Les montagnes qui bougent de Marina Caneve
Par Danièle Méaux
Les 13, 14 et 15 octobre 2021 se tiendra, à Saint-Étienne, le colloque international « Arts Contemporains & Anthropocène », coorganisé par l’École Urbaine de Lyon, l’Unité de Recherche ECLLA (Université Jean-Monnet), l’École Supérieure d’Art et de Design de Saint-Étienne, la Cité du design, l’École Nationale Supérieure d’Architecture de Saint-Étienne, le projet A.R.T.S, le Musée d’art moderne et contemporain de Saint-Étienne Métropole, le Lieven Gevaert Centre for Photography, Art and Visual Culture (Université catholique de Louvain / Université de Leuven) et l’Université de Gênes. Une exposition accompagnera ces trois journées de rencontre et de débat.
En préambule de cette manifestation, chaque mois, seront présentées ici des œuvres qui engagent la réflexion à ce sujet.
Are they Rocks or Clouds ? de Marina Caneve (2020) évoque la manière dont les habitants de la montagne vivent avec leur environnement, avec le souvenir des catastrophes passées et la menace de celles qui les attendent. Ce livre de photographies se présente tout à la fois comme une enquête et comme une méditation poétique sur la relativité de nos existences face à la nature et à ses temporalités.
Les « Cinque Torri » sont un complexe montagneux qui appartient à la chaîne des Dolomites d’Ampezzo. Certaines de ces tours ‒ qui ne formaient autrefois qu’un seul bloc ‒ se sont éboulées récemment, d’autres il y a plus longtemps, tandis que d’autres le feront assurément dans le futur. Ces mouvements tiennent à l’action de la gravité, du climat et des forces géologiques ainsi qu’à la présence dans le sous-sol d’une importante couche argileuse, entraînant un glissement des roches (qui peut être lent et constant ou encore brutal). La perception de ces altérations dépend de la distance qui nous en sépare : les écroulements qui se sont produits dans un passé lointain se noient dans une sensation de stabilité, tandis que les éboulements récents sont vécus comme de terribles accidents.
L’ouvrage de Marina Caneve réunit des photographies de montagne en couleur (réalisées par la photographe) attestant de glissements de terrain récents et des reproductions de vues d’archive en noir et blanc renvoyant à des catastrophes passées. De page en page, certains clichés se répètent, témoignant du caractère constant ou cyclique de ces événements, ainsi que de la mémoire longue dans laquelle ils s’inscrivent. Le montage des différentes images suggère (presque à la manière de la chronophotographie) les mouvements qui font constamment évoluer les formations rocheuses. Des vues de personnes signent également la présence, dans ces contrées montagneuses, d’habitants que ces évolutions, lentes ou rapides, affectent nécessairement. Dans les photographies, ces individus souvent scrutent, depuis leur fenêtre, les massifs montagneux, comme pour y déceler les présages de catastrophes à venir. Des gros plans montrent des instruments destinés à mesurer les mouvements des roches, tandis que d’autres clichés montrent des installations (grillages, pitons, colmatages de béton…) servant à contenir l’érosion du sol. À la fin du livre, se trouvent collectées des paroles d’habitants qui évoquent des catastrophes vécues.
Tous ces éléments, qui s’entrecroisent en un dispositif complexe, renvoient à la petitesse humaine face aux phénomènes géologiques et à la nécessité de « faire avec » le dynamisme des roches et des sous-sols. Par sa forme même, le livre conduit à méditer sur la relation qui peut se nouer entre les hommes et la montagne. Par le passé, les habitants de ces massifs détenaient une sorte d’habileté intuitive : ils connaissaient les endroits où le terrain pouvait glisser, savaient lire les signes que dispensait la montagne, localiser les sources ou les minerais. Ils entretenaient un lien intime avec les phénomènes géologiques et naturels. Les morts causés par certains désastres se trouvaient transformées en mythes qui structuraient une mémoire collective. Mais ce contact s’est aujourd’hui érodé : une approche prédatrice des ressources et des territoires, une conception fragmentée du temps ont modifié la sensibilité des hommes à l’égard de la montagne. Cet éloignement engendre de mauvaises estimations des phénomènes, de sorte que les gens sont désorientés et finissent par occuper des espaces dangereux ; les transformations naturelles sont dès lors conçues comme des risques à dompter au moyen d’une technologie dont l’omnipotence n’est qu’illusoire (surtout quand elle est coupée de l’expérience vécue) et qui requiert une maintenance exténuante. Face à cela, les invitations au respect de la montagne ne sont qu’exhortations moralisatrices.
L’ouvrage de Marina Caneve ‒ dont le titre est tiré de Montagnes de verre de Dino Buzzati ‒ invite à comprendre l’effondrement comme partie intégrante de la vie des Dolomites. Poème lyrique minutieusement documenté (et il ne s’agit pas là d’un oxymore), il se fait invitation à un contact restauré avec la vie des roches qu’il s’agit, somme toute, de réintégrer dans une histoire et une culture.
Par Danièle Méaux
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