Les enjeux des soins à domicile. Entretien avec Pascal Pochet et Pierrine Didier sur la santé, le travail et la mobilité.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
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10 min readJul 5, 2022

Déserts médicaux, départs à la retraite du personnel soignant et vieillissement de la population contribuent à rendre difficile l’accès aux soins. Une solution à ce problème est de le renverser: et si c’était aux soins de venir aux patients? On saisit mieux ainsi l’importance des visites à domicile des médecins, des infirmières, des sages-femmes. Il est utile de connaître les expériences de ces soignants qui multiplient les déplacements pour leurs patients. Si des politiques publiques n’améliorent pas leurs conditions de travail, le déclin des visites à domicile pourrait s’ajouter à la liste des facteurs rendant l’accès aux soins de plus en plus ardu.

L’entretien ci-dessous avec Pascal Pochet et Pierrine Didier aborde tous ces enjeux. Pascal Pochet est chargé de Recherche du Développement durable au Laboratoire d’Economie des Transports. Pierrine Didier est docteure en anthropologie sociale et chargée de recherche à l’Université de Lyon. Ensemble, Pierrine Didier et Pascal Pochet ont travaillé sur le projet SANTÉ-MOBILITÉ — Mobilités spatiales et conditions de travail des soignants dans l’Aire urbaine de Lyon.

Illustration: Alexandra Lolivrel

Alexandre Rigal. Quelle est l’origine de votre intérêt pour les déplacements des personnels soignants, en particulier lorsqu’ils réalisent des visites à domicile ?

Pascal Pochet. Qu’il s’agisse des aides-soignantes, des infirmières, des masseurs-kinésithérapeutes, des médecins, des sages-femmes, le point commun est le manque de connaissance que nous avions de ces professions, notamment du point de vue des déplacements qu’elles réalisent quotidiennement pour se rendre au domicile des patients. Ces déplacements sont essentiels pour l’accès aux soins des populations défavorisées, très âgées, en difficultés de déplacement. Apporter le soin au domicile des patients est une activité qui peut représenter une part assez variable des journées des soignants. Elle ne va pas sans difficultés. Il y a des enjeux importants à mieux connaître ces mobilités, en les re-situant dans le quotidien et les conditions de travail propres à chaque métier, pour en comprendre les logiques et les contraintes. Aussi, quand Delphine Burguet, anthropologue, qui a construit ce projet, nous a proposé cette collaboration, on n’a pas hésité… Après son départ pour d’autres fonctions, ce projet collaboratif a été mené à bien au sein du LAET, avec des collaborations avec des chercheurs d’autres unités, et avec également le concours des URPS (Union régionales des Professionnels de Santé) des professions libérales concernées, et de l’ANACT (Agence Nationale pour l’Amélioration des Conditions de Travail).

Pierrine Didier. Le second intérêt est méthodologique. Le projet propose une méthodologique exploratoire relevant des méthodes mixtes, c’est-à-dire combinant l’approche qualitative (entretiens, observations) et quantitative (questionnaire en ligne). Nous avons travaillé en pluridisciplinarité, avec des disciplines comme l’anthropologie, l’économie, l’aménagement du territoire, la géomatique mais également avec un médecin spécialiste de la santé au travail. Un aspect original de la méthodologie mise en place réside dans le suivi les soignants enquêtés lors de leur tournée de VAD, pendant une demi-journée ou une journée, en fonction de leurs activités. Cela m’a permis « d’éprouver », sur un temps certes court, leurs déplacements, leur rythme de travail. J’ai subi, comme eux, les aléas climatiques, partagé les pauses repas dans la voiture… Pendant ce temps d’observation, j’ai également relevé de nombreuses informations qui n’auraient pas été forcément perceptibles avec un simple entretien, notamment par le chronométrage des différentes activités, et l’enregistrement des données GPS des tournées. Les connaissances apportées par ces investigations portent sur des aspects variés de l’activité des soignants. Les différentes enquêtes apportent de nombreuses informations sur les conditions de réalisation de la Visite à domicile (VAD) et la mobilité bien sûr, mais aussi sur la façon dont les soignants envisagent leur métier, leur souhait de jouer un rôle utile dans la vie locale, notamment pour les soignants rencontrés dans les zones sous-dotées, leur lassitude face à la pression temporelle et à la difficulté du métier, etc.

AR. A partir de votre enquête, pouvez-vous dresser le portrait, ou plutôt les portraits, des soignants qui réalisent des visites à domicile ?

PP. Pour décrire des portraits des soignants, quoi que de mieux de les resituer dans leur environnement quotidien, et de les « faire vivre » par le dessin ?

PD. Nous avons pour cela fait appel à une illustratrice et bédéiste, Alexandra Lolivrel* qui m’a accompagnée dans les déplacements sur le terrain en zones rurales et dans le travail d’enquête anthropologique mené auprès des soignants. Les observations personnelles d’Alexandra, mais également les entretiens, les parcours réalisés avec des soignants et les résultats de l’enquête par questionnaire, ont servi de matériau pour la confection de cinq bédés, une par profession, qui dessinent en 4 ou 5 pages à chaque fois des portraits de soignants ainsi que les principales difficultés et caractéristiques de leur métier. Ces planches, présentes dans l’annexe du rapport de résultats du projet** vont prochainement faire l’objet d’une brochure dédiée, qui sera largement diffusé sur le web, et également en format papier.

Les thématiques abordées dans les planches bédé sont différentes selon les professions. Pour les infirmières nous avons voulu mettre en exergue l’amplitude horaire importante de cette profession, la fatigue liée à l’enchainement des visites et des déplacements et les douleurs physiques liées au travail, les aléas techniques du matériel de travail indispensable comme la voiture, l’isolement de leur patientèle en zones rurales comme urbaines qu’elles sont souvent les seules à visiter chaque jour.

Concernant les médecins généralistes, nous avons dessiné le portrait d’un jeune médecin en zone rurale qui divise sa journée entre visites à domicile, visites en maison de retraite, consultations au cabinet avec une part de plus en plus importante de la charge administrative.

La bédé du masseur-kinésithérapeute, par la mise en narration d’un remplaçant qui vient faire la tournée avec lui, évoque les points positifs de son installation en campagne, mais également les charges qui reposent sur les quelques kinés pratiquant les VAD en zones rurales et les difficultés à se faire rembourser les frais si le patient est trop éloigné.

Pour les sages-femmes nous avons décidé de mettre en lumière l’impact de l’activité professionnelle sur la vie personnelle et familiale, avec le suivi des retours de maternité le week-end, ainsi que les temps de visite plus longs que pour les autres professions pouvant impliquer des difficultés de stationnement.

Concernant enfin les aides-soignantes, nous avons mis en dessin les difficultés relationnelles que représentent certaines prises en charge de soins, ainsi que la solidarité dans le service d’aides-soignantes qui existent même lors des VAD.

Illustration: Alexandra Lolivrel

AR. Quelles différences observez-vous entre les déplacements des soignants en métropole de Lyon et des mobilités en zones rurales ?

PP. Elles tiennent d’abord au mode de transport utilisé. Certes la voiture des soignants est le principal mode de déplacement, et ce quel que soit l’environnement du lieu d’exercice. Mais, alors que dans la métropole de Lyon, le voiture n’est pas toujours le mode de transport le plus performant, avec une préférence pour le vélo électrique ou la trottinette sur la colline de la Croix-Rousse notamment, en zones rurales, il n’existe aucune alternative possible compte tenu des distances importantes. Les enjeux concernent alors assez peu la congestion et le stationnement, comme dans la métropole lyonnaise, mais beaucoup plus la qualité des routes, les frais d’essence et d’entretien occasionnés par ce mode de déplacement, l’enchainement de domiciles souvent éloignés les uns des autres, et le fait de rouler trop vite pour « compenser » le temps passé en déplacement.

PD. Les soignants enquêtés en zones rurales ont également souvent mentionné les aléas climatiques ou autres, avec la neige et le verglas, la présence d’animaux sauvages pouvant provoquer des accidents et évidemment la fatigue liée au grand nombre de kilomètres parcourus.

AR. Il existe des effets liés aux territoires sur les conditions de mobilité et donc de travail. Quelles professions sont-elles les plus pénibles, dans votre enquête, de ce point de vue ?

PP. Chaque profession a ses difficultés propres, qui peuvent être liées aux kilomètres parcourus, au matériel à transporter, aux horaires minutés, à la nature du soin et à la responsabilité liée au soin qui incombe au soignant. C’est chez les médecins que la pression temporelle est perçue la plus fortement, alors que c’est la profession qui passe le moins de temps en visite à domicile. Les visites à domicile, souvent longues des sages-femmes, s’accordent mal avec les contraintes de stationnement payant, etc. Les aides-soignantes, qui dépendent des structures qui les salarient, ont peu de prise sur leur emploi du temps et sur l’enchainement des visites. Du point de vue des mobilités à réaliser, ce sont les infirmières libérales (on emploie le féminin ici car la profession compte seulement 15 % d’hommes) qui ont à gérer le plus de contraintes de mobilités car la VAD constitue le cœur de leur activité : longues distances parcourues enchainement de rendez-vous et fatigue induite, etc.

PD. Comme le dit Pascal, chaque profession a énoncé des difficultés spécifiques. Un point revenant assez fréquemment pour toutes les professions est la faible rémunération des VAD qui ne compense pas, selon les soignants libéraux, le temps passé sur la route et non en cabinet. Les différentes professions et en particulier les infirmières mentionnent un manque de reconnaissance de leurs activités, que ce soit en termes de valorisation financière mais également de reconnaissance des autorités de santé. Nombre d’entre elles parlent du sentiment accru de contrôle de la part des autorités sur les actes et les kilomètres déclarés. Les médecins généralistes et les masseurs-kinésithérapeutes évoquent l’augmentation de la charge des VAD dans des territoires ruraux qui pèse sur les soignants qui acceptent encore de se déplacer.

Illustration: Alexandra Lolivrel

AR. Quelles pistes de réflexion tirez-vous de ce projet, tant pour améliorer la vie des soignants que l’accès et la qualité des soins ?

PD. Plusieurs pistes émergent de ce travail : la répartition des soignants sur le territoire représente des enjeux forts. Travailler en zone sous-dotée renforce les difficultés : plus grandes amplitudes journalières de travail, moindres possibilités de remplacement temporaire (certaines infirmières doivent s’y prendre 10 mois à l’avance !), déplacements très importants qui peuvent parfois entraîner des problèmes de prise en charge par la caisse d’assurance maladie, et de façon globale, plus grande fragilité de l’armature de soins, une fragilité que l’on peut retrouver également dans les banlieues urbaines socialement défavorisées.

PP. Les incitations à l’installation n’ont pas toujours d’effet durable, il est important d’envisager des aides plus permanentes. De même les déplacements vers les domiciles constituent non seulement un coût monétaire pour les soignants mais également un coût d’opportunité (le temps consacré au déplacement ne peut être consacré au soin). Aussi est-il important d’en sécuriser le remboursement, au risque de voir de plus en plus de soignants se détourner de la visite à domicile lorsqu’ils ou elles en ont la possibilité.

AR. Finalement, pour ouvrir le sujet, pouvez-vous imaginer des moyens de substituer les mobilités automobiles des soignants par des mobilités actives (avec ou sans assistance électrique)?

PD. Une des problématiques conditionnant l’utilisation de la voiture réside dans le matériel à transporter. Nous avons suivi certaines soignantes se déplaçant à pied et portant de lourdes charges sur leur dos ou à bout de bras (je pense par exemple au moniteur de surveillance fœtal que les sage-femmes utilisent lors des suivis de grossesse pathologique), ce qui n’est pas sans occasionner des douleurs et troubles musculosquelettiques lorsque cette situation se répète.

PP. L’apparition de ces moyens de transport alternatifs à la voiture est déjà perceptible. En ville, dans les centres des plus grandes agglomérations, nombre de soignants privilégient le vélo, la trottinette, plus rapides, plus faciles à garer (et moins coûteux !) que la voiture personnelle. L’émergence des vélos et des trottinettes à assistance électrique ouvre de réelles opportunités lorsque les distances entre domicile ne sont pas trop longues. On voit même que certains soignants effectuent une partie de leurs visites à pied, même si cela est plus rare. Cela paraît beaucoup plus compliqué de voir se développer les mobilités actives dans les espaces peu denses, pour lesquels la voiture continuera encore longtemps d’être « le couteau-suisse » de la mobilité des soignants.

PD. En revanche, si la voiture demeure incontournable dans la plupart des lieux d’exercice en Auvergne — Rhône-Alpes, d’autre pistes existent pour limiter le besoin de mobilité des soignants, notamment en milieu rural. Depuis la crise Covid, nous voyons se développer de plus en plus la télémédecine, qui pose par ailleurs d’autres problématiques. En zones rurales, de plus en plus de soignants se regroupent en Communautés professionnelles territoriales de santé (CPTS) et créent des Maisons de santé pluriprofessionnelles (MSP). Ces lieux de soins ont pour vocation, entre autres, de concentrer en un seul lieu différents professionnels afin de favoriser leurs interactions dans la prise en charge des patients. Dans certaines zones rurales des soignants nous ont affirmé qu’ils souhaitaient ainsi créer une dynamique d’entraide et de coopération avec de futurs collègues, et ainsi lutter contre la désertification des soins. On voit aussi se mettre en place des transports peu onéreux pour acheminer les patients vers les MSP. La dynamique actuelle tend vers un regroupement des professionnels, à la fois pour l’amélioration de leurs conditions de travail et pour une meilleure prise en charge de la patientèle.

Dans un contexte général qui voit de fortes difficultés de remplacement des médecins partant à la retraite, couplé à un vieillissement de la population, un point d’attention doit être porté aux réticences croissantes à pratiquer des VAD. Une meilleure valorisation du temps passé et des soins pratiqués en déplacements pourrait aider à maintenir et sécuriser cette pratique et par là même garantir le maintien à domicile d’un grand nombre de personnes âgées.

Auteurs

Pascal Pochet est chargé de Recherche du Développement durable au Laboratoire d’Economie des Transports.

Pierrine Didier est docteure en anthropologie sociale et chargée de recherche à l’Université de Lyon.

Interviewer

Alexandre Rigal est rédacteur en chef d’Anthropocene2050.

Notes

* https://www.instagram.com/batlexloli/

** Voir Didier P., Pochet P., Zoubir A., Bouzouina L., Leysens T., Fassier J.-B., avec la participation de A. Lolivrel (2022), Mobilités spatiales et conditions de travail des soignants réalisant des soins à domicile en région Auvergne‐Rhône‐Alpes, Rapport Final du projet Santé-Mobilité, pour le compte du Labex IMU (Univ. Lyon — ANR) et de la CCMSA (Caisse Centrale de la Mutualité Sociale Agricole), Lyon, Laboratoire Aménagement Economie Transports (ENTPE — Univ. Lyon 2 — CNRS), UMRESTTE (Université Lyon I), 202 p. En ligne : https://halshs.archives-ouvertes.fr/halshs-03539863v1.

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L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.