Les liens ville-campagne réinterrogés à travers les nouvelles préoccupations alimentaires urbaines.

École Urbaine de Lyon
Anthropocene 2050
Published in
7 min readAug 30, 2019

Par Claire Delfosse, Professeure à l’Université Lyon 2

Photo : Claire Delfosse

Claire Delfosse, Professeure à l’Université Lumière Lyon 2 et directrice du Laboratoire d’études rurales, propose dans ce texte une lecture alternative par rapport aux théories qui considèrent que le modèle de l’urbain généralisé est désormais le seul pertinent pour décrire les territoires français. Elle cherche à montrer comment le maintien de la distinction conceptuelle entre ville et campagne, peut permettre d’analyser efficacement des logiques d’interdépendance et d’hybridation entre les espaces qui se développent actuellement en lien avec les enjeux liés à l’alimentation.

Depuis les années 2000, la question alimentaire redevient un enjeu sociétal et politique fort. Dans les grandes villes françaises, notamment, l’alimentation inspire des mouvements de consommateurs et politiques publiques. Il est question, entre autres, de la provenance et de la qualité des produits, de la proximité ou de l’éloignement de la ressource alimentaire et du degré d’autonomie des territoires urbains. L’alimentation des villes questionne, à nouveaux frais, les liens, avoués ou non, avec les campagnes proches ou plus éloignées. Tel est le contexte du nouveau « pacte » qui engage grandes villes françaises et campagnes nourricières.

Des liens anciens oubliés entre villes et campagnes nourricières.

Au XIXe siècle, les villes françaises avaient toutes des bassins maraîchers et laitiers, qui leur permettaient d’être approvisionnées en produits frais, et ce, avant le développement des chemins de fer et des nouveaux modes de conservation des denrées. L’approvisionnement alimentaire des villes passait, en priorité, par des marchés de plein vent. Ces marchés tissaient des liens entre les paysans des communes rurales proches et les habitants des villes.

À partir des années 1960–1970, les relations entre l’agriculture locale et les villes proches ont souvent été distendues, voire perdues. Le développement des grandes surfaces provoqua un déclin de l’activité des marchés, qui se maintinrent, néanmoins, comme une particularité régionale dans certaines villes, telles Paris et Lyon.

Or, depuis une dizaine d’années, les marchés alimentaires se développent à nouveau dans les villes et sont souvent considérés comme des lieux où il est possible d’acheter des marchandises de « qualité », dont on connaît la provenance, surtout s’ils sont vendus directement par des producteurs. La référence au local devient une façon de se rassurer sur la qualité des produits.

Cette tendance a conduit à la revalorisation de l’agriculture périurbaine dans sa fonction productive. Les villes mettent en œuvre des politiques de préservation des terres cultivées à l’intérieur de leurs intercommunalités, et favorisent l’installation d’agriculteurs, dont les produits sont écoulés en circuits courts en ville.

Le « pacte » entre villes et campagnes nourricières comporte, par ailleurs, un volet gastronomique qui revêt des enjeux importants. Sur le plan des relations avec l’extérieur, il s’agit de faire parler de la ville, d’attirer des touristes internationaux. Le tourisme gastronomique s’inscrit dans une dynamique de réseaux mondialisés. La gastronomie participe clairement du rayonnement culturel des villes.

Il existe également des enjeux internes : le bien manger étant associé à la qualité de vie, la gastronomie est un facteur d’attractivité résidentielle et économique. Elle permet, enfin, d’affirmer le rayonnement de la ville sur les campagnes environnantes et sur une aire d’influence régionale.

Des formes d’hybridation

L’attention croissante portée à la qualité alimentaire, par les habitants des villes, les amène à se préoccuper de l’agriculture, voire à pratiquer celle-ci au sein même du tissu urbain. L’intérêt pour l’alimentation se traduit, aussi, dans un intense mouvement associatif et d’économie sociale et solidaire, dont les réseaux transcendent souvent l’urbain et le rural et créent ainsi des formes d’hybridation.

Introduits, dans un premier temps, en France, pour maintenir des espaces verts dans les villes et créer du lien social dans certains quartiers, les jardins partagés deviennent désormais nourriciers. Les associations et collectivités territoriales tendent à encourager ces jardins et à en créer de nouveaux. Les campagnes accueillent, elles aussi, des jardins collectifs, inspirés par les initiatives urbaines, en lien avec l’arrivée de néoruraux.

Dans le même temps, l’agriculture n’est plus l’apanage des espaces ruraux : on parle, désormais en France, d’agriculture urbaine. On a pu l’entendre, pour l’agriculture pratiquée dans les espaces périurbains, favorisée depuis quelques années, comme nous l’avons vu, pour sa fonction nourricière. Mais plus récemment encore, cette pratique concerne, désormais, les espaces urbains mêmes, sous différentes formes : sur les sites délaissés, sur les toits, dans les sous-sols (redécouverte de la culture des champignons de Paris ; installation d’exploitations agricoles dans les anciens garages en sous-sol…) ; fermes circulaires ; projets d’immeubles agricoles ; projets associatifs, comme la ferme pédagogique de la Croix Rousse ; production de miel en ville.

Dans ce cadre, les réseaux entre urbain et rural, autour de l’alimentation, ne cessent de se développer, notamment par le biais des enjeux de biodiversité domestique : des associations, comme Semences paysannes, visent à collecter des variétés anciennes, chez des jardiniers amateurs, afin de les réutiliser parfois pour le maraîchage. Ces réseaux organisent aussi des trocs de semences et de graines entre urbains et ruraux. On peut citer également les vergers conservatoires et de maraude, initiés dans les espaces ruraux, mais qui se développent en ville, par le biais de différents réseaux et associations.

L’alimentation solidaire est également l’objet de réseaux qui, depuis l’urbain, investissent progressivement les espaces ruraux. Il est, ainsi, possible de prendre l’exemple du Groupement Régional Alimentaire de Proximité, coopérative créée à Lyon, qui a désormais pour ambition de développer, sous forme de SCOP en milieu rural, un lieu d’accueil pour des séminaires d’entreprises et des formations avec de la restauration ouverte au public (en s’approvisionnant en produits issus de circuits courts de l’agriculture paysanne et bio), et des activités autour de l’événementiel et l’animation locale.

Enfin, des liens urbain/rural se tissent autour du foncier. Des associations/fondations, comme Terres de Liens, mobilisent des capitaux de consommateurs (souvent ruraux) pour acheter des terrains agricoles et installer de nouveaux cultivateurs dans les espaces périurbains, mais aussi dans des campagnes plus éloignées.

Ces formes d’hybridations illustrent, non seulement la diffusion des préoccupations autour de la qualité alimentaire, et les divers enjeux sociétaux et économiques que revêt celle-ci, mais aussi les mobilités entre ville et campagne.

Des politiques françaises qui favorisent ces liens

L’alimentation devient, aujourd’hui, une véritable préoccupation politique et suscite des stratégies territoriales, dont certaines sont soutenues par des programmes de l’État et de l’Europe. Ces politiques renforcent les liens entre urbain et rural, autour de l’alimentation.

Les parcs naturels régionaux (PNR) ont, très vite, pour certains d’entre eux, travaillé sur l’alimentation, notamment par le biais de la valorisation des produits de terroir, destinés essentiellement à la consommation de citadins proches et éloignés. Ils ont également créé des fêtes autour de ces produits, qui sont autant d’occasions de faire venir les citadins dans les parcs.

Plus récemment, des programmes ont, par exemple, été menés entre les PNR, les chambres d’agriculture et les agglomérations adhérentes de Terres en villes, une association qui vise à promouvoir les cultures périurbaines, en lien avec les intercommunalités. Ainsi, le parc de Brière a contribué à la valorisation de la viande produite sur son territoire, en faveur des consommateurs de la métropole de Nantes-Saint-Nazaire.

Depuis la loi d’avenir pour l’agriculture, l’alimentation et la forêt de 2014, le ministère en charge de l’agriculture a mis en place une procédure dénommée « Projet alimentaire territorial » définie comme : “Un ensemble d’initiatives territoriales coordonnées dans une stratégie globale à l’échelle du territoire”. Un tel projet sert à travailler sur la reterritorialisation de l’alimentation, à rapprocher les différents acteurs de la chaîne alimentaire “du producteur au consommateur, en passant notamment par les transformateurs, les distributeurs ou encore les restaurateurs”. (source : Ministère de l’agriculture). Au départ, les PAT étaient surtout portés par les intercommunalités des métropoles. Aujourd’hui, ils tendent à se développer dans les agglomérations des villes moyennes et à se diffuser également en milieu rural.

Les PAT tendent, de plus en plus, à associer urbain et rural. En effet, les intercommunalités exclusivement rurales ne peuvent penser leur politique alimentaire, sans les liens avec les villes proches où se trouvent les grandes zones commerciales en demande de produits locaux. Des métropoles ont également initié des collaborations avec les territoires ruraux voisins, dans le cadre de l’élaboration de leur stratégie alimentaire : le Grand Lyon en constitue un bon exemple. On pourrait citer, en outre, les projets de la métropole grenobloise avec les PNR voisins.

Les récentes réformes territoriales, la loi NOTRe de décentralisation notamment, favorisent ces liens entre urbain et rural du point de vue alimentaire. Il est encore trop tôt pour dresser un bilan, mais l’on peut imaginer que la création de vastes communautés d’agglomération, associant une ville moyenne et un grand nombre de communes rurales, va favoriser la territorialisation des politiques alimentaires à cette échelle.

Entre ville et campagnes nourricières, le « pacte » apparaît ainsi en cours de renouvellement. Il s’inscrit dans une authentique dynamique de développement de liens inédits entre ville et campagne, cette dernière étant encore rarement reconnue comme un acteur à part entière par la ville, qui préfère des notions indirectes telles que « local », « proximité », « identité » ou « durabilité ». En outre, les politiques alimentaires, dédiées aux habitants des campagnes, restent néanmoins encore trop souvent absentes.

Juin 2019

Pour continuer sur le thème : « La ville cultivée », avec Claire Delfosse, Augustin Rosenstiehl et Alexandra Pech, Mercredi de l’Anthropocène du 12 juin 2019, Ecole Urbaine de Lyon. Lien vers le podcast : https://www.sondekla.com/user/event/9806

Texte édité par Lucas Tiphine, chercheur post-doctoral à l’Ecole Urbaine de Lyon.

English summary : Claire Delfosse, Professor at Université Lumière Lyon 2 and director of the Laboratory of Rural Studies, offers an alternative reading in relation to theories that consider that generalized urbanization is now the only relevant one to describe the French territories. Her article aims at showing how the maintenance of the conceptual distinction between city and countryside can efficiently describe the logics of interdependence and hybridization between spaces of food production and new consumption habits (please contact the editorial team for further translation help).

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Anthropocene 2050

L’École Urbaine de Lyon (EUL) est un programme scientifique « Institut Convergences » créé en juin 2017 dans le cadre du Plan d’Investissement d’Avenir.