ibid., p. 166.

6. Ibid., p. 170.

7. Ibid., p. 175.

8. Salerno, op. cit., p. 522–523.

9. Alain Gras, “La surchauffe de la croissance”, in Michel Sourouille, Moins nombreux, plus heureux. L’Urgence écologique de repenser la démographie, Paris, Sang de la Terre, 2014, p. 70–71. A noter qu’Alain Gras parle d’”espace disponible” et de “ressources naturelles” alors que le Rapport Meadows parle de “productivité des surfaces agricoles” et des “ressources non renouvelables”, ce qui n’est pas la même chose.

10. Alexandre Lacroix, “La fin du monde, vous la voulez comment?”, Philosophie magazine, 136, 2020, p. 46

11. Petit Manuel [de collapsologie], p. 170.

12. Ibid.

13. Boris Lebeau, “Jour du dépassement”, in Dictionnaire critique de l’anthropocène, Paris, CNRS Editions, 2020, p. 500–501.

14. Donella H. Meadows, Dennis L. Meadows, Jørgen Randers, William W. Behrens, The Limits to Growth. The 30-year update, Chelsea, Green Publishing, 2004, p. 19.

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